En 2014, environ 3,9 milliards de personnes, soit 54% de la population mondiale, vivaient dans un milieu urbain, ce chiffre ayant été multiplié presque par cinq depuis les années 1950 . L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) estimait en 2006 à 884 millions le nombre d’habitants des villes accédant quotidiennement à l’eau de consommation domestique en dehors des réseaux urbains d’adduction ou d’autres sources « améliorées » . Or, les données changent selon les régions, les pays et les villes elles-mêmes : en Colombie, 1% de la population urbaine se procurerait de l’eau de consommation en dehors du réseau urbain ou de sources « améliorées », tandis que ce chiffre s’élèverait à 22% dans le cas du Soudan (UNICEF et WHO 2008).
A ce titre, l’approvisionnement en eau des populations citadines a surtout été abordé à travers sa dimension technique par les sciences dures et l’ingénierie, tout en étant traité en termes statistiques à partir de la comparaison des conditions d’accès à la ressource entre différentes villes de la planète. La réflexion sur la gestion de l’eau en milieu urbain s’est en effet largement inscrite dans le cadre du développement planifié des villes, et ce notamment depuis le début du XXe siècle. Dans ce contexte, le langage techniciste et statistique paraît s’imposer sous la forme des questions suivantes : quel pourcentage de la population se sert du réseau ? Combien de nouvelles connexions ont été effectuées au long d’une période déterminé ? Sur combien de kilomètres s’étendent les tuyaux ? Autant d’interrogations qui paraissent rendre intelligible la question de l’accès à l’eau dans les villes au-delà de leurs particularités propres.
En s’inscrivant dans des contextes sociaux spécifiques, cette problématique semble cependant intimement liée à des dynamiques politiques et sociales, ainsi qu’à diverses manières de concevoir la nature de la part des citadins. Or, les sciences humaines n’ont commencé que récemment à s’intéresser aux aspects sociaux du partage de l’eau en milieu urbain. Certains historiens ont d’abord exploré le rapport de la ville à l’eau et la dimension idéologique et symbolique des réseaux urbains qui visent l’hygiénisme ou le progrès (GUILLERME 1983). Il faut ensuite attendre le tournant des années 2000 pour que des géographes engagent la réflexion sur la contradiction suivante : bien que le réseau – parfois dit « universel » (BLANCHON et GRAEFE 2012) – soit pensé pour s’étendre dans l’ensemble de la ville, il dessert rarement la totalité des populations urbaines, notamment dans des pays du Sud. Prenant la ville comme cadre d’analyse, ces études ont contribué à la compréhension de l’économie politique urbaine à partir des formes d’accès à l’eau (GANDY 2008). Elles ont montré de surcroît comment les réseaux hydriques s’insèrent dans des relations politiques, économiques et écologiques complexes qui dépassent l’espace de la ville (SWYNGEDOUW 2004). Au sein de cette même approche, certaines recherches ont abordé les inégalités d’accès à l’eau dans les villes (JAGLIN 2005), pendant que d’autres ont analysé le pouvoir que les systèmes techniques acquièrent dans la régulation de la vie quotidienne des usagers (LOFTUS 2006). Ces auteurs s’intéressent ainsi au fonctionnement des réseaux en tant que «technologie disciplinaire » et dévoilent l’idéologie moderniste qui leur est sousjacente (KAIKA et SWYNGEDOUW 2000).
Pour autant, les travaux qui considèrent comme objet d’étude la gestion des ressources hydriques dans les villes véhiculent souvent une vision dualiste, divisant les populations urbaines selon qu’elles ont ou non accès à l’eau du réseau urbain. Comme l’indiquent certains anthropologues, une telle perspective s’avère cependant simplificatrice en ce qu’elle occulte la complexité des réalités multiples de l’accès à l’eau que révèle le travail de terrain (ANAND 2011). En outre, problématiser cette question de manière binaire laisse parfois peu de place à la compréhension des pratiques et des représentations quotidiennes des usagers et à la créativité qu’ils déploient pour se procurer l’eau de la ville. Ces actions journalières renvoient par ailleurs à des rapports sociaux spécifiques, à des relations de pouvoir à différentes échelles, mais également aux contingences et à la matérialité propres à la ressource elle même.
De nombreuses études anthropologiques ont contribué au débat portant sur la relation entre culture et environnement, et ont de ce fait rendu visibles les dimensions sociales, politiques et économiques des formes d’accès et de partage de l’eau. Ce faisant, les anthropologues ont développé des outils méthodologiques pour saisir la pluralité des « eaux mineures » (CASCIARRI et VAN AKEN 2013, p. 20), c’est-à-dire la diversité des eaux selon leurs usages, leur qualité, leurs sources, leur histoire ou encore selon les acteurs impliqués dans les échanges qu’elles suscitent. Des chercheurs français ont mis l’accent sur la dimension technique des systèmes d’irrigation (BEDOUCHA 1987 ; WATEAU 2002 ; AUBRIOT 2004 ; RIAUX 2006) et sur d’autres dispositifs hydrauliques (MARIE 1984 ; BEDOUCHA 2011) en relation avec des contextes socioculturels particuliers. D’autres études ont peaufiné des instruments analytiques pour appréhender les systèmes de gestion de l’eau dans des situations coloniales (BERNAL 1997 ; MOSSE 2003, 2006b, 2006c) et dans des contextes de développement planifié (MOSSE 1999, 2006b ; STARO 2009, 2013 ; VAN AKEN 2011) en prêtant une attention particulière aux processus de marchandisation de la ressource (BARON 2007 ; ANCEY et al. 2008 ; CASCIARRI 2008, 2011, 2015a). Ces différents travaux ont contribué à la compréhension des relations entre les usages de l’eau et des formes d’identification individuelles et collectives, ainsi qu’à des dynamiques économiques et politiques plus larges.
Toutefois, l’examen de la littérature présenté ici permet de dresser deux constats. D’une part, les premiers travaux anthropologiques qui ont étudié la dimension sociale de l’eau de manière systématique se sont surtout concentrés sur les systèmes de production agricole, en l’occurrence l’irrigation, au détriment de l’eau de consommation . L’analyse de celle-ci, en particulier dans la sphère domestique, n’est devenue que récemment un objet central et privilégié de recherche abordé depuis peu en milieu urbain.
Bien que l’anthropologie se soit encore peu intéressée à la question de l’eau de consommation en ville, l’idée semble déjà acquise que cette ressource possède un énorme potentiel relationnel en même temps qu’elle constitue un important support de sens pour les individus et les groupes. Il est par conséquent possible d’affirmer que les formes d’accès et de partage de l’eau en milieu urbain sont susceptibles d’être un objet tout à fait pertinent pour l’analyse anthropologique. En effet, l’une des hypothèses de cette recherche suggère que les pratiques et les représentations de l’eau du robinet apparaissent comme une entrée privilégiée pour observer des dynamiques socioculturelles et politiques pouvant se déployer à différentes niveaux. De plus, une exploration systématique de la circulation de l’eau au sein de la microsphère des usagers permet d’aborder les contextes – locaux, nationaux et globaux – dans lesquels l’eau est produite matériellement et construite conceptuellement.
Le parcours de recherche sur les formes d’accès et de gestion des ressources hydriques en milieu urbain dont résulte le présent travail m’a conduit à réfléchir sur deux sujets névralgiques des sciences sociales : l’eau et la ville. Dans ce cadre, le regard anthropologique adopté ici peut apporter des éléments de compréhension sur les stratégies mises en place quotidiennement par les usagers. Cette perspective permet de se démarquer de la dichotomie évoquée plus haut entre ceux qui disposent de l’eau du réseau urbain et ceux que n’en bénéficient pas. Jusqu’alors peu développée dans les études d’anthropologie urbaine, l’analyse de l’accès aux ressources hydriques peut également fournir des matériaux de réflexion sur les relations sociales et de pouvoir qui ont lieu en ville, tout en informant sur les représentations que les citadins peuvent avoir de la nature et des ressources telles que l’eau et la terre. Enfin, travailler en milieu urbain peut enrichir les débats anthropologiques portant sur les dimensions sociales de la gestion de l’eau dans des contextes ruraux.
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