La compatibilité électromagnétique
Quel est le point commun entre une moto, un smartphone, une lampe à néon, un avion de ligne ou un char d’assaut ? Tout ces systèmes embarquent des composants électriques ou électroniques dont le fonctionnement est à la fois générateur de « pollution » électromagnétique et perturbé par l’environnement électromagnétique. Avant que ne soient mis en service de tels systèmes, il est donc nécessaire de connaitre leur émissivité, c’est-à-dire caractériser les champs EM générés lors de leur fonctionnement et leur susceptibilité (ou immunité), c’est-à -dire caractériser les champs EM pouvant engendrer un dysfonctionnement du système. Ces problèmes, dits de compatibilité électromagnétique (CEM), sont bien connus du grand public (on demande par exemple d’éteindre son téléphone cellulaire dans un avion pour éviter des dysfonctionnements des systèmes vitaux de l’appareil), et font l’objet de normes [4–6] et de directives internationales qui fixent les limites acceptables d’émissivité et de susceptibilité. Ainsi, un industriel doit à la fois pour des raisons légales et pour identifier et corriger les défauts de CEM de son matériel réaliser des tests CEM qui peuvent être mis en oeuvre soit dans une chambre anéchoïque [7]– cavité métallique dont les parois internes sont tapissées par un absorbant EM – servant à illuminer l’objet sous test avec un champ EM direct et polarisé, soit dans une chambre réverbérante à brassage de mode (CRBM) [4], dans laquelle l’objet sous test est plongé dans un champ EM statistiquement uniforme et isotrope (voir Figure 1.1) , non polarisé et pouvant atteindre des intensités relativement élevées. Cette propriété attendue dans les CR rend particulièrement pertinent leur emploi pour les tests d’immunité électromagnétique.
En effet, lors de son utilisation, un même équipement électrique ou électronique est soumis à des ondes électromagnétiques pouvant venir aussi bien de sources naturelles 1 que de sources artificielles, pouvant être « intentionnelles » 2 ou « non intentionnelles » 3. Cet équipement doit donc être immunisé vis à vis des ondes EM appartenant à une large gamme de fréquences et d’intensités, d’orientations et de polarisations très diverses (variables) et souvent non prévisibles. Dans une CRBM, le champ EM est supposé statistiquement uniforme et isotrope, son énergie est donc repartie uniformément sur l’objet sous test (OST) quelle que soit sa position, ce qui permet en une seule campagne de mesures et sans bouger l’objet sous test de rechercher pour quelles fréquences il présente un dysfonctionnement sans se soucier de l’orientation et de la polarisation de la perturbation.
Comportement d’une CR pour f _ LUF
On va se rapprocher maintenant de fréquences proches de la LUF. Il est connu que, dans cette gamme de fréquences, même si f > LUF, la réponse peut ne pas être statistiquement uniforme ni isotrope (voir Figure 1.4) et ce malgré le brassage [36, 37]. On parle alors de composantes non brassées. À partir de l’expression (1.10) et des définitions conventionnelles de la LUF, on peut estimer l’ordre de grandeur du recouvrement modal. Si on suppose toujours que Q _ 1000, on a pour les deux cas extrêmes LUF= 3fc et LUF = 6fc respectivement d ‘ 0; 1 et d ‘ 0; 7. Donc, pour des fréquences d’excitations proches de la LUF, la CR est dans un régime de recouvrement modal modéré (d _ 1). Seules quelques résonances individuelles interviennent effectivement dans la réponse (Figure 1.3) et la distribution spatiale de cette dernière est fortement dépendante de la distribution spatiale des champs propres associés à ces résonances. De plus, même si le champ est statistiquement uniforme et isotrope(Figure 1.1), dans ce régime les hypothèses de Hill ne sont pas valides : on ne peut donc pas supposer a priori que parties réelle et imaginaire de la réponse ont le même poids statistique de sorte que les composantes cartésiennes de ~E ne suivent pas a priori un _22 (voir chapitre 4). Dans ce régime, les CR conventionnelles ont un comportement hautement non universel qui dépend du nombre de brasseurs, de leur géométrie ou encore de leurs positions [3, 38], mais aussi des antennes utilisées [39], ou des objets introduits [35, 40], ces derniers comme les antennes faisant varier le facteur de qualité de la CR et donc comme montré précédemment rapprochant plus ou moins la CR du régime de Hill.
Une activité intense de recherche s’est donc développée dans la communauté des CRBM dans le but : 1) d’améliorer le comportement des CR dans ce régime f _LUF afin de diminuer à terme la fréquence minimum utilisable et 2) de trouver un modèle statistique adéquat dans ce régime [36,41–43] afin notamment de proposer des quantités plus adaptées que celles de la norme pour caractériser les CR [2]. Remarquons tout de même que ces études reviennent souvent à ajuster les résultats expérimentaux ou numériques par des distributions de probabilités paramétriques dont les lois limites correspondent au régime de Hill. En ce qui concerne le premier point, on peut distinguer deux axes principaux de recherche. Le premier se concentre sur l’optimisation du brassage principalement au travers de la recherche d’une géométrie optimale ou d’un nombre idéal de brasseurs. [3,38,44–47] . Comme le fait remarquer Bruns [3], toutes ces études sont basées sur une approche essais/erreurs, et il démontre numériquement qu’aucun brasseur quelle que soit sa taille, sa forme ou sa position n’est efficace en dessous de la LUF. Le second axe consiste à modifier la géométrie globale de la CR en s’inspirant soit des chambres réverbérantes acoustiques [34,48,49] par exemple en utilisant des murs ondulés [50] ou non parallèles [51], soit des cavités chaotiques [52] en introduisant des éléments diffractants du point de vue des rayons,comme un octant de sphère par exemple [53]. Dans chacun de ces cas, il est mis en évidence une amélioration du comportement de la CR mais ces approches ne sont en aucun cas utilisées pour développer des hypothèses quantitatives sur les statistiques du champ EM près de la LUF.
Cavité électromagnétique chaotique : comportement universel prédit par les matrice aléatoires Deux mots sur le chaos ondulatoire
Le chaos ondulatoire est depuis près de 40 ans un domaine de recherche qui touche à des systèmes de natures très variées : physique quantique [54], acoustique des salles [34] ou des océans [55], optique guidée [15], cavités microondes [56, 57] etc. Originellement appelé chaos quantique, il s’intéressait alors aux comportements statistiques spectraux et spatiaux des systèmes quantiques dont la limite classique présente une dynamique chaotique [58–60]. Grâce aux analogies formelles entre l’équation de Schrödinger stationnaire et l’équation de Helmholtz scalaire [16, 61] d’une part et entre la mécanique d’une masse ponctuelle (equations de Hamilton) et la limite géométrique des rayons (optique géométrique et équation eikonale) d’autre part [15, 62], le chaos quantique s’est généralisé à l’ensemble des systèmes ondulatoires dont la limite géométrique des rayons présente une dynamique chaotique et prit alors le nom de chaos ondulatoire. Pour des raisons histo- riques, les concepts et la théorie du chaos ondulatoire se sont donc développés dans le contexte de la mécanique quantique en lui empruntant son formalisme et son vocabulaire, et en supposant que les ondes sont décrites par des champs scalaires. Les billards– systèmes clos, dans lesquels une masse ponctuelle se meut librement et se réfléchit sur les parois selon les lois de Snell-Descartes– constituent du fait de leur « simplicité », un des systèmes « modèles » du chaos classique [63–70]. Dans ces systèmes, le chaos est induit par la complexité de leur géométrie.
Ainsi, à part quelques billards de forme simple comme le rectangle, le cercle ou le demi-cercle par exemple, qui sont dit intégrables et présentent une dynamique régulière (il y a autant de constantes du mouvement que de degrés de liberté), la majorité des billards ont une dynamique chaotique mais à différents niveaux d’ergodicité [62], ils peuvent être mixtes (par exemple un cercle tronqué à plus de la moitié du diamètre) [71], pseudointégrables (comme pour le billard avec barrière) [72], ou complètement chaotiques (billards de Sinaï ou stades de Bunimovich). Les cavités, au rang desquelles on trouve les cavités microondes, sont l’analogue ondulatoire des billards et sont donc naturellement devenues les systèmes physiques »modèles » du chaos ondulatoire [61,73]. Depuis la conjecture de Bohigas-Giannoni-Schmit [59] (1984) concernant l’universalité des fluctuations des niveaux (fréquences propres) dans les spectres des systèmes quantiques (ondulatoires) complètement chaotiques, il est devenu commun d’utiliser les concepts, outils, et quantités statistiques introduits par la théorie des matrices aléatoires (TMA) (random matrix theory (RMT) en anglais) appliquée aux ensembles gaussiens , pour analyser et prédire les comportements statistiques spectraux, mais aussi spatiaux, suivis par n’importe quel système chaotique.
Une micro précision historique, la TMA fut originellement introduite en physique nucléaire par E. Wigner pour caractériser, entre autre, la répulsion de niveaux observée dans les spectres des noyaux lourds [74,75]. Dans les paragraphes qui vont suivre nous rappellerons d’abord les principaux concepts et résultats qui font des matrices aléatoires un outil clef dans l’analyse des systèmes chaotiques et principalement des cavités chaotiques. Les résultats présentés ici ne porteront que sur les quantités spectrales et spatiales des systèmes dit fermés, invariants par renversement du temps (c’est-à-dire vérifiés dans des cavités théoriquement sans pertes ou expérimentalement avec des pertes négligeables). Les rappels concernant les statistiques spatiales et spectrales des systèmes ouverts (i.e. cavités dans lesquelles les pertes et leurs effets ne sont plus négligeables) feront l’objet du chapitre 3 de cette thèse. Le lecteur intéressé par une introduction plus complète à la théorie des matrices aléatoires dans le domaine du chaos ondulatoire pourra se référer aux ouvrages suivants : chapitre 3 du livre de H.-J. Stoeckmann [61] et chapitre 4 du livre de S. Haake [76], aux deux cours des Houches d’ O.Bohigas [60, 77], ainsi qu’au papier de revue de T.Guhr et. al. [78]. Toutes les prédictions TMA, qui vont être présentées dans ce chapitre, ont été vérifiées expérimentalement dans des cavités microondes (voir par exemple le papier de revue de A.Richter [79] ou le chapitre 2 du livre H.-J. Stoeckmann [61]). Nous clôturerons cette section en rappelant que, dans des cavités micro-ondes, des écarts aux prédictions universelles de la TMA peuvent être observés. Ces écarts doivent être associés à des caractéristiques propres à la géométrie de chaque billard et peuvent être analysés grâce à une approche semi-classique (théorie des rayons) associée à la théorie des orbites périodiques (voir par exemple [80–82]).
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