La mesure fait l’objet de références, au quotidien comme dans l’enseignement, dans un cadre ambigu. Le terme « longueur » par exemple, fait référence à l’objet à mesurer, à sa mesure dans une unité de mesure donnée ainsi qu’au concept de longueur lui-même. Les mesures sont liées à plusieurs objets conceptuels abstraits et fins ; elles font appel aux mathématiques, à la physique, ainsi qu’à l’idée que l’on s’en fait dans la vie de tous les jours. Ces concepts sont non seulement très imprégnés du quotidien, mais également fortement interdisciplinaires. Les unités de mesure interviennent dans ce contexte pluriel ; mesurer revient à mobiliser une forme de relation entre grandeurs et leur équivalent dans le monde des nombres. Quelle est la place des unités de mesure dans ce cadre ? L’objet de ma recherche consiste en deux objectifs complémentaires :
• la mise en valeur de la réalité plurielle des concepts liés aux unités de mesure, en n’aplatissant pas la diversité de ces approches scientifiques, mais au contraire, en articulant les différents points de vue.
• l’étude des liens et apports réciproques entre histoire des sciences et didactique, de la recherche jusqu’à la classe ; et ce à travers l’orientation particulière donnée par la rencontre avec des travaux récents, en histoire des sciences comme en didactique.
Je tenterai de dégager également quelques conséquences pratiques immédiates de cette étude, à utiliser par exemple dans une future ingénierie. Je m’inscris dans le cadre particulier du projet ERC « SAW ». L’un des objectifs de ce projet européen d’histoire des sciences était de donner accès à la diversité de pensée mathématique, notamment dans les sources anciennes en cunéiforme, sanskrit et chinois. Agathe Keller, Karine Chemla et Christine Proust, ont dirigé chacune une partie de mes travaux de recherche. Les questions qui ont orienté mon travail en début de thèse étaient relatives à l’apport de l’histoire des sciences dans l’enseignement, en particulier les approches que l’on qualifie de « conceptuelles » ainsi que les approches liées à la « nature des sciences ». En effet, des hypothèses partagées entre chercheurs en histoire des sciences comme en didactique concernent l’utilisation de l’histoire pour l’enseignement des mathématiques selon les idées suivantes, que je représente ici schématiquement :
-l’histoire des sciences comme levier didactique pour travailler sur des problèmes conceptuels, des difficultés liées à l’épistémologie, à la complexité ou à la pluralité des concepts
-l’histoire des sciences pour travailler sur la nature des mathématiques, au service d’une vision des mathématiques comme non dogmatiques, présentant plusieurs réponses possibles, n’ayant pas toujours existé telles quelles. Un autre aspect m’intéressait également, en lien avec la complexification des mots « culture » et « progrès » :
-l’histoire des sciences pour travailler sur l’image des sciences : des sciences accessibles, qui ne sont pas le fruit d’un génie solitaire ; qui ne se situent pas non plus au terme de leur développement, comme à l’apogée du progrès. Le travail sur la notion de « culture mathématique » entre aussi en jeu : il s’agit de montrer qu’il n’est pas possible d’employer un seul terme pour une même zone géographique donnée pendant 5000 ans. Ce travail implique également de montrer qu’un même acteur puisse appartenir à plusieurs cultures mathématiques (mathématiques savantes, des marchands, etc.).
J’expliquerai en détails l’évolution de mes questions de recherche (voir 1.2 p.20). Voici la méthode que j’ai choisi de suivre :
• j’ai réalisé une étude (historico)-épistémologique liée à la mesure, dans le calcul de l’aire du carré et du rectangle, dans plusieurs contextes historiques. Il s’agit d’une sélection de textes anciens visant à appréhender la diversité des concepts liés au calcul d’aire.
• j’ai réalisé une expérimentation en classe basée sur cette recherche, dans le cadre d’une ingénierie didactique (Artigue, 1989).
Il s’agit d’une méthodologie de recherche en plusieurs étapes :
-l’analyse (historico)-épistémologique citée ci-dessus, qui a pris une forme particulière pour moi, je l’expliquerai en détail dans l’historique de ma démarche (voir 1.2 p.20). Dans le cadre didactique, cette analyse vise traditionnellement à appréhender les difficultés possibles des élèves, liées à la richesse conceptuelle des objets enseignés.
-l’analyse préalable à l’expérimentation en classe, qui consiste en une étude du terrain sur lequel va être menée l’expérimentation. Dans mon cadre de travail je l’ai interprétée comme une analyse des travaux de didactique de référence et du savoir savant à enseigner . Je l’ai croisée avec mon analyse historicoépistémologique. Cette analyse croisée a permis d’intégrer les réflexions permises par les textes historiques dans :
-l’observation de manuels scolaires de CM2 sur l’aire du carré et du rectangle
-la constitution d’une expérimentation en classe de seconde sur l’aire du carré et du rectangle, utilisant l’histoire pour revenir en profondeur sur des concepts déjà connus
-l’analyse a priori et l’analyse a posteriori. L’analyse a priori consiste en la description des hypothèses portant sur les effets possibles du protocole mis en place. Dans mon cas, il s’agit de la constitution d’une séquence d’histoire des sciences, avec documents écrits à l’appui, et de protocoles pour les entretiens avec les élèves. L’analyse a posteriori consiste en l’utilisation des traces écrites ou des transcriptions pour confronter les résultats du terrain avec l’analyse a priori.
Ces questions m’ont amenée à en soulever une nouvelle : celle de l’apport des outils de didactique à l’analyse historique. J’ai ainsi ajouté, avec l’aide de la didactique, une analyse historique de tablettes de Mésopotamie provenant de Nippur.
L’idée que l’histoire puisse être intéressante pour l’enseignement des sciences n’est pas nouvelle. D.E. Smith (1900) par exemple, qui a participé à la création des premiers rassemblements internationaux en didactique des mathématiques, avait une réflexion engagée sur le sujet. L’originalité de mon travail se situe dans la forme d’interdisciplinarité choisie. En effet, il s’agit ici de prendre en compte les contraintes disciplinaires de l’histoire des sciences comme de la didactique, et de les utiliser à profit, pour éclairer les concepts.
1 INTRODUCTION |