L’objectif de ce chapitre est de présenter la problématique générale de la thèse. Celle-ci vise à évaluer une hypothèse originale de Gomez et collaborateurs (Gomez, 2011; Gomez, Rousset, & Baciu, 2009; Gomez, Rousset, & Charnallet, 2012) qui propose que la mémoire épisodique ne soit pas définie par le contenu d’une trace mnésique mais par les caractéristiques d’un processus de recostruction d’un point de vue spatialisé. Pour comprendre la nature et les enjeux de cette proposition, il est nécessaire de revenir sur la notion de mémoire épisodique et sur les diverses conceptions ayant jalonné l’histoire de ce système de mémoire. En effet, au-delà d’un consensus apparent, la notion même de mémoire épisodique a beaucoup évolué depuis son origine et ne peut être appréhendée sans prendre en compte les différents enjeux théoriques l’ayant successivement façonnée.
Tout d’abord définie en opposition à la mémoire sémantique, les premières modélisations de la mémoire épisodique se sont principalement centrées sur la spécification du contenu de l’engramme épisodique. D’autre part, un trouble neurologique spécifique, l’amnésie antérograde, a également agi en tant que point de référence pour définir théoriquement ce qu’est la mémoire épisodique. Cette pathologie est sous-tendue par un trouble de l’hippocampe, structure cérébrale également impliquée dans le traitement de l’espace. Cette double implication de l’hippocampe va favoriser l’apparition de propositions théoriques donnant un rôle pilier au traitement de l’espace dans l’organisation du contenu de l’engramme épisodique. Enfin, la résurgence récente de l’attention portée aux caractéristiques phénoménologiques de l’expérience de récupération d’un évènement épisodique (Tulving, 2002) a conduit à renouveler la conception même de mémoire épisodique. L’accent est alors mis sur une expérience consciente particulière et non plus sur la récupération d’un contenu particulier. Cette expérience est caractérisée par un état de conscience particulier et un traitement spatial spécifique que les modèles de mémoire épisodique vont devoir intégrer.
Naissance du concept de mémoire épisodique
Le concept de mémoire épisodique
Bien que la mémoire ait longtemps été considérée comme un système unique, les recherches en psychologie cognitive au vingtième siècle se sont attachées à distinguer plusieurs formes de mémoires. La première distinction concerne le temps de stockage des éléments en mémoire, séparant une mémoire dite à « court terme » d’une mémoire dite « à long terme » (Atkinson & Shiffrin, 1968). La seconde distinction, effectuée par Tulving en 1972, différencie trois sous-composantes en mémoire à long terme : la mémoire sémantique (Collins & Quillian, 1969), la mémoire épisodique et la mémoire procédurale. Cette distinction est cruciale pour l’étude de la mémoire épisodique puisqu’elle a été à l’origine de la définition de cette forme de mémoire.
Par conséquent et dès le départ, la définition et la conception même de mémoire épisodique s’est effectuée en opposition à la mémoire sémantique, ces deux formes renvoyant à des formes distinctes de connaissances (la mémoire procédurale étant a priori restreinte aux savoirs-faire). La différenciation s’est effectuée premièrement sur la base de la nature des informations traitées et stockées sous forme de traces par ces deux formes de mémoire (Tulving, 1972; Tulving & Thomson, 1973). La mémoire sémantique concerne les connaissances et faits généraux sur le monde (e.g., concepts, mots) sans référence à une conscience de son propre passé alors que la mémoire épisodique concerne les événements personnellement vécus au sein d’un contexte spatio-temporel particulier. Les évènements contenus en mémoire épisodique peuvent être définis par trois composantes distinctes : le « quoi » (l’évènement), le « où » (le lieu/le contexte spatial) et le « quand » (le moment/le contexte temporel). Mémoire sémantique et mémoire épisodique s’opposent donc tout d’abord sur la nature du contenu traité et stocké. Une deuxième distinction porte sur l’état de conscience subjectif associé à la récupération d’informations au sein de ces stocks mnésiques. Concernant la mémoire épisodique, Tulving souligne que la récupération d’un épisode s’accompagne toujours d’une conscience subjective du fait que l’évènement dont on se souvient appartient à notre passé (i.e., la conscience autonoëtique). Au contraire, la récupération d’une connaissance en mémoire sémantique s’associe uniquement à une conscience du monde environnant (i.e., conscience noëtique). Tulving va donc également proposer que la mémoire épisodique a des conditions d’encodage et de récupération qui lui sont propres et à même de générer un état de conscience autonoëtique (Tulving, 1983). Bien que cette distinction en terme de conscience subjective soit présente dès le départ dans la définition de la mémoire épisodique, son étude expérimentale a souvent été négligée et ne sera réellement reconsidérée qu’à partir de 2002, lors d’une proposition de modification du concept de mémoire épisodique par Tulving lui-même (Tulving, 2002; mais voir Wheeler, Stuss, & Tulving, 1997).
Ainsi, la notion de mémoire épisodique s’est dans un premier temps développée en opposition à celle de mémoire sémantique, sur la base d’une différence de contenu stocké et de conscience associée à la récupération de ce même contenu. Le modèle General Abstract Processing System (GAPS) part de ces deux distinctions pour modéliser la spécificité de la trace mnésique épisodique et le souvenir épisodique résultant de son activation.
Un modèle fondateur : le modèle GAPS
Le modèle GAPS (Tulving, 1983) décrit les mécanismes fonctionnels sous-tendant l’encodage, le stockage et la récupération d’un épisode en mémoire épisodique . Durant le processus d’encodage, chaque évènement original en association avec son environnement cognitif serait converti sous la forme d’un engramme stocké en mémoire. Par exemple, dans le cadre de l’apprentissage d’un mot dans une liste, ce qui est stocké est l’information spécifique relative à l’encodage du mot et son contexte particulier de rencontre. Le mot cible, mais également le contexte interne et le contexte externe de cet évènement, sont donc conservés dans l’engramme. Chaque engramme est conservé à long terme au sein du stock de mémoire épisodique. L’engramme et son contenu sont par conséquent à la base même de la mémoire épisodique, définissant ainsi sa nature lors de la récupération. Dans le cas où un évènement trop similaire à un évènement déjà encodé intervient, un processus de réencodage peut être opéré afin de maintenir une distinction nette entre les évènements stockés et pour permettre de faire référence à un seul et unique engramme à chaque récupération. Ce ré-encodage entraîne un remplacement de l’engramme initial par l’épisode plus récent. Concernant l’étape de récupération, le modèle GAPS spécifie les mécanismes permettant de dissocier la mémoire épisodique de la mémoire sémantique, c’est-à-dire la récupération des composantes « quoi », « quand », « où » dans l’engramme et l’émergence de l’état de conscience autonoëtique. La récupération d’un engramme intervient via le processus d’ecphorie synergétique. Ce processus ne peut se mettre en marche que dans le cas où un indice de récupération suffisamment similaire à l’engramme est présent. Toute récupération est par conséquent nécessairement indicée. Dans le cas d’une ressemblance suffisante, le processus d’ecphorie synergétique va alors faire interagir l’indice de récupération avec l’engramme et va les combiner pour les transformer en une information ecphorique. Les caractéristiques de l’information ecphorique vont donc varier de fait en fonction de la similarité entre l’engramme et la situation de récupération. Ces variations de l’information ecphorique porteront sur la quantité et la qualité des informations contenues et vont ainsi déterminer les particularités de l’expérience consciente du souvenir. En mettant l’accent sur la relation de similarité entre l’engramme et l’indice de récupération ainsi que sur la prise en compte de l’environnement cognitif dans l’engramme lors de l’encodage, Tulving souligne le principe de spécificité de l’encodage (Thomson & Tulving, 1970). Ce principe postule que les opérations spécifiques d’encodage déterminent ce qui est stocké, et que ce qui est stocké détermine l’efficacité des indices de récupération lors de l’accès au contenu stocké. Autrement dit, c’est l’interaction entre le contexte d’encodage et de récupération qui est la plus à même de prédire l’expérience mnésique, plutôt que la prise en compte indépendante des caractéristiques des situations d’encodage et de récupération seules. Le contenu des informations récupérées en mémoire épisodique ne serait donc pas l’engramme lui-même mais une construction mêlant l’engramme et la situation de récupération, le niveau de précision et de détails auquel le sujet accède étant directement dépendant de la similarité entre ces deux composantes.
Concernant la sensation de conscience autonoëtique qui accompagne la récupération d’un évènement vécu, celle-ci émerge lors de la mise en œuvre du processus d’ecphorie synergétique. En effet, la conscience autonoëtique réfère à la conscience qu’a l’individu de l’information ecphorique lors de l’accès conscient à son contenu. Par conséquent, c’est bien le processus ecphorique lui-même qui détermine l’expérience mentale de conscience autonoëtique. Les qualités de cet état de conscience peuvent varier (e.g., elles peuvent être claires et précises ou vagues et fugitives), la force du sentiment de « passéité » et le sentiment de véracité du souvenir étant directement fournis par les propriétés intrinsèques de l’information ecphorique. Ces propriétés peuvent dépendre respectivement de l’engramme, de l’indice de récupération ou du processus d’ecphorie.
Introduction |