Des casques blancs sur le Plateau des Herbes

Au sud de l’Indochine, aux confins du Vietnam, du Cambodge et du Laos vivent des groupes aborigènes. Les Mnong, les Jaraï, les Brao, les Tampuon, les Rhadés etc., forment une véritable mosaïque ethnique et linguistique. Les ethnologues des années 1950 les ont appelés Proto-indochinois, car ils sont, en général, considérés comme les descendants directs des premiers occupants de la péninsule. Cette assertion mériterait d’être nuancée. On ne sait pas grand chose de l’arrivée des Austronésiens et des Austro-asiatiques dans la région. L’origine des autochtones des hautes terres du sud de l’Indochine reste ainsi mal connue. Rien ne permet d’affirmer que les Mnong ou les Stieng et a fortiori les Jaraï étaient présents en tant que groupes distincts avant les Khmers, les Viet ou les Chams. Néanmoins, au-delà de la réalité historique, ils se considèrent et sont considérés comme aborigènes des espaces qu’ils occupent. Leurs territoires sont centrés sur la chaîne annamitique et les hauts plateaux qui la prolongent au sud et s’étendent dans les plaines à l’ouest et au sud des zones de relief. Ce sont des gens des hautes terres dans le sens où, même lorsqu’ils occupent des plaines de basses altitudes, leurs territoires apparaissent relativement isolés et reculés.

Aucun terme disponible n’est réellement satisfaisant pour désigner ces populations. « Montagnards » renvoie par trop aux troupes coloniales et correspond bien mal à la réalité géographique. De plus, cette appellation a pour effet de nier l’existence de peuples des hautes terres, dans le sens de terres reculées, n’étant ni cham, ni khmer, ni viet, ni lao, vivant dans les plaines au sud et à l’ouest des hautes terres, au sens de terres au relief accentué. Surtout « montagnards » sous-entendrait une relation forte avec un environnement montagneux alors que l’étude de ces peuples montre plutôt une relation étroite avec la forêt. « Proto-indochinois » ne sera utilisé que lorsque nous aurons besoin d’un terme regroupant les habitants des hautes terres dans une dénomination « ethnique » collective, qui pouvait d’ailleurs n’avoir aucun sens pour les principaux intéressés.

Ces aborigènes entretiennent de longue date des relations avec les peuples des plaines, Vietnamiens, Siamois, Laotiens, Cambodgiens, Chams. Ces derniers les appellent Moï, Pnong, ou Kha, termes péjoratifs signifiant « sauvages » ou « esclaves ». A partir du milieu du XIXe siècle, les peuples aborigènes du sud de l’Indochine se sont trouvés confrontés à de fortes pressions sous l’emprise d’une part des expansionnismes vietnamien, siamois et dans une moindre mesure cambodgien, et d’autre part de l’impérialisme colonial français. Les territoires qu’ils occupent sont rattachés administrativement à des Etats dont les centres se trouvent dans les plaines rizicoles, l’ensemble étant placé sous domination française dans le cadre de l’Indochine française. Cette situation implique la fin de l’indépendance de ces peuples et le début de profonds bouleversements de leurs cultures et de leurs sociétés. Ces bouleversements peuvent être considérés comme un mouvement d’acculturation dans la mesure où ils sapent les fondements mêmes de ces sociétés. Les guerres de la seconde moitié du XXe siècle sont venues à bout des velléités de résistance des aborigènes. Ils constituent toujours des groupes humains distincts culturellement et linguistiquement des peuples majoritaires des Etats auxquels ils sont rattachés, mais hormis dans certains villages reculés, le processus d’acculturation sur le modèle du peuple dominant est très avancé.

La thèse présentée ici porte sur une époque charnière pour l’intégration des hautes terres au Cambodge, au Vietnam et au Laos, et plus largement au monde global, avec la période coloniale. Les dates butoir choisies, 1859-1940, correspondent pour la première à l’installation des Français dans la péninsule et pour la seconde à la Deuxième Guerre mondiale et à l’occupation japonaise qui modifient considérablement la problématique de la présence française en Indochine. Ces quatre-vingt-dix années couvrent la conquête de l’Indochine par la France, puis l’âge d’or de la colonisation. A partir des années 1940, les colonisés prennent conscience que le départ des Français, vaincus par les puissances de l’Axe, n’est plus qu’une question de temps. La Deuxième Guerre mondiale et l’occupation japonaise permettent aux dirigeants nationalistes de préparer la lutte contre le colonisateur. Une nouvelle période commence qui aboutit à la défaite française de Dien Bien Phu et au départ des Français d’Indochine à l’issue de neuf années de guerre.

Ce projet est né, alors que je travaillais comme enseignant de français avec la coopération française au Cambodge, d’une rencontre avec un manuscrit trouvé dans un dossier conservé précieusement au milieu de milliers d’autres par les archives nationales du Cambodge à Phnom Penh ; un manuscrit de la fin du XIXe siècle, en khmer, qui parle d’éléphants, de forêts, de chefs pnong, d’un gouverneur qui rend la justice, de vendetta entre villages . Cette feuille de papier jaunie couverte d’une superbe écriture cursive s’est révélée un véritable sésame pour accéder à la compréhension des relations entre les peuples des forêts du Nord-est cambodgien, la royauté khmère et les colonisateurs français.

Très vite, la fascination, aiguillonnée par ma part de mémoire collective française, qui fait des habitants des hautes terres du sud de l’Indochine, les montagnards, les Moï, des êtres de récits mythiques, m’a amené à vouloir en savoir plus, à vouloir comprendre les interrelations entre les peuples des hautes terres, les Cambodgiens et les Français. Dans ce manuscrit, je découvrais des villages pnong « indépendants», ennemis des Khmers, à quelques jours de marche à l’est de Kratié et des colonisateurs qui s’immisçaient dans des affaires qui, de toute évidence, ne les concernaient pas. Pour en savoir plus, pour « sentir » le sujet, je me suis alors rendu dans la province de Mondolkiri, chez les Pnong, où j’ai été hautement séduit par les sociétés et les espaces que j’ai découverts, me sentant en forte empathie avec les habitants, bien que totalement étranger à leur monde.

Aujourd’hui, les aborigènes de Mondolkiri sont cambodgiens, définitivement cambodgiens. Le transport automobile, la télévision, les partis politiques, Coca-Cola, l’administration, les ONG, les vendeurs de krama et de teuk trey , les prosélytes de toutes obédiences sont parfaitement implantés dans les hautes terres. Cela n’empêche toutefois pas les habitants de conserver une identité distincte de celle des Khmers. Le fossé est considérable entre ce que l’on perçoit aujourd’hui des hautes terres et la situation, vieille d’une centaine d’années, décrite par le manuscrit de Phnom Penh. Il est immense, si l’on regarde ce qui se passe au Vietnam voisin, où la culture aborigène a été balayée par la tourmente de l’histoire du XXe siècle et l’arrivée massive de migrants viet des plaines.

Table des matières

Introduction
Partie 1 : Bu La-Bu Gler, une communauté mnong aux marches du royaume khmer
Introduction de la première partie
Chapitre 1 : Bu La-Bu Gler,
confédération mnong indépendante du royaume khmer
1) Identité ethnique et vie quotidienne
a) Classifications ethniques à l’occidentale
b) Les activités des hommes
c) Langues, littérature et religion
2) La communauté de Bu La-Bu Gler
a) La prise de décision dans la communauté
b) La guerre
c) La justice
3) Des « Phnong indépendants »
a) Bu La-Bu Gler au milieu de ses voisins
b) Des « Phnong indépendants », problème de terminologie-problème juridique
c) Les razzias
d) Les Mnong de Bu La-Bu Gler et la justice khmère
4) Le commerce
Chapitre 2 : La soumission à la puissance coloniale
1) L’arrivée des Français
2) La soumission
a) Les raisons de la soumission
b) Les modalités de la soumission
3) Les effets de la soumission
a) Une présence française encore lâche
b) L’avancée khmère
c) L’éclatement de la confédération de Bu La-Bu Gler
Chapitre 3 : Le carcan et la révolte
1) Encerclement et invasion des territoires de Bu Gler
a) L’administration franco-cambodgienne s’installe dans l’arrière-pays
b) Les intrus
2) Bu Gler et la révolte de Pa Trang Loeung
a) Pa Trang Loeung, chef charismatique
b) Bu Gler choisit la lutte
3) L’isolement
a) Refus et crainte du retour des Français et des Khmers
b) L’improbable unité des Mnong de l’ouest
c) La vie quotidienne dans l’enclave
Chapitre 4 : La résignation
1) Le retour des Français
a) L’arrivée de la « coloniale »
b) L’installation de l’autorité française
2) Bu Gler face à l’avancée française : le dernier baroud
a) Résister
b) La campagne de répression
3) Bu La et Bu Gler dans l’orbite de l’armée française
a) La perte de l’indépendance
b) L’introduction de la médecine occidentale
c) Le développement du commerce
d) Vivre avec les Français et les Khmers
4) Acceptation ou résignation ?
Conclusion de la première partie
Partie 2 : Le Nord-est cambodgien, mandarins, résidents et phnong
Introduction de la deuxième partie
Chapitre 5 : Contrôler les aborigènes, un défi sous Norodom
1) Le contrôle des territoires aborigènes : un impératif de sécurité
a) Des marches menacées
b) Le désintérêt de Norodom pour ces marches
c) Des sujets remuants
2) Le problème du lien au souverain et de l’esclavage
a) La traite des habitants des hautes terres
b) Le système des tributaires
3) Le développement de la présence khmère entre Mékong et Srépok
a) L’administration des aborigènes des provinces du Nord-est
b) L’augmentation du nombre des tributaires
c) Le rôle des bonzes
d) La colonisation khmère
Chapitre 6 : La prise de contrôle par les Français
1) L’installation des Français dans le Haut-Mékong et le Nord-est cambodgien
a) Les missionnaires
b) Les explorateurs
c) Les colons
2) La révolte de 1885
3) L’administration française des provinces du Nord-est
a) Le développement de la résidence du Haut-fleuve
b) L’établissement de relations tripartites entre Français, Khmers et aborigènes
4) L’intégration des nouveaux territoires
a) Des terres et des populations khmères ?
b) Un modèle d’intégration souple
Chapitre 7 : Les priorités de l’action française vis-à-vis des populations
aborigènes
1) La lutte contre l’esclavage
a) Les tensions avec Norodom à propos de l’esclavage
b) La longue marche vers l’abolition
2) Les aborigènes et la justice régalienne
a) La justice régalienne et son application
b) L’imposition du droit commun
3) L’impôt
a) La mise en cause du système du tribut
b) Les réformes de l’impôt des aborigènes des hautes terres
c) Aléas des perceptions
d) Conséquences des nouvelles politiques fiscales dans les hautes terres
4) La pénétration des hautes terres
a) une présence lâche
b) Les postes des hautes terres
Chapitre 8 : Gérer les résistances
1) Le colonisateur face à l’embrasement de l’arrière-pays de Kratié
a) La force contre la rébellion
b) La vision française de la révolte
c) Les pourparlers de paix
2) Les Cambodgiens face à la révolte des hautes terres
a) La terreur
b) De la mansuétude royale au désir de vengeance des populations
c) Les notables cambodgiens, intermédiaires indispensables des Français
3) Stung Treng : la peur de la contagion
a) Juguler le mécontentement par la politique fiscale
b) L’agitation
c) Les réactions de l’administration
d) Une situation toujours tendue
Chapitre 9 : Le rétablissement du pouvoir de l’Etat
1) Vers une reprise en main des hautes terres de Kratié
a) L’essor de Kratié dans l’Entre-deux-Guerres
b) Planification et début de la reconquête de la zone dissidente
2) Anopheles minimus, principal obstacle à la pénétration
3) Les moyens mis en œuvre
a) Une organisation rationnelle
b) Anopheles minimus, principal obstacle à la pénétration
c) Le poids de la modernité
c) Les hommes
d) Le renseignement
4) Les Cambodgiens et la pacification des hautes terres
a) Intégrer les territoires mnong au pays khmer…
b) … en évinçant les Khmers
Chapitre 10 : Développement économique des hautes terres du Nord-est
et populations aborigènes
1) Modifier les pratiques agricoles des aborigènes
a) Etude critique des représentations sur l’essartage
b) La lutte contre l’essartage
c) Développement des cultures de substitution
2) L’introduction des plantations d’hévéa
a) L’établissement des plantations de Snoul et Mémot
b) Les conséquences pour les villages stieng
3) Essai de démographie historique sur les populations aborigènes des hautes terres
a) Effectifs et répartition par groupes ethniques dans le Nord-est
b) Répartition par sexes et âges
c) Synthèse : décomptes, pondérations et évolutions
Conclusion de la deuxième partie
Conclusion

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