Cette recherche en ergonomie s’inscrit dans un contexte de transition agroécologique (TAE). Elle vise à analyser le processus dans lequel sont des agriculteurs en transition comme un processus de conception, les agriculteurs étant alors vus comme les concepteurs de leurs systèmes de travail. Ce travail de thèse poursuit une collaboration ancienne entre l’équipe d’ergonomie du Centre de Recherche sur le Travail et le Développement (CRTD) du Cnam et de l’UMR Laboratoire Interdisciplinaire Sciences Innovations Sociétés (LISIS) de l’INRA.
Ce travail s’appuie sur les travaux développés par l’ergonomie de l’activité depuis plus de trente ans sur la compréhension du travail des concepteurs et des processus de conception (e.g. Béguin, 2003) et sur l’action de l’ergonome dans ces processus (e.g. Daniellou, 1992 ; Barcellini, 2015). Elle se positionne plus particulièrement dans l’approche de l’ergonomie constructive développée au CRTD-Cnam (Falzon, 2013), qui permet d’envisager le processus de conception comme une opportunité de développement de l’activité des individus ; et dans les approches développementales des sciences de la conception (e.g. Béguin & Cerf, 2004) du LISIS-Inra, qui travaillent le processus de conception comme un processus d’apprentissages mutuels entre concepteurs et utilisateurs.
Cette recherche apporte deux particularités dans la manière de regarder la TAE par le prisme d’un processus de conception. D’une part, elle prête une attention particulière à l’inscription des processus de conception dans le temps, du fait de leur durée et de la mobilisation du passé, du présent et du futur dans le processus de conception des agriculteurs. De plus, elle s’intéresse à l’objet que conçoit, chemin faisant, chaque agriculteur en transition agroécologique en proposant de le comprendre comme son système de travail. Pour faire vivre ces deux particularités, ce travail de thèse mobilise (i) des travaux permettant de structurer une compréhension du processus de conception des agriculteurs sous l’angle de la temporalité, notamment empruntés à des historiens, aux sciences de l’éducation, et plus largement à des approches développementales ; (ii) des travaux permettant une meilleure compréhension de ce qui est entendu par « système de travail » dans plusieurs communautés de recherche : l’ergonomie de l’activité, les Human Factors et les sciences agronomiques.
Ensuite, cette recherche repose sur l’élaboration d’une méthode d’intervention et de production de connaissances : la Chronique du Changement (CC). Elle cherche à soutenir le processus de conception d’un système de travail d’agriculteurs, ceci en favorisant l’explicitation de récits de conception pour permettre aux agriculteurs d’expliciter leurs expériences passées et de se projeter dans un système de travail futur. Cette méthode a d’abord été mise en œuvre par l’ergonome auprès de plusieurs agriculteurs, au sein d’exploitations différentes. Ensuite, une demande formulée par le projet « TRANSformations du TRAvail et TRANSitions vers l’AgroEcologie » (Transaé), rassemblant des chercheurs, animateurs de Centres d’Initiatives pour Valoriser l’Agriculture et le Milieu rural (CIVAM) et agriculteurs, a de poursuivre l’élaboration de cette méthode et de la déployer auprès d’autres agriculteurs avec les animateurs.
Après la Seconde Guerre Mondiale, l’agriculture française a vu augmenter considérablement sa productivité par hectare et par travailleur, et ce pour atteindre plusieurs objectifs : autosuffisance nationale en matière de produits agricoles, réduction des prix des aliments, libération de main d’œuvre pour les autres secteurs économiques… Cette augmentation a été permise par la mécanisation de l’agriculture impulsant le développement d’une agriculture plus intensive. Cependant certaines limites et certains effets négatifs de ce modèle sont aujourd’hui bien recensés :
• le plafonnement des rendements, l’épuisement des ressources nécessaires à la production agricole (énergie, sols, biodiversité), et la dégradation des milieux (eau, air), observés dès la fin des années 90 ;
• la responsabilité avérée de l’agriculture sur la dégradation de l’environnement (Millenium Ecosystem Assessment, travaux du GIEC1 ) : dégradation des eaux et des sols, réduction de la biodiversité cultivée, pression sur les ressources non renouvelables.
• les effets sur la santé physique et psychique des agriculteurs. Les agriculteurs doivent faire face à des contraintes physiques (posturales, articulaires, thermiques, sonores) provoquées entre autre par la conduite d’engins, d’outils vibrants et bruyants. Ils sont aussi exposés à des risques pour leur santé liés à l’utilisation de produits phytosanitaires. A ceci viennent s’ajouter des contraintes temporelles, avec des semaines de travail à durée inégale, un travail calqué sur les saisons et ainsi une nécessité de forte flexibilité et d’adaptabilité des agriculteurs (voir Béguin & Pueyo, 2011 pour une revue). De plus, le travail des agriculteurs s’est vu allégé sur certains points, ce qui les en dépossède. Paradoxalement, certaines activités telles que les essais, les expérimentations, des interventions, etc. ont été investies par d’autres acteurs. Du point de vue des connaissances et des compétences, cela supprime un champ d’apprentissage ou de maintien des connaissances pour les agriculteurs (Mayen, 2013).
• la réduction du nombre d’exploitations, d’emplois ruraux, d’une réduction des espaces cultivables en France et d’un accroissement de la concentration foncière, une augmentation de la concurrence des marchés qui « exigent de plus en plus de conformité à des normes » pour des prix orientés à la baisse, baisse qui touche les revenus des agriculteurs reposant davantage sur des subventions et des activités autres qu’agricoles de plus en plus fréquemment (Osty, Lardon & de Sainte-Marie, 1998, p. 398).
Face à l’évolution du secteur agricole, les citoyens ont de nouvelles attentes vis-vis des agriculteurs qui doivent être garants de la qualité des produits qu’ils proposent, du paysage et du respect de l’environnement et de la santé dans leurs pratiques (Laurent, Maxime, Mazé, & Tichit, 2003). Parallèlement, les agriculteurs sont en demande de conditions de vie et de travail équivalentes à celles de leurs concitoyens (e.g. Barthez, 1986 ; Maseda, Diaz & Alvarez, 2004 ; Seegers & al., 2006).
Dans ce contexte, il existe une volonté de promouvoir une agriculture durable (e.g. Landais, 1998), c’est-à-dire une agriculture qui ne compromette pas l’avenir et qui permette une production agricole économiquement viable, socialement équitable, et ne nuisant ni à l’environnement ni à la santé des agriculteurs et des consommateurs. Parmi les modèles d’agriculture durable, celui de l’agroécologie est aujourd’hui mis en avant par un certain nombre d’acteurs agricoles et politiques. L’agroécologie (AE) s’appuie globalement sur l’idée de mobiliser davantage les régulations biologiques (Wezel & al., 2009). Elle passe par la mise en œuvre de techniques alternatives aux intrants chimiques, la diversification des cultures ou encore le développement d’infrastructures agroécologiques (prairies permanentes, haies, agroforesterie, etc.). Plus précisément, l’AE est une modernisation écologique de l’agriculture (Horlings & Mardsen, 2011) qui prend différentes formes (e.g. les chercheurs parlent de la strong ecological modernisation et de la weak ecological modernisation ; voir Duru, Therond, & al., 2014). Si nous pouvons faire l’hypothèse que de telles formes de modernisation écologique sont complexes à mettre en œuvre et impliquent de profondes transformations pour le travail notamment des agriculteurs, c’est que ces formes d’agriculture se pensent à différentes échelles (la parcelle, l’exploitation agricole, le paysage, le territoire, les filières…) qui s’impactent mutuellement par effet de cascades (e.g. Walker & Meyers, 2004 ; Galloway & al., 2008). C’est cette complexité qui permet aux agriculteurs de produire tout en gérant les ressources renouvelables.
Les recherches en agronomie sur l’AE se sont principalement intéressées aux relations « climat – sol – plante » et à l’aspect technique du travail agricole (Le Gal, 2006). Mais au-delà de ce point de vue plutôt orienté par la technique d’une agriculture agroécologique, l’AE implique de profonds changements des pratiques agricoles et des métiers des acteurs agricoles (Hill & McRae, 1996). Elle pose alors la question des transformations du travail ; dans notre cadre, le travail des agriculteurs. Bien qu’il ait été relevé que le développement de nouvelles pratiques agricoles modifie la charge de travail physique, mentale et organisationnelle des agriculteurs (Nicourt & Souron, 1989), cette question semble avoir été relativement peu traitée dans les problématiques de recherche des disciplines agronomiques jusqu’alors (Madelrieux & Dedieu, 2008). Quant à la question du travail agricole, les recherches en agronomie semblent s’être concentrées sur son organisation, principalement de deux manières, et rarement de façon combinée : (1) construction et évaluation d’itinéraires techniques en vue de réduire les impacts de l’organisation du travail sur les performances et les variabilités des cultures (e.g. Meynard, 1985 ; Aubry & al., 2011) : l’agriculteur met alors en œuvre des stratégies de production (e.g. Levrouw, Morales, Arbeletche, Malaquin, Tourrand & Dedieu, 2007 ; Correa & al, 2011) ; (2) conception d’outils d’aide à la représentation de l’organisation du travail et simulation des conséquences sur les cultures (e.g. l’outil OTELO) (e.g Papy, Attonaty, Laporte & Soler, 1988 ; Chatelin, Mousset & Papy, 1994 ; Chatelin & Mousset, 1997). Certains auteurs (Dedieu & Servière, 2011) parlent du travail organisé qui tient compte à la fois de la recherche de l’agriculteur d’une meilleure qualité de vie et dans le même temps d’une réussite économique. Enfin, pour certaines recherches sur le travail agricole, celui-ci est aussi envisagé comme un moyen, c’est-à-dire à la fois comme un facteur de production et participant à la construction d’un projet de vie (e.g. Bowler, Clark, Crockett, Ilbery & Shaw, 1996) ; et comme « une ressource qui doit être optimisée dans le cadre d’un projet de l’éleveur tendu vers l’excellence économique » (Dedieu & Servière, 2011, p. 157). Si l’on relève ici des travaux sur l’organisation technique du travail principalement, on peut également citer des travaux qui s’intéressent à la dimension plus subjective du travail (Dedieu & Servière, 2011), en lien avec les travaux de Dejours (2003). Ces travaux sont « centré[s] sur l’homme, sa subjectivité, ce qu’il met en jeu dans le travail et ce que le travail lui permet d’être et de devenir » (Dedieu & Servière, 2011, p. 161). Dans ce sens, des chercheurs tels que Porcher (2003) abordent le travail des agriculteurs en utilisant le concept de condition de vie au travail qui permet de comprendre à la fois les situations de travail et la manière dont celles-ci sont vécues par les agriculteurs, dans leur subjectivité.
A l’inverse, si les travaux en ergonomie placent au cœur de leurs recherches les transformations du travail, ils se sont principalement inscrits dans le contexte industriel et des services en se focalisant majoritairement sur la conception de produits (e.g. Dejean & Naël, 2004), d’organisations (e.g. Arnoud & Falzon, 2013) et des interfaces homme-machine. Peu se sont construits dans le secteur agricole voire plus globalement dans des contextes aussi « ouverts » et aux prises de déterminants aussi larges et nombreux, intégrant une échelle environnementale et qui se joue au niveau de préoccupations sociétales. Cependant, des premiers travaux ont porté sur les processus cognitifs des agriculteurs (e.g. Valax, 1986 ; Bourgine, 1989 ; Cerf & Magne, 2007). D’autres travaux ont ensuite proposé de regarder les agriculteurs comme des gestionnaires d’environnements dynamiques (Cerf, 1996). Par ailleurs, le métier d’agriculteur a déjà été l’occasion d’interventions ergonomiques, mais dans une moindre mesure en comparaison aux métiers du secteur industriel ou du service, et plutôt en lien avec l’amélioration des conditions de travail, l’introduction de nouvelles techniques de production ou la conception de nouvelles organisations du travail des agriculteurs (Cerf & Sagory, 2004). De plus, les évolutions technologiques et sociétales au cours de ces dernières années ont notamment amené les travaux de recherche et les interventions en ergonomie à porter leur attention à des domaines nouveaux tels que le développement durable (e.g. Guibourdenche, Cahour, Cerf, & Commission Concevoir pour le Développement Durable d’ARPEGE, 2016; Chizallet, Prost & Barcellini 2019).
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