Voilà 323 ans, un nattier mourait à Perpignan. Comme la plupart des « petites gens», sa vie n’a laissé aucune trace dans les livres d’histoire et il resta jusqu’à aujourd’hui, un inconnu. Le hasard d’un dépouillement a permis de mettre au jour les cahiers que tenait un peseur au poids du roi du nom de François Millet i Català. Ce premier corpus composé de treize cahiers et deux livres sont conservés dans la série des entrées extraordinaires des archives départementales des Pyrénées Orientales. La provenance de ces documents est inconnue. Les formats des documents sont différents en fonction du type : le cahier mesure en moyenne 16 sur 21 centimètres et les livres 16 sur 26 centimètres. Deux institutions fiscales sont rattachées à ces documents, le poids du Roi et la leude. Le premier est un droit de pesage obligatoire sur certaines marchandises assujetties et le second une taxe perçue à l’entrée d’une ville ou au passage de certaines marchandises dans un périmètre fiscal précis. Les cahiers possèdent une structure plus ou moins identique qui se présente sous forme de paragraphes. Chacun de ces paragraphes indique la date, le nom du vendeur, le nom de l’acheteur, le nombre de contenants, le contenant (ou volume) et le type de marchandise, le poids total, le poids « net » et à droite en marge la redevance. Certaines de ces informations peuvent être manquantes ou différentes en fonction du type de cahier. En effet, deux cahiers concernent la leude, le restant concerne le poids du Roi et les informations contenues peuvent varier entre les deux types de documents. L’ensemble de la documentation est en catalan et il en est de même pour les unités de poids qui sont en quintar, rova et lliura (poids de Perpignan) sauf pour le cas de la leude. Sur la page de couverture du plus ancien des cahiers est indiqué que François Millet i Català aurait reçu le travail de peseur au poids du Roi par l’intermédiaire de François de Sagarra. C’est la seule et unique indication « biographique » que nous avons contenue dans ces cahiers. Que peut-on exploiter par l’étude de ces cahiers ?
D’autres cahiers de fiscalité ont été étudiés il y a plus d’une décennie et ont apporté un renouveau dans la perception des échanges transfrontaliers . Les registres de fiscalité, principalement indirecte, sont plutôt rares dans les Pyrénées centrales et orientales, mais se retrouvent en abondance dans l’ouest . Les quelques registres retrouvés ont fait l’objet d’études, par exemple celle d’Annie Brives Hollander qui a démontré l’intérêt de ce type de sources pour revoir les pratiques et les flux commerciaux dans les Pyrénées centrales du XVIIe siècle. De nombreux travaux , dont son article sur les cahiers aragonais de Sallent (1636), de Torla (1642) et de Canfranc (1642) a permis de tirer des conclusions très intéressantes . Elle a démontré tout d’abord que des flux étaient importants qui traversaient l’Aragon. Ensuite, que les saisons n’ont pas d’incidence importante sur le commerce. Le contexte, en particulier la guerre, a, « paradoxalement », pu stimuler le trafic. Néanmoins, même s’il est possible de voir des flux de marchandises, il lui a été difficile de savoir la provenance des acteurs marchands. Étaient-ils toujours mobiles? Avaient-ils élu domicile dans les lieux de commerce ? Étaient-ils riches ? A la différence des cahiers d’Annie Brives Hollander, la fiscalité étudiée ne se situe pas à une frontière politique, mais dans une frontière fiscale d’une ville, à Perpignan, qui n’est pas limitrophe d’une frontière politique. Si les informations contenues peuvent différer sur certains points, les cahiers de François Millet i Català permettent aussi de réaliser une étude quantitative et sérielle, mais également qualitative. En effet, les cahiers contiennent plus de 453 folios, soit plus de 4 497 pesées (ou paragraphes), 213 vendeurs et 203 acheteurs différents, sur une période de plus de dix-sept années. Il est alors possible d’étudier les fluctuations dans le commerce sur une « longue période » ce qui n’a pu être possible pour l’étude d’Annie Brives Hollander, ses sources lui permettant seulement de travailler sur une année. Grâce aux informations qualitatives contenues dans les cahiers de François Millet i Català, par l’intermédiaire des noms des vendeurs et des acheteurs par exemple, il serait possible de suivre les relations entre acteurs et de recréer des réseaux commerciaux tant à l’échelle humaine, micro, qu’à l’échelle macro/méso, en tentant de voir les effets de la frontière pour enfin tenter de mesurer les effets du contexte sur la frontière et le commerce. L’auteur des cahiers, par l’étude de sa trajectoire personnelle, permet également d’aborder la question sous un autre angle.
Après plusieurs dépouillements, il s’est avéré que l’étude de la trajectoire personnelle de ce peseur ne pouvait se substituer à l’étude des cahiers. Sa vie révèle de nombreux événements survenus durant le XVIIe siècle, entre la guerre et le changement de souveraineté. Son réseau de sociabilité, son réseau professionnel, ses relations politiques lui ont autorisé une mobilité sociale ascendante. C’est également la perception par un homme de la société dans laquelle il vit, à travers le prisme de ses nombreux procès et des auditions auxquelles il fut soumis, qui ont permis de dessiner la conscience de lui-même dans la société. Avant d’aller plus loin, il est nécessaire de revenir sur la manière dont sa vie a été découverte par les dépouillements. Une méthode a largement influencé la manière de présenter le personnage, l’enquête.
La méthode de l’enquête s’est développée en même temps que la microhistoire, c’est-àdire dans les années 1980 et cette méthode s’est enrichie depuis une quarantaine d’années. Cette historiographie s’est créée en « s’opposant » à l’histoire quantitative, sérielle qui laissait l’acteur dans l’oubli. L’étude de Carlo Ginzburg, le « fromage et les vers », est le premier ouvrage emblématique qui a permis de penser une nouvelle manière de faire l’histoire, à une échelle microhistorique. Cet ouvrage suggère de découvrir un meunier du Frioul au XVIe siècle attaqué en procès par l’Inquisition pour ses idées et plusieurs ouvrages interdits qu’un simple meunier ne devrait pas posséder. C’est alors, par l’intermédiaire principalement de procès, que Carlo Ginzburg propose de recréer la trajectoire personnelle de Menocchio. Patrick Boucheron, auteur de la préface du « Fromage et les vers », indique qu’à partir de cet ouvrage, Carlo Ginzburg avait adopté pour ses autres livres « la forme de l’enquête » qui met « en scène l’historien dans son travail d’interprétation, ne celant rien de ses difficultés et convoquant l’une après l’autre les hypothèses susceptibles de les faire avancer dans sa lecture du document » . Pour autant Carlo Ginzburg n’a pas été le seul promoteur de cette nouvelle historiographie, il est, avec Carlo Poni, Edoardo Grendi et Giovanni Levi, l’un des fondateurs.
L’idée de Carlo Poni et de Carlo Ginzburg était de prendre un personnage et d’étudier à partir de ce dernier une trajectoire qui révèlerait des complexités sociales. C’est en jouant sur les échelles qu’il serait possible de faire apparaitre une « classe d’objet spécifique » . La microhistoire proposait également une alternative à l’histoire sociale. Contrairement à l’anthropologie, la question de la remise en contexte reste centrale pour comprendre si certains hoix ont pu être motivés ou non. Cette méthode privilégie les acteurs « sociohistoriques » et la « logique de leur action plutôt que les systèmes », en mettant en lumière la ou les « trajectoire-s individuel les » et les « choix qu’il est possible de reconstruire ». Si la microhistoire propose un « petit objet », elle n’est en rien une « petite histoire ». C’est par un jeu d’échelle « empirique » qu’elle propose de faire ressortir toute la complexité et de comprendre alors les jeux de sociétés et d’acteurs. En France la microhistoire a principalement été introduite par Jacques Revel à travers son ouvrage emblématique Jeux d’échelles. La microanalyse à l’expérience. L’observation qu’il propose se situe au « ras du sol », en réduisant la focale sur des objets et des moments précis qui permettent de dévoiler une multiplicité de champs sociaux, économiques, politiques voire même culturelles. La vie d’un homme ne se résume pas seulement à son travail, à sa famille, à ses relations sociales ou encore à son implication dans la vie religieuse, mais à un ensemble qui, au cours d’une vie, ne cesse de changer et d’évoluer. C’est d’ailleurs le cas de notre « héros », François Millet i Català qui a vécu dans un XVIIe siècle troublé.
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