Notions générales de saisonnalité et de mobilité
Saisonnalité et cycle économique
Le quotidien ne peut s’appréhender archéologiquement qu’à travers certaines activités collectives ou individuelles qui doivent satisfaire chaque jour des impératifs biologiques (tels que dormir, manger, se chauffer, etc.). Or, toute tentative de synthétiser l’image d’une journée d’activités vécue par un groupe d’hommes préhistoriques, l’image d’une « routine quotidienne » comme expression identitaire du groupe en son entier, se heurte à la variabilité dans le temps des pratiques ou des éléments naturels sur lesquels s’exercent ces pratiques. L’univers d’un groupe humain est ainsi très différent selon qu’il est observé en hiver ou en été. Sur l’échelle temporelle avec laquelle travaille habituellement l’archéologie, le quotidien est par conséquent une unité de mesure trop petite pour servir à la reconstitution des modes de vie passées, et encore moins à l’étude des processus historiques.
Cette variabilité intra-annuelle est à la source de la diversification des pratiques technologiques ou rituelles, de l’organisation sociale et spatiale des groupes humains, des relations intra- et intercommunautaires, etc. Comme tout être vivant qui a une durée de vie relativement longue, l’homme n’est pas affranchi de la transformation saisonnière de son environnement naturel et donc de son habitat. Le système culturel dans lequel il évolue est adapté et s’adapte sans cesse à cet du fait que, par leur nature cyclique, ces changements sont en partie prévisibles et attendus. Cette dynamique s’inscrit dans la question qui fait débat depuis longtemps en anthropologie et en philosophie concernant les relations entre le culturel et le naturel et le rôle précis que joue le second vis-à-vis du premier. Certes, les impératifs écologiques réduisent dans une certaine mesure les marges de manœuvre d’une communauté, mais les variations saisonnières des ressources biologiques et des conditions météorologiques locales sont vécues avec une intensité plus ou moins forte selon les cultures. Les activités qui auront lieu à tel ou tel moment de l’année dépendent directement des besoins propres d’une population et de ses compétences technologiques. Nous nous intéressons dans cette recherche sur les moyens de reconstituer et décrire le déroulement annuel des principales activités d’une société passée. Nous nous plaçons ici du point de vue des pratiques socio-économiques intégrées à l’échelle de la communauté et non pas de celui des comportements individuels ou anecdotiques (encore qu’il ne soit pas toujours possible de faire cette différence à partir des documents archéologiques).
Un calendrier permet d’assurer la cohésion du groupe en ce qu’il fournit des repères temporels et permet de situer des événements, de « faire » l’histoire de ce groupe. La reproduction cyclique des expériences collectives fonde l’identité de la communauté lorsqu’elle génère, comme c’est généralement le cas, des préceptes et des coutumes, et influence en conséquence son organisation sociale. Un calendrier n’est pas un ensemble figé de règles qui doivent s’imposer à chaque moment de l’année, mais une mémoire des gestes adaptés à chaque situation, nouvelle mais souvent prévisible ou anticipée, qui survient au fil du temps (la maturation des fruits, les crues du fleuve, les périodes de sécheresse, la naissance d’un enfant, etc.). Comme le note G. G. Monks (1981, p. 180), à travers de nombreux exemples ethnographiques, « seasonal information is « mapped » in cultural systems of whatever complexity and […] it is differences in kinds of response to seasonality, not presence or absence of response, with which archaeologists should be concerned. » Ainsi, M. A. Jochim (1976, p. 44-45) définit la notion de « saison économique » comme les mois durant lesquels se déroule un ensemble parfaitement reconnaissable d’activités de subsistance. Sur une année, de telles saisons ne sont pas nécessairement de même longueur et ne correspondent pas forcément aux saisons calendaires.
L’approche descriptive d’une société par son calendrier est relativement commune en ethnologie (e.g. Mauss, 1966 ; Lee, 1972 ; Bourdieu, 1980 ; Beck, 1992), d’abord parce qu’elle n’est pas très éloignée, pour le chercheur, de la tenue de son journal de terrain, et ensuite parce qu’elle a l’avantage de proposer une présentation synoptique de toutes les activités sociales et économiques observées. Bien évidemment, une telle approche est difficile à adopter en archéologie. Selon G. G. Monks (op. cit.), la coïncidence des pratiques humaines avec des évènements naturels nous donnerait en principe la possibilité d’accéder à une dimension temporelle relativement réduite, à l’échelle de la saison, de l’organisation des sociétés. Les modes de rejet des déchets domestiques en sont les témoins archéologiques parmi les plus manifestes (Monks, op. cit.) : les accumulations seraient temporaires, localisées et dispersées entre divers campements saisonniers chez des sociétés nomades, alors qu’elles prendraient l’aspect de strates saisonnièrement distinctes, proches des zones d’habitation, chez des populations sédentaires. Toutes les activités ne sont malheureusement pas raccordées aux saisons ou à des périodes de temps plus précises encore, et le calendrier d’une société, même au niveau seulement de la subsistance, ne peut qu’être imparfaitement restitué. Il n’empêche, selon nous, que le recueil systématique des données archéologiques de nature saisonnière viendrait enrichir cette problématique encore trop peu explorée.
L’étude de la saisonnalité est avant tout un outil de description et n’a pas vocation première à expliquer les comportements sociaux et économiques. En revanche, les données qu’elle fournit sur la distribution répétée des activités dans le temps doivent permettre, sur la base des connaissances déjà disponibles sur le contexte culturel et socio-économique, de comprendre l’adaptation particulière d’une communauté préhistorique placée dans un environnement donné, et notamment son mode d’occupation du territoire.
Mobilité et sédentarité
Les études de la saisonnalité en archéologie sont presque toujours orientées vers la question du mode d’occupation des sites, i.e. leur mode d’implantation, avec pour objectif principal la détermination de la ou des période(s) de fréquentation. Cette approche vient en complément de l’emploi de modèles théoriques d’interprétation basés sur la répartition spatiale des sites et des ressources naturelles environnantes qui sont susceptibles d’avoir été exploitées (e.g. Jarman et al., 1972 ; Kelly, 1983).
Il existe tout un continuum entre le nomadisme « pur » et la sédentarité « vraie » qui rend problématique toute tentative de classification générale (Meadow, 1992). Selon O. Bar-Yosef et T. R. Rocek (1998), diviser les sociétés en deux catégories, « mobile» et « sédentaire », serait improductif, aussi bien d’un point de vue théorique que méthodologique. En effet, ils considèrent à juste titre que « The fact is that all societies have a mobility component ; the issue is what the form of that mobility is, not whether it exists. Thus analysis of mobility is not a speciality restricted to hunter gatherer or nomad studies, but rather is a critical variable in the study of any society (ibid., p. 1). Pour ces auteurs, pour comprendre le mode d’occupation de l’espace d’une communauté donnée, l’idéal serait d’avoir connaissance des multiples aspects de sa mobilité (la fréquence des déplacements, la proportion de personnes se déplaçant, la distance des mouvements, etc.), des besoins économiques qui demandent un certain type de mobilité, des besoins sociaux et culturels encourageant la mobilité, et des indicateurs saisonniers présents sur le site. Il est cependant difficile voire impossible d’interroger toutes ces variables à partir du matériel archéologique et de son contexte, comme pourrait le faire l’ethnologue observateur d’une population vivante. Cela pose de sérieuses limites à l’analyse archéologique. Certes, l’emploi des notions de « nomades », « semi-nomades », « sédentaires » ou « semi-sédentaires » présente toujours le risque de conduire à des imprécisions et des ambiguïtés (Rafferty, 1985 ; Meadow, 1992), mais cela reste selon nous une étape initiale et indispensable pour la recherche archéologique qui s’attache à relever les ressemblances et les différences entre tel ou tel mode d’occupation à partir de documents généralement très fragmentaires. Cette catégorisation a donc son utilité pour comprendre des contextes bien localisés, elle ne devient réellement critiquable qu’à partir du moment où commencent les tentatives de modélisation.
Même si les stratégies de mobilité sont très variées selon les sociétés, on peut distinguer deux schémas principaux en fonction du mode d’accès aux ressources (Lee et DeVore, 1968 ; Lee, 1972 ; Mortensen, 1972 ; Binford, 1980 ; Kelly, 1983, 1998 ; Rowley-Conwy, 1983 ; Lieberman, 1993b) : la mobilité résidentielle ou circulante, et la mobilité logistique ou rayonnante. Bien qu’ils ne soient pas mutuellement exclusifs, ces modèles heuristiques impliquent des réponses différentes de type socio-économique aux problèmes posés par les fluctuations saisonnières de l’environnement et le risque d’épuisement des ressources locales (Sahlins, 1972 ; Testart, 1982 ; Rafferty, 1985 ; Halstead et O’Shea, 1989). La mobilité résidentielle caractérise en général les chasseurs-cueilleurs nomades, chez qui l’utilisation de l’espace s’organise le long d’un itinéraire traversant de nombreux biotopes, de manière à exploiter une plus grande variété de ressources qu’ils ne pourraient le faire à partir d’un seul habitat. D’après R. L. Kelly (1983), ces chasseurs-cueilleurs se dispersent habituellement durant les saisons où les ressources se réduisent et se rassemblent durant les saisons d’abondance. D’un autre côté, la mobilité logistique est adoptée par les sociétés de chasseurscueilleurs qui vivent dans des camps de base relativement permanents, occupés pendant plus
d’une saison, et connectés à des campements attenants qui sont occupés de façon temporaire et situés près des ressources clés. Ces caractéristiques renvoient à la définition de la sédentarité proposée par Rice (1975, p. 97 ; cité par Rafferty, 1985) et retenue par la plupart des chercheurs : “ Sedentary settlement systems are those in which at least part of the population remains at the same location throughout the entire year. ” Ainsi, parmi d’autres exemples, certaines sociétés de chasseurs cueilleurs sédentaires de la côte nord-ouest des Etats Unis (e.g. Suttles, 1968) et les Aïnous du Japon (Watanabe, 1972) effectuaient périodiquement de courtes expéditions depuis leurs villages vers des gîtes spécialisés pour acquérir des ressources à stocker. Chez les producteurs sédentaires, l’établissement de quelques campements satellites pourrait représenter une réponse analogue.
Cependant, pour A. Testart (1982) et P. Rowley-Conwy (op. cit.), la mobilité logistique ne suffit pas à elle seule à expliquer le fort degré de sédentarité de certains chasseurs-cueilleurs. La pratique du stockage en est une condition indispensable : « La sédentarité est possible lorsqu’une société, exploitant des ressources alimentaires saisonnières présentes en abondance suffisante pour constituer la nourriture de base, les récolte en masse et les stocke sur une large échelle » (Testart, op. cit., p. 26). Ce qui caractérise le mode d’implantation sédentaire n’est donc pas la quasi-absence de mobilité mais un ancrage plus fort à un lieu d’habitation que dans le cas des groupes qui ne stockent pas leurs denrées en grande quantité, d’une part, et la permanence de la résidence durant les périodes où les ressources ne sont plus disponibles naturellement, d’autre part. Pour les chasseurs-cueilleurs nomades ou semi-nomades, la mobilité résidentielle est justement liée à l’absence de stockage par une causalité réciproque : il y a nécessité de se déplacer lorsque les ressources sont épuisées et impossibilité de se charger de provisions importantes lors de ces déplacements. Contraintes écologiques et saisonnières, compétences technologiques et degré de mobilité sont donc des paramètres intimement liés. On trouve aussi la stratégie de la mobilité résidentielle chez les pasteurs nomades ou seminomades dont une partie ou toute la population se déplace d’un lieu à un autre en quête de pâturages pour leurs troupeaux (Digard, 1981 ; Lancaster et Lancaster, 1991). Toutefois, comme l’ont souligné T. Ingold (1980) et R. Cribb (1991), il existe de fortes différences entre le nomadisme des chasseurs-cueilleurs et celui des pasteurs. La différence essentielle est que les mouvements des chasseurs-cueilleurs sont organisés en fonction de l’acquisition et de la consommation, tandis que ceux des éleveurs nomades sont motivés par la production pastorale qui est en retour dépendante des modes de consommation du cheptel. Chez les chasseurs-cueilleurs, la stratégie d’exploitation est éclectique car elle est portée sur une large gamme d’espèces animales et végétales, celle des pasteurs obéit à une préoccupation principale qui est la recherche des pâturages les plus productifs. Chez ces derniers, toute l’infrastructure de production et de consommation, y compris la préparation et le stockage des aliments, se déplace vers une seule et même niche écologique dans l’objectif d’optimiser les conditions de production. Dans le cas du pastoralisme en général, les études ethnographiques soulignent largement le fait que la nature et l’amplitude de la mobilité ne dépendent pas seulement des besoins économiques mais aussi des questions de partage des pâturages, des filiations tribales, de la situation politique et de la démographie (e.g. Digard, 1981 ; Cribb, 1991). Faute d’avoir accès à toutes ces informations, l’analyse archéologique doit dans un premier temps avoir pour objectif la recherche de la présence ou l’absence de mouvement saisonnier qui est une caractéristique fondamentale des différents types d’économie pastorale (Cribb, op. cit. ; Meadow, 1992).
L’étude de la mobilité et des modes d’implantation ne peut donc se passer de la détermination préalable des rythmes saisonniers du système de subsistance. C’est ce point particulier que nous avons souhaité développer dans le cadre de notre recherche sur les premières sociétés agricoles et les premiers pasteurs du Proche-Orient.
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