LA PLURALITE DES DISCOURS AUTOUR DU GENOCIDE DES KHMERS ROUGES
Il importe tout de suite de souligner la grande diversité des discours et des récits dans laquelle la jeune communauté cambodgienne est amenée à grandir. Les récits sont souvent partiels, contradictoires, toujours énigmatiques, parfois dérangeants, ou confidentiels, ou partagés par une famille, un groupe… ; ils sont portés par le discours populaire, les discours politiques nationaux et internationaux, les discours des médias pour ceux qui ont accès aux médias, les discours souvent alternatifs des artistes, ou encore les discours académiques naissants. En tant que psychologue centré sur la dimension historico-culturelle de la subjectivation, il est important de mettre à jour et d’organiser cette diversité de discours plus ou moins explicites enracinée dans une histoire du pays inégalement familière mais qui circule et qui est à l’œuvre elle aussi dans chaque psychisme.
L’ambivalence du discours populaire cambodgien à propos de la colonisation française
Aucune situation de colonisation n’est comparable à celle d’un autre pays : même si dans tous les cas la notion générale de souffrance est associée à la mémoire du peuple colonisé, chaque situation de colonisation est inscrite à la fois dans l’histoire particulière du pays colonisateur, mais aussi dans celle tout aussi singulière du pays colonisé. C’est sur ce dernier point que nous commençons par mettre l’accent, pour tenter de comprendre ici cette ambivalence cambodgienne vis-à-vis du colonisateur français, et peutêtre éclairer du même coup une répétition immédiate de l’histoire, radicalisée par le clivage « Est-Ouest » qui a suivi, juste après l’indépendance. Avant la colonisation française en effet, le Cambodge était traversé par de nombreuses guerres tant avec le Vietnam qu’avec la Thaïlande et le Laos qui ont toujours convoité les terres riches et relativement plates du Cambodge ainsi que son sous-sol. Ces pays voisins exploitaient la rivalité familiale des rois du Cambodge et à l’époque le Cambodge était sous la domination du Siam (Thaïlande). Il se retrouvait en position extrêmement faible, ses terres étaient pratiquement réparties entre le Vietnam et la Thaïlande.
C’est pour en finir avec ce risque d’anéantissement du Cambodge que le roi ANG Duong qui a régné au Cambodge en deux mandats, de 1841 à 1844 et de 1844 à 1860, a fait intervenir Napoléon III (il avait écrit une lettre à celui-ci le 14 juin 1853) à ce moment de l’Histoire où le mouvement de colonisation européen s’imposait dans les pays les plus démunis et dans les pays du Mékong. La colonisation française a permis au Cambodge, on peut le dire, de 1863 à 1953 de reprendre à la Thaïlande 2 provinces (Siem Reap et Battambang) et de neutraliser les velléités d’envahissement par le Vietnam, d’autant que le Vietnam avait reçu du même Napoléon III les provinces dénommées Cochinchine pendant la colonisation (Sud-Vietnam actuel et Sud-Cambodge), lesquelles sont restées des propriétés du Vietnam dans le découpage du Vietnam actuel. Si bien que le discours populaire des Cambodgiens sur la colonisation contient une dimension positive de régulation et surtout de restauration identitaire du Cambodge luimême. Cette dimension positive s’est d’autant mieux maintenue que ce n’était pas une colonisation comme les autres mais un Protectorat, et que l’indépendance s’est réalisée sans guerre mais par des traités et des engagements entre les partenaires (cambodgiens et français).
Le changement de colonisateurs et le processus de radicalisation fratricide des discours cambodgiens
Les avancées de la psychanalyse nous permettent une relecture dans l’après-coup (Freud, 1918-1954) des récits univoques qui ont expliqué jusqu’ici aux Cambodgiens le génocide Khmer Rouge, et ainsi de saisir la part idéologique du refoulé dans ces récits.
Le discours consensuel importé
D’une façon générale en effet et depuis le génocide, un discours consensuel attribuait au régime communiste de l’Etat du Kampuchéa démocratique (Khmer Rouge) l’unique et entière responsabilité de ce génocide. Il est vrai qu’en l’absence de discours académique et de mobilisation politique du peuple cambodgien, dans un contexte de pauvreté extrême et de dépendance aux nombreuses Organisations Non-Gouvernementales (ONG) – pour la plupart américaines ou anglo-saxonnes – la pression médiatique occidentale avait libre cours pour implanter cette seule et unique explication.
La soif nouvelle des jeunes pour les discours informatifs
Mais l’explosion récente des Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication (NTIC), et en particulier des réseaux sociaux de type Facebook, a suscité dans la jeunesse cambodgienne une soif des discours informatifs qui prend aussi sa source dans le début de relecture de l’Histoire impulsée par le Tribunal International Khmers Rouges (de 2007 à nos jours) et diffusé à la télévision cambodgienne, ce qui a introduit chez les Cambodgiens un nouveau rapport aux Droits de l’Homme. Cette démarche critique est acceptée et légitimée au Cambodge qui, gouverné par un Royaume démocratique, accepte le débat éclairé, la pluralité des Partis Politiques, et l’écriture distanciée. Si bien qu’on assiste actuellement au Cambodge à un mouvement alternatif des jeunes, avides disent-ils, d’ouvrir la fenêtre noire. Ainsi, à partir des discours d’analyseurs indépendants vivant au Cambodge ou à l’étranger, à partir également des écrits des anciens responsables Khmers Rouges emprisonnés on non, les Cambodgiens de tous âges prennent désormais la mesure de la double instrumentalisation dont ils ont fait l’objet dès l’indépendance, et ils réalisent que la version répandue par l’Occident ne faisait référence qu’à l’instrumentalisation communiste.
Le trou dans le discours construit par l’Occident sur le génocide
Or la fenêtre noire s’ouvre maintenant sur les étapes de l’instrumentalisation libérale, et des nouveaux récits sont à la portée de la jeunesse cambodgienne, par la toile (Vitchek, 2014). Ces récits reviennent sur une période de l’histoire du Cambodge occultée dans les discours médiatiques mais qui pourtant explique aussi la suite génocidaire, à savoir lorsque le Cambodge s’est retrouvé sous l’influence à la fois des pays du bloc communiste et sous celle des pays du bloc libéral, en particulier sous la pression de la guerre du Vietnam. Le Vietnam du sud était en coopération avec les Etats-Unis pour faire la guerre contre le Vietnam du nord soutenu par la Chine et la Russie. Autant les Vietnamiens du nord que les Américains savaient clairement que le Cambodge était à une localisation stratégique pour gagner la guerre (Radio France International, 2013). Dans de telles conditions, le roi NORODOM Sihanouk a choisi la position de neutralité en représentant le Cambodge. Selon KHIEU Samphân (2004), la décision de neutralité du roi NORODOM Sihanouk a provoqué la colère des Etats-Unis qui qualifiaient cette position de pas morale ou d’immorale. Mais les jeunes Cambodgiens découvrent aussi actuellement que les Etats-Unis n’en sont pas restés là, parce que la position de neutralité du Cambodge empêchait vraiment leur victoire sur le Vietnam du nord et empêchait aussi l’expansion de leur pouvoir dans l’Asie. En effet KHIEU Samphân montre qu’en 1963 les États-Unis avaient fait un don au Cambodge à hauteur de 14% des revenus totaux du pays, tout en l’assortissant de conditions particulières : 30 % de ce don étaient pour le soutien militaire mais les 70% restants étaient sous forme de crédits commerciaux exclusifs, c’est-à-dire que le Cambodge devait acheter les articles seulement aux États-Unis tels que des voitures, des réfrigérateurs, des machines … etc, ensuite ces articles étaient pour vendre aux gens cambodgiens (Khieu, 2004). Si l’ensemble des Cambodgiens d’aujourd’hui ont les éléments pour découvrir que cette annonce de don des Etats-Unis masquait plutôt une forme d’aliénation à ces mêmes États-Unis, ils peuvent également retrouver la mémoire de ce que fut concrètement le trou introduit par l’idéologie capitaliste avant 1975 : cela n’a pas provoqué du profit pour le Cambodge mais au contraire une véritable crise économique et de société. En effet des problèmes économiques ont surgi car la création de nouveaux besoins au service de l’idéologie de la consommation a heurté violemment les pratiques des Cambodgiens et a introduit la corruption ; ils se sont accompagnés d’un problème social (la classification des gens, l’exploitation par la finance, la création d’une classe bourgeoise avec des services de consommation multiples.., la prostitution, les jeux…etc.) et aussi d’un problème de culture, certains Cambodgiens avaient imité le mode de vie des Américains au nom de la modernisation de la vie (appât de l’argent, du brillant, des apparences, contrairement à la vie au temps des Français, qui existait au Cambodge à l’époque). Un clivage interne était introduit.
Les États-Unis avaient donc provoqué le chaos au Cambodge par l’utilisation des forces internes et des forces externes. Pour les forces externes les Etats-Unis avaient armé le Sud-Vietnam qui a alors envahi le Cambodge massivement en 1958 (Radio Free Asia, 2012) et les dégâts dans la population ont été considérables. Pendant ce temps de chaos, trois mouvements divisaient le pays, le premier groupe était composé de ceux qui soutenaient l’esprit de neutralité crée par le roi NORODOM Sihanouk. Le deuxième groupe, était le mouvement communiste qui avait l’objectif d’enlever le régime capitaliste et l’américanisme et d’amenant le Cambodge vers une réelle indépendance. Le troisième groupe renvoyait aux gens (les riches, les bourgeois, les commerçants, les militaires, les capitalistes, etc.) qui aimaient l’aide des États-Unis, autrement dit qui aimaient les dollars. Les États-Unis aidaient ce troisième groupe tant dans la construction de cette nouvelle idéologie que financièrement pour qu’ils puissent travailler en combattant contre l’Etat du roi Sihanouk. Ce groupe pensait que seuls les États-Unis pouvaient conserver le Cambodge pendant ce moment compliqué. Avec l’aide des États-Unis, ce groupe s’était de plus en plus agrandi, sans arrêt, et radicalisé tandis que l’économie de l’état cambodgien était très tendue. La ville était très attractive pour les gens parce qu’ils pensaient que seule la ville pouvait faire vivre avec la vie moderne et le bonheur et que de jour en jour les gens se mobiliseraient vers la ville. Mais réellement, la ville n’était un paradis que pour les riches et les capitalistes qui avaient pris le modèle de vie des Américains. A partir des années soixante, la guerre entre les États-Unis (alliés au Vietnam du sud) et le Vietnam du nord était tendue. Les Etats-Unis faisaient les bombardements sur les zones autour de Prey Norkor (nom khmer qui signifiait Forêt des pays d’Angkor, actuellement c’est Hochiminh Ville) pour détruire les Viet Congs ; de plus la route permettant de transporter des armes et de la nourriture du Vietnam du nord vers le sud pour soutenir les soldats avait été coupée par ce bombardement (Norodom, 1973). Comme le Vietnam du nord n’avait plus les moyens de transporter les matériaux pour faire la guerre contre les Américains et les Vietnamiens du sud, il avait fait la proposition de transporter ces matériaux via le Cambodge : du Vietnam du nord au port de Sihanouk Ville après la traversée des zones autour de Prey Norkor /HCMV et aussi de territoires cambodgiens (les frontières CambodgeVietnam). Selon Khieu (2004), le Roi NORODOM Sihanouk avait accepté cette proposition pour les raisons suivantes : « Norodom Sihanouk pensait que son aide pour le Vietnam du Nord à propos de l’utilisation du Cambodge dans le transport des armes de guerre pour se battre contre les soldats des États-Unis, pouvait restreindre la propagation de cette guerre vers le Cambodge et une autre raison il pensait que le Vietnam du Nord gagnerait cette guerre, alors que son aide servirait pour une bonne relation entre le Cambodge et le Vietnam en tant que pays voisins » (Khieu, 2004, p. 20). Selon Radio France International (ibid.) « le roi Norodom Sihanouk était persuadé que les États-Unis ne gagneraient jamais la guerre contre les pays du bloc communiste ». C’est pour cette raison que les États-Unis ont interprété la position de neutralité du Cambodge établie par NORODOM Sihanouk comme étant tournée vers le bloc communiste et qu’ils ont répandu cette interprétation.
INTRODUCTION |