Les modificateurs argumentatifs et leur fonction dans des fables de La Fontaine

Notre travail se propose de mettre à l’épreuve la pertinence de la théorie de l’argumentation dans la langue, notamment ses concepts de modificateurs argumentatifs, à travers leur application dans les textes littéraires. S’inscrivant dans le cadre de la pragmatique linguistique, notre choix de cette théorie, développée par O. Ducrot et J. C. Anscombre depuis le milieu des années 70, pourrait s’expliquer par plus d’une raison. La première tient à ce que, dans cette théorie, les concepts d’argument et d’argumentation sont si radicalement redéfinis qu’ils en deviennent, sous des aspects essentiels, différents des concepts classiques, voire contradictoires.

La deuxième raison, relative aux concepts de modificateurs discursifs eux-mêmes, réside dans le fait qu’ils fournissent aux chercheurs de nouveaux outils d’analyse permettant d’éclairer non seulement les indications que le texte ou le discours apporte au destinataire, mais aussi les manœuvres auxquelles il le contraint et les cheminements qu’il lui fait suivre. S’ajoute à cela une troisième raison étroitement liée à la théorie de l’argumentation intégrée à la langue, à ses fondements linguistiques. En effet, la linguistique est, pour l’analyse de textes, une source intarissable d’hypothèses, dans la mesure où elle nous amène à voir plus clairement les stratégies immanentes au discours. Quant à la théorie de l’argumentation dans la langue, elle ouvre un vaste champ de recherche grâce sa conception originale de la langue selon laquelle celle-ci, soit dans ses structures sémantiques profondes, soit dans ses contenus, est de nature argumentative, ce qui pourrait radicalement changer les méthodes traditionnelles d’interprétation du discours et enrichir notre compréhension de textes. Si nous avons choisi de travailler particulièrement sur les modificateurs à travers des textes littéraires, c’est parce que la problématique des modificateurs est au centre de l’intérêt des études sur l’argumentation.

Quant à la discipline dans laquelle s’inscrit notre étude, la pragmatique linguistique, il faudrait souligner que l’usage du terme n’a commencé à s’affirmer que depuis une trentaine d’années. La pragmatique du langage, gravite autour de ces recherches linguistiques qui concernent « l’action humaine accomplie au moyen du langage, en indiquant ses conditions et sa portée » .

Du point de vue philosophique, la théorie pragmatique est celle qui affirme que la fonction essentielle de l’intelligence est, non de nous faire connaître les choses, mais de permettre notre action sur elles. Dans une perspective linguistique, cette idée constitue le point de départ de la linguistique pragmatique qui a vu le jour grâce aux conférences de John Austin à l’université Harvard en 1955 et à celles de Paul Grice à la même université en 1967. C’est avec Austin que l’idée d’acte de langage a été introduite dans les recherches linguistiques. Et c’est avec Grice que la pragmatique a commencé à s’occuper non seulement des aspects linguistiques et inférentiels de l’encodage conceptuel et procédural, mais aussi de tous les aspects pertinents pour l’interprétation complète des énoncés en contexte, qu’ils soient liés ou non au code linguistique. Cela nous amène donc à poser une question fondamentale : quel est le rapport entre la linguistique et l’analyse de textes?

A cette question, deux conceptions répondent de manière différente. Selon la première, la linguistique devrait déterminer « le sens littéral » du mot ou de la phrase, c’est-à-dire un élément sémantique minimal qui se trouverait dans tous les énoncés de cette phrase, quelle que soit la situation de discours où elle serait employée. Si donc la situation de discours charge l’énoncé de nouveaux sens, ceux-ci, selon cette approche, devraient rejoindre le sens littéral de la phrase sous-jacente à l’énoncé.

Mais si la variation de sens s’oppose radicalement au sens littéral attribué par le linguiste à la phrase, celui-ci aura à choisir entre deux solutions: ou bien fermer les yeux sur ce contre-exemple en le prenant pour anormal, ou bien réviser sa construction du sens littéral pour le réadapter à la nouvelle situation. Il est évident qu’en réduisant le rôle de la linguistique à la création du sens littéral, cette conception ne permet aucun échange entre la linguistique et l’analyse de textes. C’est cette approche que rejette catégoriquement la pragmatique linguistique.

Quant à la seconde conception, que défend la pragmatique linguistique, elle prend la phrase pour une entité abstraite dont la signification est un ensemble de directives permettant à tout interprétant de découvrir le sens de l’énoncé de cette phrase, vu la situation de discours. Même au cas où la situation de discours charge l’énoncé de nouveaux sens qui le rendent récalcitrant à la signification, celle-ci devra, par une multitude de processus interprétatifs, inciter l’analyse linguistique à imaginer les multiples variations possibles de sens.

Or si les tendances pragmatiques refusent l’opposition classique entre sens littéral et sens non littéral, elles ne s’accordent pas sur deux questions relatives aux limites linguistiques de l’activité énonciative: les propriétés de l’énonciation et les processus inférentiels liés au traitement pragmatique de l’énoncé.

Pour la pragmatique intégrée, les aspects énonciatifs sont intégrés dans le code linguistique (la langue au sens saussurien du terme), y compris aussi la propriété de l’énonciation à faire allusion à elle-même (à l’activité énonciative). De plus, les processus inférentiels mis en œuvre dans le traitement pragmatique de l’énoncé sont spécifiques au langage, qu’ils soient déclenchés ou gouvernés par des mots ou des expressions linguistiques particulières. Il s’agit ici de processus argumentatifs scalaires de nature non déductive.

Quant à la pragmatique cognitive, elle rattache l’activité énonciative et ses divers aspects aux opérations du traitement pragmatique liées au système de la pensée. Elle considère l’aspect sui-référentiel de l’énonciation comme un cas particulier relevant de l’usage interprétatif d’une expression. En ce qui concerne les processus inférentiels pragmatiques, ils sont, dans cette perspective, indépendants du langage, c’est-à-dire qu’ils interviennent aussi bien dans des raisonnements non linguistiques que dans la compréhension des énoncés. Il s’agit là de processus inférentiels déductifs .

Cette différence entre les deux approches pragmatiques: intégrée et cognitive amène à une conclusion importante quant à la relation de l’énoncé avec le monde. Conformément à la thèse de la pragmatique intégrée, on ne pourrait pas attribuer à l’énoncé une valeur de vérité puisque le langage naturel impose ses propres processus argumentatifs dans le discours. Par contre, l’approche de la pragmatique cognitive attribue à l’énoncé une valeur de vérité étant donné que les processus pragmatiques mis en œuvre dans l’activité énonciative ne sont pas spécifiques au langage.

La théorie de l’argumentation intégrée dans la langue, objet de notre étude, fait l’hypothèse que la construction du sens de l’énoncé n’est pas une mise en correspondance des mots avec le monde, les mots ne représentant pas la réalité. Les mots de la langue ne servent pas à représenter la nature des choses, ni même nos idées, mais ils servent seulement à rendre possibles d’autres mots, à faire du discours, ce qui met en doute la possibilité d’obtenir des conclusions rationnelles avec des mots.

Ayant la vertu de rendre possibles certaines conclusions, la plupart des mots et des constructions syntaxiques ont un sens non pas informationnel mais argumentatif. Ainsi, dans la perspective de la pragmatique intégrée, la langue dispose d’un arsenal gigantesque de dispositifs argumentatifs intrinsèques aux mots. Cependant, il faudrait souligner que les mots ou les énoncés qui se dirigent vers les mêmes conclusions ne le font pas avec les mêmes forces, certaines de ces forces étant supérieures aux autres.

L’argumentation est donc de nature graduelle. A l’intérieur d’une orientation argumentative donnée, on trouve même des mots marquants une force supérieure à celle des autres, comme le morphème « même ». Autrement dit, la force avec laquelle un énoncé appelle son enchaînement argumentatif peut différer selon les mots dont cet énoncé est composé. Mais en quoi consiste cette force ? Quel est son rôle dans les enchaînements argumentatifs ? D’ailleurs, si les enchaînements argumentatifs sont loin d’être des inférences déductives, qu’est-ce qui peut bien garantir le passage d’un énoncé présenté comme argument à un autre énoncé présenté comme conclusion ?

La théorie de l’argumentation dans la langue fait intervenir la notion de topoï qui se réfère à des connaissances ou à des croyances extralinguistiques permettant d’expliquer la possibilité d’enchaînement argumentatif. Dire : « Il fait bon » pourrait permettre un enchaînement du type : « Il est agréable de se promener » grâce à l’intervention d’un topos du type : « Le bon temps est une bonne raison pour se promener ». Mais si, à « Il fait bon », on enchaîne: « mais je suis fatigué », ce dernier fait intervenir un autre topos du type : « avec la fatigue, il vaut mieux ne pas sortir de chez-soi », ce qui appelle un enchaînement, opposé au premier, du type : « Je ne pourrai pas sortir me promener ».

Ces topoï, supposés être partagés entre les interlocuteurs, fonctionnent implicitement dans le discours en tant que garant de l’enchaînement argumentatif. Ceci dit, la force avec laquelle un énoncé appelle son enchaînement n’est qu’une force d’application des topoï constituant la signification des mots, ce qui explique la fonction des modificateurs argumentatifs susceptibles ou bien d’accroître l’applicabilité des topoï, dans les modificateurs réalisants, ou bien de l’abaisser, dans les modificateurs déréalisants.

Table des matières

Introduction
Première Partie
Fondements méthodologiques
Chapitre I
Les hypothèses externes
Chapitre II
Les hypothèses internes
Chapitre III
La polyphonie dans la langue
Partie II
L’argumentation et les topoï
Chapitre I
Du descriptivisme à l’argumentation
Chapitre II
La théorie des topoï
Chapitre III
La théorie des blocs sémantiques
Partie III
Les modificateurs argumentatifs
Chapitre I
Modificateurs déréalisants et modificateurs réalisants
Chapitre II
Les mots lexicaux
I. Les adjectifs
2. Les adverbes
Chapitre III
La problématique de la déréalisation
I. Le problème du ne…que
II. Les expressions de datation
1. Les datations d’événements
2. Les datations de moments
Chapitre IV
Les modificateurs et les internalisateurs
Conclusion

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