La Chlordécone
Origine, découverte et utilisations La Chlordécone (CLD) est une molécule de synthèse produite et découverte aux Etats-Unis en 1940 (Anderson et al., 2005). Elle a été brevetée en 1952 et commercialisée à partir de 1958 sous les noms de Kepone®, Curlone® et de GC-1189® (Le Déaut and Procaccia, 2009). Elle a été utilisée dans le domaine de l’agriculture en tant qu’insecticide. La CLD a fait l’objet de 55 formulations à différents dosages : 0,125% pour les pièges à fourmis, 5 % pour la lutte contre le charançon du bananier, 50 % pour le contrôle du cricket de Floride et 90 % pour la lutte contre les doryphores. 300 tonnes de CLD auraient été épandues sur les sols de la Guadeloupe et de la Martinique entre 1972 et 1993 (Le Déaut and Procaccia, 2009) afin de lutter contre le charançon du bananier (Cosmopolites sordidus). En pratique, chaque année un traitement de 30 g de Kepone/Curlone a été appliqué par pied de banane ce qui équivaut à 3-5 kg de matière active par hectare. La poudre de CLD était déposée sur les sols à un rayon allant de 30 à 50 m autour du pied du bananier. L’épandage aérien de la CLD n’a jamais été pratiqué aux Antilles Françaises. A la fin des années 1970, à l’issue des rapports Snegaroff (1977), Kermarrec (1980) et IPCS (1984) la persistance de la molécule dans l’environnement (eaux de rivières et écosystèmes) a été décrit ainsi que sa toxicité pour les êtres vivants. La molécule a alors été interdite en 1990 (Gaumand et al., 2005) mais utilisée jusqu’en 1993 suite à des dérogations successives. C’est en 1993 que la molécule a été définitivement interdite. A l’issue de ces rapports, de nombreux projets et études financés par les gouvernements ont été mis en place et ont montré une importante contamination par la CLD des eaux de consommation (Bonan and Prime, 2001), et des poissons et crustacés dans les rivières (Coat et al., 2011). La CLD est actuellement considérée comme un Polluant Organique Persistant (POP) et a été ajoutée à la liste des substances interdites (Convention de Stockholm en 2009).
ii. Propriétés physico-chimiques La CLD est un composé appartenant à la famille des organochlorés de formule brute C10Cl10O. La molécule est constituée de 10 atomes de carbones, de 10 atomes de chlore et d’un unique atome d’oxygène. Etant donné sa structure particulière, la CLD est une molécule très stable, peu soluble dans l’eau et qui peut fortement se lier aux sols et sédiments pendant plusieurs années avec un faible taux de libération (Cabidoche et al., 2009). Le tableau 1 présente les principales caractéristiques physico-chimiques de la molécule. La forme « gem-diol » de la chlordécone a été mise en évidence à partir d’échantillons commerciaux solides par le Bureau de Recherches Géologiques et Minières (BRGM) à l’aide de la spectrométrie par infra-rouge. Sur le spectre de la chlordécone, il n’y avait pas de bandes d’absorption caractéristiques des fonctions carbonyles mais uniquement des bandes caractéristiques des vibrations d’élongations des liaisons alcools. Dans l’environnement, la forme réelle de la chlordécone est la forme gem-diol (Bristeau, 2012). Dans le manuscrit, c’est sous cette forme que seront effectuées les analyses de la chlordécone.
iii. Toxicité de la CLD La CLD est une molécule toxique (Boucher et al., 2013; Multigner et al., 2010) pour toutes les espèces animales, qu’elles soient aquatiques ou terrestres. La CLD est un perturbateur endocrinien qui induit des modifications cellulaires, structurelles et fonctionnelles importantes sur le système reproducteur des animaux : elle a été qualifiée de xéno-oestrogène (Naber and Ware, 1964; Eroschenko and Wilson, 1974; Eroschenko and Place, 1977; Eroschenko and Hackmann, 1981; Shelby et al., 1996; Cravedi et al., 2007). Des travaux réalisés par Guzelian, (1982) ont montré que l’incubation in vitro d’explants d’oviductes de poules avec de la CLD induisait, comme pour l’oestradiol, la synthèse spécifique de novo de protéines de blanc d’oeuf et augmentait le nombre de séquences spécifiques d’ARN messagers codant pour ces protéines. Chez l’Homme, des études ont montré un lien de cause à effet entre l’exposition à la CLD et l’augmentation du risque d’apparition de cancer de la prostate (Multigner et al., 2010). La CLD a des effets néfastes sur le développement visuel, cognitif et moteur d’enfants exposés pendant la gestation ou après la naissance (Dallaire et al., 2012). Ces travaux ont montré que lors d’une exposition pré- natale à la CLD, une diminution de la reconnaissance visuelle était observée ainsi qu’une augmentation du temps de traitement de l’information visuelle. La CLD possède un métabolite principal : le chlordécol (CLDOH) présent chez l’Homme, la gerbille et le porc (Fariss et al., 1980; Houston et al., 1981; Soine et al., 1983). Ce métabolite possède une toxicité proche de celle observée chez la CLD sur les mitochondries et sur la perméabilité d’érythrocytes d’ovins (Desaiah and Koch, 1975; Moreland and Soileau, 1988; Soileau and Moreland, 1983). En 2003, les Valeurs Toxicologiques de Réference de la CLD ont été définies comme indiqué dans les saisines N° 2003-SA-0330, 0132 et 009, sur la base des études de neurotoxicité réalisées à court terme chez le rat et elles intégrent un facteur de sécurité de 100 rendant compte de la variabilité inter et intraespèce.
Circuits contrôlés et non contrôlés
Les animaux présents sur les sols antillais pollués par la CLD peuvent se contaminer et par conséquent produire des matrices alimentaires à risque pour l’Homme. Différents plans de contrôle ont été menés afin de collecter des données de contamination des DAOA aux Antilles Françaises. Ces plans de contrôle ont été mis en place dans les abattoirs locaux afin d’évaluer la présence de CLD chez les animaux issus de zones polluées et de retirer si nécessaire les carcasses des circuits de consommation. Entre 2008 et 2010, les contrôles réalisés à l’abattoir départemental du Moule en Guadeloupe ont révélé la présence de bovins contaminés à fortement contaminés dans l’île (concentration de CLD dans les tissus adipeux péri-rénaux comprise entre 3 et 650 μg CLD kg-1 Matière Grasse (MG) et en 2011, près de 12 % des carcasses examinées présentaient des valeurs supérieures au seuil réglementaire de 100 μg CLD kg-1 MG fixé par l’Union Européenne (Lastel, 2016). Le rapport ANSES de 2017 (“Exposition des consommateurs des Antilles au chlordécone, résultats de l’étude Kannari,” 2017) a permis d’actualiser les données d’exposition à la chlordécone des populations mais aussi de présenter l’influence des modes d’approvisionnements sur les concentrations retrouvées de CLD dans les DAOA. Concernant les circuits contrôlés, ce rapport indique que 83 DAOA (en prenant en compte uniquement les DAOA de type agneau, mouton, cabri, boeuf, veau, porc et abats) sur les 1192 DAOA analysés présentaient un dépassement des valeurs réglementaires autorisées soit un taux de non-conformité de 6 %. Ainsi, les animaux présents sur les sols antillais pollués peuvent être contaminés par la CLD.
Les circuits informels de type dons ou autoproduction contribueraient majoritairement à un risque plus important d’exposition des consommateurs à la CLD par comparaison aux circuits contrôlés. Aux Antilles Françaises, la production animale est un élément majeur de l’économie locale. Des données de contamination ont montré une contamination réelle et possible des animaux à la CLD. Les antillais s’approvisionnent principalement en viande via des circuits contrôlés (GMS) mais une part non négligeable provient des circuits informels non contrôlés (dons et autoproduction). Ainsi, afin de sécuriser les DAOA consommés par la population, il est nécessaire de maîtriser la contamination animale. La partie suivante présentera comment sécuriser les produits animaux pour réduire l’exposition humaine par la CLD. Cette sécurisation passe par une meilleure connaissance de l’exposition de la population humaine à la CLD, par l’application de normes réglementaires sur les produits animaux et enfin par la proposition de stratégies de décontamination des animaux.
Problématique de la thèse
Ainsi, il apparait indispensable de limiter la contamination des animaux par la CLD afin de réduire l’exposition humaine à la CLD. Cette réduction de l’exposition peut s’effectuer à l’aide de proposition de stratégies pour limiter l’ingestion de la CLD par les animaux ou encore pour les décontaminer. Différents travaux ont été réalisés pour mieux appréhender les transferts et le devenir de la chlordécone vers l’eau ou encore les plantes (Clostre et al., 2014b; Rochette et al., 2017). Concernant les animaux et plus particulièrement les animaux d’élevage, il existe des travaux pour mieux comprendre le devenir de la CLD mais des manquements sont présents dans ces études et ceux-ci seront présentés dans la partie suivante. En effet, afin de maîtriser la contamination animale et de proposer des stratégies de décontamination des animaux, il apparait nécessaire d’étudier le devenir de la CLD dans l’organisme animal. L’objectif principal de cette thèse est d’étudier comment la chlordécone s’élimine chez la brebis. La compréhension de l’élimination de la CLD passe aussi par l’étude de son métabolisme.
En effet, c’est un processus de biotransformation de la molécule mère en métabolites qui sont à leurs tours éliminer par l’animal. Dans un premier temps, il sera donc nécessaire de déterminer si oui ou non les animaux d’élevage métabolisent la CLD, et si oui il sera important de caractériser cette métabolisation c’est-à-dire déterminer comment, où elle se déroule, quelles sont les enzymes impliquées dans la métabolisation de la chlordécone et quels sont les métabolites (si présents) formés et retrouvés dans le corps de l’animal. Dans un deuxième temps, il sera important de déterminer sous quelle forme la molécule s’élimine de l’organisme animal : molécule mère ou métabolites, par quelles voies (urinaire et/ou fécale), en combien de temps (temps de demi-vie d’élimination sanguine). Cette étude de l’élimination de la CLD est en effet indispensable pour pouvoir proposer des stratégies de décontamination des animaux mais aussi pour sécuriser les DAOA. Ces études devront s’appuyer sur des méthodes analytiques performantes, validées et permettant le dosage de la CLD et de ses métabolites dans différentes matrices biologiques animales. Afin de répondre aux objectifs de cette thèse, seront tout d’abord détaillés les connaissances acquises et les manquements concernant (1) la toxicocinétique de la CLD chez les animaux d’élevage et (2) les méthodes de dosages de la CLD et de ses métabolites dans les différents compartiments biologiques.
INTRODUCTION GENERALE |