Dans les années 80, la 3e Révolution industrielle voit le jour avec l’apparition des nouvelles technologies de l’information et de la communication. La théorie des organisations qui s’est développée lors de la Révolution industrielle précédente, visait à améliorer les performances de l’entreprise. À l’aune de ce nouveau cycle, la théorie des organisations évolue vers une approche sociologique qui place l’individu comme un « acteur social complexe » et qui influence les changements organisationnels de l’entreprise. Il s’agit de prendre en compte l’individu comme moyen de faire évoluer le système organisationnel pour obtenir de meilleurs résultats que la concurrence. En France, cette approche centrée sur l’individu a favorisé le développement de nouvelles stratégies d’aménagement de l’espace de travail se basant sur la culture d’entreprise (MINTZBERG 2004), l’emploi du temps des employés, l’ergonomie des postes de travail ou encore les lieux de pauses alimentaires. Les prochaines pages se pencheront spécifiquement sur les lieux de pauses alimentaires, leurs impacts sur le travail des employés et ce qu’ils reflètent des stratégies managériales mises en place.
Comment susciter plus de motivation, de créativité et favoriser les échanges entre les employés lorsque leur nombre dans l’entreprise dépasse l’échelle du cercle relationnel spontané ? C’est la question que s’est posée l’entreprise Aldebaran Robotics, comme bien d’autres, lorsqu’elle a évolué de 140 employés en 2012 à 400 en 2014. C’est en participant à répondre à leur appel d’offres, lors de mon stage chez Traiteur Ethique, que j’ai découvert leur ambition de développer un nouveau concept de restauration pour leur entreprise, une cantine favorisant la sérendipité. Une idée qui illustre bien la réflexion globale de l’entreprise qui, alors qu’elle était en pleine croissance, a vu fondre sa force créative en peu de temps, alors que les équipes redoublaient d’efforts pour mener à bien leurs projets les plus ambitieux auparavant. Aldebaran Robotics est loin d’être un cas isolé : quelle entreprise ne souhaiterait pas améliorer, ou à minima maintenir, sa capacité à innover ? La dynamique positive qui anime les Start-up pousse les grandes entreprises à (re)questionner leur fonctionnement organisationnel. Cependant, peut-on réellement, à travers une cantine ou d’autres espaces de pauses alimentaires, projeter de favoriser la sérendipité, voire l’innovation en entreprise ?
Pour répondre à cette question, il faut commencer par reprendre l’histoire du mot sérendipité, et puisée dans sa tradition orale persane. Car c’est en absorbant toute l’évolution de ce terme que l’on parvient à mieux aborder le concept qui s’y cache. L’enquête s’intéresse à la diffusion de cette idée et aux enjeux qu’elle permet de défendre dans différents domaines. Au travers des sciences, la littérature, l’art, le numérique et jusqu’à son apparition dans les médias, la circulation du terme nous donne les outils pour saisir son éventuelle portée dans le cadre de l’alimentation au travail. De son émergence tardive en France jusqu’à son intégration dans le langage courant, la sérendipité illustre les évolutions dans la perception du processus de création et de découverte. Ce faisant, c’est l’idée de libre arbitre et de la liberté du penseur à tirer parti de l’inattendu qui retient notre attention ici.
A travers la confrontation de plusieurs ouvrages sur la question, de la lettre d’Horace WALPOLE (1754) aux écrits de Pek VAN ANDEL et Danièle BOURCIER (2008) en passant par le livre récent de Sylvie CATELLIN (2014), Un détour nécessaire pour ne pas appauvrir notre discours par une définition allégée souvent concentrée sur l’idée de hasard. Car nous verrons que la sérendipité est avant tout un état d’esprit d’ouverture sur le monde, impliquant une certaine réflexivité inhérente à l’émergence d’idées nouvelles. Après l’étude de l’histoire de ce processus de réflexion, nous nous intéresserons aux découvertes et inventions qui en découlent. Il s’agira alors de distinguer l’invention (une idée, une découverte) de l’innovation. Cette dernière préoccupe principalement les entreprises car elle donne sa valeur économique à l’idée, l’invention ou la découverte.
Un passage par la sociologie des organisations sera l’occasion de mettre en évidence l’équilibre fragile sur lequel repose un système qui encourage l’innovation. L’étude de la gestion de l’innovation en entreprise qu’aborde notamment Norbert ALTER (2000), spécialiste de la sociologie des organisations, nous permet d’aborder le processus d’innovation et sa place dans l’organisation et l’aménagement de l’espace. Nous essaierons de situer dans quelle mesure l’espace peut refléter les stratégies managériales, et conditionner l’engagement des employés dans leur travail. De ce fait, nous tenterons de décrypter ce que représente un environnement favorable à la créativité et à l’innovation en entreprise. À travers l’observation des failles qui annihilent la réflexion créative et les processus qui la font germer, nous tenterons d’identifier par quels moyens les lieux de pauses alimentaires peuvent favoriser cette aptitude à tirer parti de l’inattendu en l’interprétant (CATELLIN, 2014 p.199).
ORIGINE ET DIFFUSION DU MOT SÉRENDIPITÉ
Du conte à la création du mot
La « sérendipité » ne fait son entrée dans les dictionnaires généralistes français qu’en 2011 à la faveur des éditions 2012 du Petit Larousse illustré et du Robert. Ce dernier parle d’une « Aptitude à faire une découverte inattendue et à en saisir l’utilité. » (p. 2880), alors que Le Petit Larousse relève une « Capacité, art de faire une découverte, scientifique notamment, par hasard; […] ». Avant cette introduction, c’est par le biais des dictionnaires anglais-français, comme le Collins, que les francophones ont pu croiser la « Serendipity : nm. Heureux hasard. » En fait, ce terme d’origine anglo saxonne apparaît en France à partir des années 1950 dans les milieux scientifiques, littéraires et artistiques, soit quarante et un ans après son entrée dans le premier dictionnaire anglais, The Century Dictionnary, en 1909. Mais son origine est encore plus lointaine.
En effet, l’origine de la sérendipité, et surtout le phénomène qu’il illustre, se trouve dans des contes orientaux auxquels fait référence par exemple VOLTAIRE (1784) dans « Le chien et le cheval », un des récits fictionnels de Zadig ou la Destinée. Mais c’est le britannique Horace WALPOLE (1717-1797) qui instaure avant lui le mot et sa définition le 28 janvier 1754, dans une lettre adressée à son ami Horace MANN, diplomate à la cour de Florence avec qui il entretient des échanges épistolaires réguliers :
« […] Serendipity, a very expressive word, which, as I have nothing better to tell you, I shall endeavour to explain to you: you will understand it better by the derivation than by the definition. I once read a silly fairy tale, called « The Three Princes of Serendip; » as their Highnesses travelled, they were always making discoveries, by accidents and sagacity, of things which they were not in quest of: for instance, one of them discovered that a mule blind of the right eye had travelled the same road lately, because the grass was eaten only on the left side, where it was worse than on the right–now do you understand Serendipity? One of the most remarkable instances of this accidental Sagacity, (for you must observe that no discovery of a thing you are looking for comes under this description.)[…] » .
(« […] Serendipité, un mot très expressif, qui, comme je n’ai rien de mieux à vous raconter, je vais essayer de vous expliquer : vous le comprendrez mieux par son origine que par sa définition. J’ai lu autrefois un conte de fées saugrenu, intitulé « Les Trois princes de Serendip »; tandis que leur altesses voyageaient, elles faisaient toute sorte de découvertes, par accident et sagacité, de choses qu’elles ne cherchaient pas du tout : par exemple, l’un d’entre eux découvrit qu’une mule aveugle de l’œil droit avait voyagé plus tôt sur la même route, parce que l’herbe n’avait été mangé que sur le côté gauche, où elle était moins belle qu’à droite — maintenant comprenez-vous le sens de sérendipité ? L’un des exemples les plus remarquable de cette sagacité accidentelle, (car vous devez remarquer qu’aucune découverte de quelque chose que vous recherchez ne correspond à cette description. ») […]) .
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