L’action du Premier Ministre Chaban-Delmas pour rendre la France industrielle plus performante (1969-1972)
Beaucoup d’études ont reconstitué l’histoire des « années Pompidou »1 et de la seconde moitié des « Trente Glorieuses »2 ; la politique industrielle de Pompidou, la politique d’innovation, la politique énergétique, la politique de coopération économique européenne, ont largement été scrutées, tandis que le Comité pour l’histoire économique et financière de la France a recueilli nombre de témoignages d’experts de ces années dans le cadre d’une large enquête d’histoire orale. Mais l’occasion de cerner au plus près un ’’processus de décision’’ microéconomique, à l’échelle d’une équipe gouvernementale, est fournie par l’ouverture des dossiers personnels3 d’un conseiller essentiel du Premier Ministre Chaban-Delmas (juin 1969-juillet 1972), Simon Nora, dont les archives ont été récemment recueillies ; or c’était le principal expert au coeur des initiatives économiques du gouvernement Chaban-Delmas. Leur lecture ne débouche pas sur une révolution, dans le récit des faits, ni dans l’analyse de l’évolution historique, mais elle procure des éclairages stimulants pour mieux comprendre le processus de prise de décision dans la conception d’une « politique publique » et, notamment, de la « politique industrielle », dans le cadre d’une politique conjoncturelle destinée à louvoyer entre les écueils d’une mini-récession en 1971 et les tensions de l’inflation4. Si l’expression et la réalité d’une politique industrielle se sont depuis lors estompées avec l’intégration de la France dans l’espace économique européen, à l’époque, cette forme d’action publique mobilisait les commandes publiques, l’octroi des subventions de développement sectoriel (par le biais du FDES-Fonds de développement économique et social5) et d’aménagement du territoire, les circuits publics ou semi-publics de financement (banques spécialisées telles que la Banque française pour le commerce extérieur ou le Crédit national) et les entreprises nationalisées (en particulier dans l’énergie, avec EDF, la Compagnie française des pétroles, Elf-ERAP-Société nationale des pétroles d’Aquitaine ou CDF-Charbonnages de France), afin de construire une rationalité dans l’allocation des ressources budgétaires ou publiques et dans la modernisation devant assurer la compétitivité du pays. Or le gouvernement Chaban-Delmas se situe à la crête d’un mouvement économique de croissance lancé au milieu des années 1950, quand les « Vingt Glorieuses » ont succédé à la Reconstruction, jusqu’au tournant de 1974, et ainsi contribué au « miracle français »6 – avant la grande crise7 des années 1974-1994. Aussi notre analyse portera-t-elle plus sur des « ajustements » que sur des « révolutions ». Cela dit, la marge de manœuvre de Chaban- Delmas était plus nette à cette époque par rapport aux années 1980-2000 parce que l’économie française était soumise à une contrainte externe relativement faible : l’ouverture commerciale était encore relativement modeste par rapport à la fin du XX siècle ; l’Union européenne, la monnaie unique, la Banque centrale européenne n’existaient pas encore, et le gouvernement pouvait donc être un « agent » déterminant, en particulier pour préparer le mouvement vers l’intégration européenne et anticiper sur ses exigences de compétitivité. L’établissement du bilan d’une éventuelle politique réindustrialisatrice du gouvernement Chaban-Delmas reste délicat car, sur ce registre de la « politique industrielle », une durée de trois années est insignifiante dès lors que les projets se déploient au moins sur une décennie8. Par ailleurs, le gouvernement Chaban est à cheval sur deux plans nationaux : il mène à son terme les programmes d’action structurants du Ve plan (sidérurgie, informatique, construction navale, construction aéronautique, espace, notamment, prévus sur 1966/1967-1970/1971) et il contribue à définir les projets du VIe plan. Toutefois, dans le cadre de la logique « volontariste » du développement économique de l’époque – valide jusqu’au milieu des années 1980 –, des caps sont indéniablement franchis sous le gouvernement Chaban-Delmas ; des inflexions sont esquissées avec clarté et fermeté, et tous ces changements sont sinon initiés, du moins analysés, soupesés, co-décidés par les hommes du cabinet à Matignon. La difficulté réside dans l’évaluation de leur influence aux côtés des hommes de l’Élysée, voire de la Rue de Rivoli : au débat « années Chaban/années Pompidou ? » s’ajoute la part de continuité avec les années gaullo-pompidoliennes. Les débats interministériels visent à accélérer ce processus, et le cabinet de Chaban-Delmas est un levier influent, mais en étroite liaison avec l’Élysée et la Rue de Rivoli. 1. Les enjeux d’une politique industrielle performante Les enjeux de la politique Chaban-Delmas se situent sur plusieurs registres. Le pays venait de sortir d’une grave crise monétaire (novembre 1968) et d’une grave crise sociale (« mai 68 ») : il s’agissait de stabiliser la monnaie et de favoriser la mobilité de l’emploi pour stimuler l’adaptation de la population active sans qu’une pression déflationniste et une déferlante de licenciements viennent accentuer la hausse du chômage déclenchée vers 1964-1967. Par ailleurs, le pays venait de connaître une accélération du processus de son ouverture commerciale dans le cadre du Traité de Rome (libre échange complet entre les Six en juillet 1968) et dans le cadre du GATT (accomplissement du Kennedy Round en juillet 1967), ce qui créait une ardente obligation de rendre l’économie plus compétitive9, en une deuxième grande étape après la période de transition de la Reconstruction à l’expansion vécue depuis le tournant des années 1950 : « Fragile économiquement […], la France prenait du retard sur les grandes nations industrielles […]. [La société] était bloquée par l’état de notre économie, sujette aux désastreux coups de chauffe de l’inflation. Et elle était malade des insuffisances de notre industrie.