Il est aujourd’hui connu et reconnu que la température de la Terre augmente années après années. Le réchauffement climatique a même encore atteint des records en 2016 . Pour les climatologues, l’augmentation de la température terrestre et les perturbations que cela entraine (chaleurs et précipitations extrêmes, fonte des glaciers, montée du niveau des océans, etc.) sont majoritairement causées par les activités humaines (Duplessy, 2001 ; Thompson, 2010). Depuis le début de l’ère industrielle, les émissions de CO2 et de gaz à effet de serre modifient considérablement le bilan radiatif de l’atmosphère, et une grande quantité de chaleur reste à la surface de la Terre (Duplessy, 2001). Plus spécifiquement, les activités urbaines (transports, chauffage résidentiel, etc.) occupent une place non négligeable dans l’apparition de ce phénomène (Pigeon, Lemonsu, Masson & Hidalgo, 2008). L’objectif international de ce siècle est alors de ne pas dépasser les 2°C (voire les 1,5°C) d’augmentation par rapport aux températures de l’ère préindustrielle .
Par intérêt pour ces problématiques écologiques et par volonté de répondre aux enjeux du développement durable , de nombreux citoyens mettent en place dans les villes des pratiques collaboratives de consommation (Demailly & Novel, 2014). A travers la mutualisation et l’échange de produits, de services et d’espaces, ces pratiques locales visent (entre autres) à réduire l’impact environnemental individuel (Botsman & Rogers, 2011). Elles favorisent la réutilisation des biens et donc la diminution du gaspillage ainsi que la réduction des déchets (Ibid.). Un exemple bien connu de nos jours est celui de l’auto-partage : une association ou un regroupement de citoyens possède plusieurs véhicules disponibles pour l’ensemble de la communauté. Ainsi, chaque entité individuelle ne possède pas de voiture à elle mais peut en utiliser une selon ses besoins. Le reste du temps, la voiture est utilisée par d’autres personnes. L’achat et l’entretien sont mutualisés entrainant aussi l’allègement des coûts financiers.
Ces nouveaux systèmes collaboratifs citoyens sont porteurs de transformations socioorganisationnelles au sein de la société civile. En outre, ils sont vecteurs de valeurs humaines, sociales, écologiques, économiques, etc. Les usagers les acceptent et les utilisent au quotidien pour des motivations d’ordre rationnel (utilité, coût, rapidité, etc.) mais aussi pour des motivations d’ordre idéologique (valeurs de partage, d’entraide, d’écologie, etc.). Ils sont imaginés et conçus de sorte à respecter cette dualité. Dans cette perspective, il est intéressant et pertinent d’étudier leur conception à la fois sous l’angle des solutions techniques et organisationnelles acceptables pour les citoyens ; mais aussi et surtout du point de vue des « solutions idéologiques » conformes aux valeurs de ces derniers. La notion d’ « idéologie » sera entendue dans cette thèse comme un ensemble d’idées et d’opinions sociales et morales, propre à un groupe ou à un individu, et qui oriente les actions de ce groupe ou de cet individu.
Les pratiques de « consommation collaborative » concernent les déplacements, le logement, les consommations d’eau et d’énergie, la consommation de nourriture, etc. Elles s’inscrivent dans le champ de l’Innovation Sociale car le but premier de ces pratiques n’est pas de contribuer à une croissance économique ; mais plutôt de favoriser un développement social. L’Innovation Sociale désigne l’ensemble des « activités, initiatives, services, processus ou produits conçus pour relever les défis sociaux et économiques auxquels sont confrontés les individus et les communautés» (Goldenberg, 2004, p.1).
Des pratiques innovantes, transformatrices et systémiques…
« Une innovation sociale est une nouvelle idée, approche ou intervention, un nouveau service, un nouveau produit ou une nouvelle loi, un nouveau type d’organisation qui répond plus adéquatement et plus durablement que les solutions existantes à un besoin social bien défini, une solution qui a trouvé preneur au sein d’une institution, d’une organisation ou d’une communauté et qui produit un bénéfice mesurable pour la collectivité et non seulement pour certains individus. La portée d’une innovation sociale est transformatrice et systémique. Elle constitue, dans sa créativité inhérente, une rupture avec l’existant » (Définition du Réseau Québécois en Innovation Sociale ).
Les innovations sociales sont majoritairement produites en dehors du marché (Doray, Goldenberg & Proulx, 2008). Elles visent parfois un objectif de croissance économique mais cherchent dans ce cas à ce que le partage des richesses soit équitable. Il existe un continuum d’innovations sociales, bordé par deux principales typologies (Richez-Battesti, Petrella & Vallade, 2012 ; Durance, 2011) :
➤ D’une part, les modernisations des politiques sociales et des organisations publiques, en vue de faire face aux problématiques de santé, de vieillissement des populations, de dette publique, d’évolutions des modes de vie, etc. L’innovation sociale est alors un moyen pour l’Etat d’adapter son système social et de modifier les comportements. Il faut imaginer des nouvelles solutions et tester leur appropriation auprès des citoyens.
➤ D’autre part, les solutions que met en place la société civile (individus, associations, entreprises sociales) en réponse aux problèmes qu’elle rencontre. Dans cette approche plus marginale, le processus de conception n’est plus descendant (création d’une solution puis diffusion de celle-ci) mais devient ascendant (identification d’une solution existante créée par des communautés locales puis reproduction de celle-ci). « Dans la France entière, une part de plus en plus importante de la population réinvente le quotidien, à travers mille et une petites expériences collectives » (Durance, 2011, p. 56). Ces expériences concernent les espaces (jardins collectifs, habitats groupés), les déplacements (covoiturage, location de voitures entre particuliers) ou encore la culture (Wikipédia, logiciels libres).
Les innovations sociales sont inclusives, participatives et situées (Hillier, Moulaert, & Nussbaumer, 2004). Elles sont aussi caractérisées par leur immatérialité car l’innovation ne s’effectue pas à travers une technologie en tant que telle ; elle réside plutôt au sein des nouvelles fonctionnalités offertes par un produit/service. L’artefact technique n’étant que le support tangible de l’innovation sociale (Djellal & Gallouj, 2012). Enfin, le critère de nouveauté est plus souple (Ibid.). Une innovation sociale se qualifie comme telle non pas pour l’invention ou l’inédit qu’elle fait émerger, mais pour son caractère « hors normes ». Ainsi, l’innovation sociale « recouvre des pratiques [… qui] se posent en contraste de pratiques existantes. […] Nouveau signifie alors non figé, non bridé, […] faire autrement, proposer une alternative. Et cet autrement peut parfois être un réenracinement dans des pratiques passées » (Chambon, David & Devevey, 1982, p. 11 et 13 ; repris dans Djellal & Gallouj, 2012).
…qui conduisent à de nouvelles organisations dans la société civile
Les innovations sociales entrainent toujours un bouleversement organisationnel. Elles s’apparentent à des « façons de faire, à l’organisation sociale de l’action (des activités / des rôles / du travail), aux législations, aux règles de conduites » (Cloutier, 2003, p. 37). Elles conduisent à de nouvelles pratiques, à des règles sociales modifiées et à des modalités d’échange transformées. Richez-Battesti & al. (2012) donnent l’exemple des AMAP (Association pour le Maintien de l’Agriculture Paysanne) qui sont des partenariats locaux entre des fermes et des groupes de consommateurs. La présence des AMAP remet en cause le prix des produits : d’un prix concurrentiel on passe à un prix plus juste, reflet d’une justice sociale et d’un soutien aux producteurs. Ces organisations donnent aussi naissance à des nouveaux modes d’échange : des monnaies locales, du troc entre particuliers, des échanges de services, etc. Les usagers peuvent donner de leur temps en échange de certains produits alimentaires.
En outre, les innovations sociales sont un moyen d’apprendre à collaborer car elles sont une occasion pour l’individu de « faire avec les autres » (Richez-Battesti & al., 2012). Par exemple, le consommateur qui souhaite redonner du sens à ses achats alimentaires (AMAP) doit apprendre à coopérer avec les autres usagers et avec les producteurs locaux. Cette coopération nécessite l’élaboration de règles au sein de plusieurs catégories : la redistribution des profits, la structure de gouvernance, le processus de prise de décisions, les tâches individuelle (le degré de participation), les ressources (humaines, financières) mobilisées (Ibid.).
…où se heurtent intérêts individuels et valeurs collectives
Parce qu’elles encouragent un développement social et un partage équitable des richesses, on peut considérer que les solutions proposée par l’Innovation Sociale viennent à l’encontre de certains principes du capitalisme et du libéralisme, notamment la propriété privée, l’accumulation des richesses individuelles et la poursuite des intérêts personnels (Laville, 2007). Certains estiment d’ailleurs que c’est l’accumulation des innovations capitalistes – sous-entendues innovations industrielles (ou technologiques) – qui profiterait à l’Innovation Sociale, dans le sens où la surabondance de biens à l’échelle mondiale provoquerait une sorte de « crise de la modernité » et le sentiment que tout existe déjà (Browne, 2016 ; Godin, 2008 ; Mulgan, 2007). Dans cette perspective, les innovations industrielles sont perçues comme (en partie) responsables des problèmes environnementaux actuels : l’obsolescence programmée des objets ; la surconsommation avec l’augmentation des déchets et du gaspillage ; la pollution et la destruction des campagnes, des mers et des montagnes ; etc. (Nowotny, 1996 ; Browne, 2016). L’Innovation Sociale est quant à elle perçue comme une réponse à ces problématiques (Mulgan 2007).
L’Innovation Sociale encourage des valeurs collectives comme la concertation, la coalition, le travail en réseau, la création de collaborations inédites pour améliorer la qualité de vie des collectivités (Harrisson & Vézina, 2006). Elle favorise la démocratisation des sociétés ainsi que la formation de nouveaux réseaux et rapports sociaux entre les citoyens (Ibid.). Elle représente une prise de conscience partagée vis-à-vis de certains enjeux sociaux, politiques, économiques et écologiques ; ainsi que l’ensemble des actions collectives qui permettent d’y remédier. Elle est à la fois une idée, un concept et une manière de faire (Moulaert, MacCallum, Mehmood & Hamdouch, 2013 ; Browne, 2016).
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