Les usines et les conditions de travail dans les années 1930
À Kellermann, il y a la mise en place d’une « usine-vitrine12 » de la firme. C’est là où l’on fait la construction des moteurs d’avions. Sa superficie est de 36 000 mètres carrés en 1935. L’usine de Kellermann est spécialisée dans l’usinage, le traitement thermique, l’ajustage des pièces, le montage et les essais de moteurs.
Un département annexe construit des motocyclettes13. Cette usine en 1935 emploie 2 000 ouvriers et manœuvres, 200 employés et 50 ingénieurs. Paul-Louis Weiller est un ingénieur issu de l’École Centrale, d’abord secrétaire général puis administrateur délégué. C’est un ancien pilote de guerre pendant la guerre de 1914 et 1918. De 1922 à 1940, il est le directeur de la Société Gnome et Rhône14.
L’usine de Gennevilliers comporte deux parties : l’usine de motocyclettes et l’usine de forges et de fonderies. Elle est « l’usine clef »16 puisque c’est là que sont fondues et forgées toutes les pièces utilisées par les autres usines de Gnome et Rhône pour les moteurs d’aviation. À l’usine de Gennevilliers, les forges et les fonderies supplantent la construction de moteurs17. Il y a de nombreuses annexes comme les ateliers d’outillages, d’ébarbage18, de modelage. Les activités de prestige y sont très présentes : le bureau d’études, les laboratoires de recherche, les bancs d’essai spéciaux… En 1934, sa taille est de 220 000 mètres carrés19. Cette usine emploie 800 ouvriers et employés.
L’usine de Gennevilliers est dirigée depuis 1920 jusqu’en août 1944 par Émile Germinet. Il est ingénieur issu de l’école des Arts et Métiers d’Aix en Provence.
L’usine d’Arnage au Mans est « l’usine à la campagne ». Elle est achevée en juin 1939 : le souhait de l’État est d’y produire des pièces détachées. En réalité, il n’y a que des logements pour les travailleurs de Gnome et Rhône et une fabrication de dalles.
Ces informations sont rédigées dans la revue Plein Ciel Gnome & Rhône et la revue qui la précède Gnome et Rhône. Ce sont des revues d’ « information ». La diffusion est externe. Cette revue donne de précieuses informations même s’il faut évidemment prendre les informations avec beaucoup de prudence, car cette revue est avant tout « publicitaire » et politique. Leur devise est « Patrie, travail, famille ». Cela peut nous rappeler la devise qui va se mettre en place sous Vichy.
Un fait très important est qu’il y a beaucoup d’oeuvres sociales comme un service social, des colonies de vacances, un dispensaire avec un service médical, une coopérative, des restaurants d’usine et un centre d’apprentissage en 1928 dont Henri Bourrillon dit Pierre Hamp sera le directeur25. Ces oeuvres sociales seront le socle du comité d’entreprise. Il y a donc une culture d’entreprise. On voit grâce à cela le développement du paternalisme d’usine. Il faut rappeler que la Société des Moteurs Gnome et Rhône est une entreprise très prospère avant la guerre26.
Ce qui est intéressant c’est de comparer les salaires des travailleurs de l’aéronautique à ceux des autres professions. Paul-Louis Weiller explique qu’un ouvrier qualifié de cette branche gagne un salaire de base minimum de 12,20 francs de l’heure soit 1952 francs par mois. Il gagne donc 18,3 % de plus qu’un commissaire de police, 30 % de plus qu’un inspecteur des finances, 34,5 % de plus qu’un instituteur, 39,4 % de plus qu’un sous-lieutenant, 50 % de plus qu’un commis d’ordre de ministère, 91,5 % de plus qu’un auxiliaire du ministère27… Du fait de leur salaires, les ouvriers de Gnome et Rhône participent peu aux grèves de 1936.
Ces usines des années 1930 changent de façon rapide selon la demande du gouvernement pour moderniser la production de l’aéronautique.
Le programme de réarmement et la modernisation de la production
En juin 1937, sous le gouvernement Chautemps au pouvoir, Paul Ramadier est le ministre socialiste du Travail. Au plan économique et social, la situation est tendue. Les conflits augmentent dès 1937. Le coût de la vie est en progression.
Dans les entreprises de la métallurgie dont fait partie Gnome et Rhône, les grèves se multiplient. Il y a de plus une montée du chômage. En mars 1938, une grève a lieu qui dure plusieurs jours par le personnel de Gnome et Rhône. On demande une augmentation des salaires. En 1936, Paul-Louis Weiller s’oppose à la nationalisation comme le prévoyait le Front populaire. Par suite de son action qui crée une nouvelle organisation patronale, la Société reste privée. La S.M.G.R.28, qui n’a pas été nationalisée comme d’autres en 1936, demande un renouvellement de la convention collective, des hausses de salaires et la défense des acquis de 1936.
Léon Blum constitue le 13 mars 1938, un gouvernement « d’unité nationale autour du Front populaire ». Le 15 mars 1938, a lieu une réunion entre un représentant Albert Sérol (nouveau ministre du Travail), Paul-Louis Weiller et des délégués ouvriers de la C.G.T29 (qui est à l’époque le seul syndicat). La direction va développer le travail aux pièces : « Tout ouvrier qui produira plus de pièces gagnera plus d’argent ». De plus, on met en avant le fait que les ouvriers de Gennevilliers produisent plus que ceux de Kellermann augmentant les conflits entre les ouvriers et la direction.
Léon Blum obtient un accord des syndicats, avant les décrets-lois de Reynaud, pour un allongement du temps de travail qui passe à 45 heures. Dans la Vie ouvrière (organe de la C.G.T.) du 7 avril 1938 on peut lire : « Tous les postes importants sont occupés jour et nuit : le dépôt d’essence, les bancs d’essai, les machines aussi sont objets de soins et de surveillance. Partout règne la propreté.
Mieux, les travailleurs en lutte ont compris la nécessité qu’il y a d’assurer à notre fabrication de guerre une certaine continuité aussi les prototypes sortent des usines. Les équipes spécialisées pour les essais peuvent se rendre librement sur les terrains d’aviation. La solidarité ouvrière n’a pas manqué ».30 Les ouvriers ont conscience de la gravité de la situation de leur pays. Ils ne refusent pas de travailler pour la Défense nationale mais ils veulent préserver les meilleures conditions de travail. Le 8 avril 1938, 13 000 ouvriers de Gnome et Rhône sont en grève.
Les décrets-lois Reynaud (président du Conseil) des 12 et 13 novembre 1938 augmentent les impôts, assouplissent le contrôle des prix, suppriment le régime des 40 heures etc. Les ouvriers protestent ceux-ci qui portent atteinte à la limitation de travail à 40 heures. Le 21 novembre 1938, un mouvement de grève et d’occupation des usines a lieu. Les ouvriers ne critiquent pas que les heures de travail soient en forte augmentation du fait des impératifs de la Défense nationale, mais surtout la menace des licenciements non justifiés. On peut le lire dans La Vie Ouvrière du 14 juillet 1938 et celle du 30 novembre 1938 : « […] On impose des heures supplémentaires dans certains ateliers tandis que dans d’autres on réduit l’horaire et on licencie du personnel […] On a licencié la semaine dernière 21 ouvriers fondeurs, mouleurs et noyauteurs […] S’étonnerat-on dans ces conditions qu’une grande effervescence règne dans les ateliers ? […] La direction résout à sa façon le problème de la production pour la Défense nationale, car les provocations et licenciements arbitraires sont toujours en pratique dans cette usine […] Tout est mis en oeuvre pour créer une atmosphère désastreuse, la direction vient de prendre la décision d’un licenciement massif à l’école d’apprentissage (26) en oubliant volontairement les obligations qu’elle s’était engagée à respecter en signant l’additif sur l’apprentissage. D’autre part, la direction de Gennevilliers informe son personnel qu’un licenciement massif important est à prévoir en septembre ».
À cause des grèves et des revendications des ouvriers, la direction menace de déplacer une partie des services de Kellermann au Mans. La grève s’étend dans certaines entreprises de la région parisienne et à Gnome et Rhône de Gennevilliers. Le 30 novembre 1938, la grève est générale, mais elle échoue et est réprimée violemment. Pierre Hamp explique que 1938 marque le fait que Gnome et Rhône est en crise : il décrit une hiérarchie d’entreprise, le rôle du syndicat C.G.T., les pratiques pour freiner la production, les manipulations de la direction avec « les mouchards »… Les grèves de 1938 vont freiner le redressement en cours de l’industrie aéronautique française.