Le 06 juin 2019, les dirigeants russe et chinois publient une déclaration commune «sur le développement du partenariat stratégique général pour la collaboration dans une nouvelle ère ». Le document, à visée générale, ne propose pas de nouvel axe de coopération, mais réaffirme les principaux aspects de l’entente initiée à la fin des années 1990, et souligne ainsi le succès de vingt années d’un partenariat pragmatique et efficace sur trois principaux points :
• Les deux Etats réaffirment leur volonté de travailler ensemble à la résolution des «problèmes régionaux », et mettent ainsi l’accent sur la dimension régionale de leur coopération. Depuis la fin des années 1990, la Russie et la Chine se sont appliquées à développer un partenariat régional, amorcé par la résolution de leur conflit frontalier, dont les négociations, entamées dès 1989, n’ont abouti qu’en 2005, notamment en raison de l’opposition virulente de la population et des élites politiques locales russes concernées par le nouveau tracé frontalier. La création en 1996 du groupe de Shanghai, réunissant initialement la Chine, la Russie, le Tadjikistan et le Kirghizstan, devenu en 2001 l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) que l’Ouzbékistan rejoint la même année, et la signature, encore en 2001, du traité de bon voisinage et de coopération amicale, encadrent cette nouvelle dynamique régionale, articulée principalement autour de la sécurité, puis de la coopération économique. En effet, tant la Chine que la Russie craignent alors que les facteurs d’instabilité en Asie centrale , notamment les conflits frontaliers, la guerre civile au Tadjikistan, le trafic de drogue et l’arrivée des Talibans en Afghanistan ne portent atteinte à leur propre sécurité.
La coopération militaire régionale prend ainsi son essor au début des années 2000, via l’OCS mais également au niveau bilatéral. Ainsi, en 2005, la Russie et la Chine organisent un exercice militaire conjoint, dont l’ampleur, inédite, inquiète les acteurs occidentaux : les manœuvres, qui mobilisent 8 800 hommes (dont 7 000 Chinois) 17 avions, 140 navires de guerre et sous-marins , débutent à Vladivostok et se terminent dans l’est de la Chine, en mer Jaune. La coopération régionale inclut également une amélioration des relations économiques. Russie et Chine ont, en vingt ans, modelé l’Asie centrale via différentes organisations de coopération économique régionale, et le document signé en 2019 souligne le soutien mutuel de la Russie et de la Chine à ces projets régionaux multilatéraux : la Russie soutient ainsi le projet chinois des routes de la soie, ayant vocation de structurer le marché international autour de la Chine, dans lequel l’Asie centrale détient une position-clé et dont la Russie espère également profiter, et la Chine affirme soutenir le processus d’intégration de l’Union économique eurasiatique (UEEA), lancée en 2015 par la Russie, le Kazakhstan, le Kirghizstan, l’Arménie et la Biélorussie. L’articulation efficace de ces projets doit permettre l’essor du grand partenariat eurasiatique, que le président Poutine a proposé en 2016 et a également ouvert à tous les pays européens, y compris ceux de l’Union européenne.
• Le document met également l’accent sur la profondeur des relations bilatérales, qui se traduit par des liens économiques et diplomatiques étroits. La Russie et la Chine ont atteint un niveau sans précédent d’échanges commerciaux, de moins de 10 milliards de dollars en 2000 à plus de 100 milliards de dollars en 2018. Le souci d’entretenir et de développer les relations se manifeste au plus haut niveau, et les dirigeants russe et chinois se déplacent très régulièrement en visites officielles respectivement en Chine et en Russie . L’entente russo-chinoise, qui s’accompagnerait d’une entente personnelle entre les deux dirigeants, se manifeste par la concordance des points de vue sur de nombreux sujets régionaux et internationaux.
• Enfin, le document revient sur le soutien au multilatéralisme sur la scène internationale, thème omniprésent de la coopération russo-chinoise, à tous les niveaux. Derrière ce soutien au multilatéralisme et au principe de non-ingérence , l’un des fondements de la « Déclaration commune russo-chinoise sur un monde multipolaire et l’instauration d’un nouvel ordre international », signée en 1997, s’exprime l’opposition des deux Etats à l’hégémonie américaine, rarement voire jamais citée spécifiquement, mais toujours visée. Depuis le début du XXIe siècle, la Russie et la Chine, mettant à profit leur siège au conseil de sécurité de l’ONU, ont régulièrement pris position contre les velléités américaines d’interventions à l’étranger, quels qu’en soient les motifs.
A l’aube de la décennie 2020 et en soixante-dix ans de relations diplomatiques, les relations russo-chinoises ont ainsi atteint un stade inédit. Les deux Etats ambitionnent de créer de nouvelles normes et organisations mondiales remettant en cause le système international érigé par les pays occidentaux après le second conflit mondial et sont devenus des partenaires stratégiques présentant un front uni sur plusieurs dossiers internationaux. Ces manœuvres sont interprétées aux Etats-Unis comme une menace directe à leur puissance : « In this context, Russia and China are our most stressing competitors. They have developed and are continuing to advance military systems that seek to threaten our advantages in specific areas. And in some case, they are developing weapons and ways of wars that seek to achieve their objectives rapidly, before they hope, we can respond . » Cette dynamique est considérée comme l’un des principaux moteurs de ce qui est appelé le triangle stratégique entre la Russie, la Chine et les Etats-Unis. Dans un contexte d’instabilités internationales récurrentes, et notamment dans le cadre de la montée des tensions, depuis quelques années, entre la Chine et les Etats-Unis d’une part, la Russie et les Etats-Unis d’autre part, la compréhension de leurs relations est devenue un élément essentiel à l’interprétation et l’analyse, voire à l’anticipation des enjeux internationaux contemporains et la compréhension du « risque géopolitique».
Le concept de triangle dans les relations internationales et en géopolitique, discipline choisie pour ce travail de recherche, est devenu particulièrement populaire ces dernières années. Illustrant notamment l’influence que les relations entre deux Etats peuvent exercer sur leurs propres relations avec un troisième, il témoigne ainsi de la complexification des relations dans un espace mondialisé. Il est notamment évoqué pour qualifier les relations entre la Chine, les Etats-Unis et Taiwan ; la Chine, les Etats-Unis et l’Amérique latine ; la Chine, la Russie et l’Inde ; la Russie, l’Europe et les Etats-Unis. Présenté comme un concept évident, simplement relatif au nombre d’Etats participant au scénario et à leur interdépendance, le triangle dans les relations internationales fait pourtant l’objet de peu d’analyses théoriques.
Le qualificatif stratégique est sujet à la même impression d’évidence : il est peu d’analyses qui s’étendent sur la dimension stratégique de tel ou tel triangle. Si le terme relève traditionnellement de ce qui est lié à la sphère militaire et au conflit armé, il est assimilé aujourd’hui à ce qui est structurant, essentiel, liés aux intérêts les plus fondamentaux d’un Etat. Le terme semble surtout désormais être employé en lien avec la sécurité nationale et les intérêts essentiels d’un Etat. Dans le cadre d’un triangle, le terme stratégique peut être employé à deux niveaux : le triangle est stratégique car il est essentiel dans la stratégie de chacun des trois acteurs ; autrement dit, les deux autres partenaires du triangle sont incontournables pour le troisième. Un triangle peut également devenir stratégique en raison de son impact sur la scène internationale ; les interactions entre trois Etats, confrontations ou coopérations, peuvent déterminer la stabilité ou l’instabilité de régions du monde, et ainsi devenir stratégiques pour cet espace.
Le 14 février 1950, quelques mois après la révolution chinoise et l’instauration d’un régime communiste, la nouvelle République populaire de Chine (RPC) et l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) signent un traité « d’amitié, d’alliance et d’assistance mutuelle ». Le nouveau pacte sino-soviétique fait écho au discours de Mao Zedong durant l’été 1949 célébrant les vingt-huit années d’existence du parti communiste chinois, dans lequel il confirme son choix de « pencher du côté du socialisme », par opposition à la proximité du régime de Tchang Kaï-chek avec les Etats-Unis et « l’impérialisme » : « Internationally, we belong to the side of the anti imperialist front headed by the Soviet Union, and so we can turn only to this side for genuine and friendly help, not to the side of the imperialist front ». A l’avènement de la RPC, le régime de Mao est isolé sur le plan international, reconnu uniquement par les Etats communistes, et c’est à Taiwan que revient le siège permanent au conseil de sécurité de l’Organisation des nations unies. Ces évènements marquent l’émergence du concept de triangularité des relations URSS, Chine et Etats-Unis. Toutefois, au regard de la faiblesse de la Chine comparée à l’URSS et aux Etats Unis, et de son poids très faible dans les relations internationales, le triangle demeure une représentation théorique sans grande application pratique .
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