Théorie de la réception selon Jauss
Malgré le grand engouement dont ils sont l’objet, les contes de Fred Pellerin ne constituent pas une nouveauté absolue. Ils s’inscrivent dans une continuité et possèdent des références qu’il est impossible d’ignorer lorsqu’on en fait l’analyse. Ainsi, il est fort probable que le genre du conte à la manière des Contes de Jas Violon, œuvre emblématique du genre au XIXe siècle, « cré[e] une certaine attente de la « suite » et de la « fin », attente qui peut, à mesure que la lecture avance, être entretenue, modulée, réorientée, rompue par l’ironie », comme l’écrit Jauss. C’est dans cette optique que nous tenterons de voir si les contes de Fred Pellerin déplacent ou reconduisent l’horizon d’attente de ses lecteurs en nous référant, bien sûr, aux Contes de Jas Violon de Louis Fréchette. Nous espérons ainsi vérifier l’hypothèse selon laquelle le conteur Fred Pellerin, bien que s’inscrivant assez fidèlement dans la tradition du conte littéraire québécois (représentée ici par Louis Fréchette), se détache çà et là du genre tel qu’on le connaît et explore certaines voies nouvelles. Pour ce faire, nous ferons appel aux trois aspects que Jauss fait intervenir dans l’application de sa théorie. Il sera question, dans un premier temps, du genre du conte et des caractéristiques qui s’y rattachent, ce que Jauss appelle l’expérience préalable du genre. Dans un second temps, nous interrogerons les divers éléments du fantastique, ce que le théoricien nomme les formes et thématiques. Finalement, nous nous pencherons sur la question linguistique, c’est-à dire l’opposition entre langue poétique et langue pratique, toujours pour prendre les termes de Jauss. Mais tout d’ abord, afin de bien poser l’horizon d’attente par rapport au genre du conte, nous débuterons par une brève évocation de la constitution du genre au XIXe siècle pour ensuite analyser, tour à tour, nos deux conteurs, selon les différentes perspectives mentionnées ci-haut.
Le conte littéraire à travers le temps
Le conte s’est imposé dans le champ littéraire au cours du dernier tiers du XIXe siècle. Cet essor est lié au projet littéraire romantique de fonder une littérature nationale qui exprime l’ essence de la nation canadienne-française et qui soit en même temps une réfutation du rapport Durham. L’ esprit de ce projet est résumé dans l’ épigraphe des Soirées canadiennes, empruntée à Charles Nodier, exhortant à se hâter « de soustraire nos belles légendes canadiennes à un oubli dont elles sont plus que jamais menacées, à perpétuer ainsi les souvenirs conservés dans la mémoire de nos vieux narrateurs, et à vulgariser la connaissance de certains épisodes peu connus de l’histoire de notre pays ». Les maîtres du genre, tels que Joseph-Charles Taché dans les Trois légendes de mon pays (1861) et Henri Raymond Casgrain dans ses Légendes canadiennes ont montré la voie à suivre à la génération suivante en publiant de nombreux récits brefs qui exploitent la couleur locale du Canada français. À leur suite, « une vingtaine de jeunes auteurs se sont en effet exercés à l’écriture en produisant plus de 300 contes, nouvelles et légendes, corpus qui témoigne de la popularité et de l’importance du genre .» On pense notamment à Faucher de Saint-Maurice avec À la brunante (1874), à Benjamin Sulte avec Au coin dufeu (1877), à Honoré Beaugrand avec La chasse-galerie (1891) et bien sûr à Louis Fréchette avec, entre autres, les Contes de Jas Violon (1905). «Tous ces récits, en conformité avec le discours idéologique dominant, poursuivent les mêmes buts: susciter l’intérêt des lecteurs dans le respect de la morale et dans la fidélité au passé et aux traditions .» De ce nouvel engouement résulte un plus grand intérêt de la part des éditeurs qui commencent peu à peu à s’intéresser au genre en offrant aux auteurs une tribune autre que les périodiques pour publier leurs récits. On voit donc apparaître quelques recueils qui connaîtront, pour la plupart, un assez grand succès. À cette époque, ce sont les fortes aspirations nationalistes des Canadiens français qui guident la production littéraire. Joseph-Charles Taché, dans Forestiers et voyageurs (1863), témoigne très clairement de cette réalité: « Ces légendes et ces contes, dans lesquels les peuples ont versé leur âme, avec lesquels ils ont cherché à satisfaire, dans certaines limites, ce besoin du merveilleux qui est le fond de notre nature ; ces souvenirs réels ou fictifs attachés à tel ou tel endroit de chaque pays habité, constituent une portion notable, le fond on peut dire, de toute littérature nationale . » Ce désir de mettre en place une mémoire nationale a certainement été le précurseur d’une bonne partie des nombreux récits brefs publiés au Québec au cours de la seconde moitié du XIXe siècle. Depuis cette fructueuse période, le conte littéraire est devenu un genre à part entière. De nos jours, Fred Pellerin est sans doute un des derniers héritiers de cette tradition de passeurs de mémoire. Ses contes, et surtout la façon dont il les met en contexte, prolongent d’une certaine manière le projet des auteurs du XIXe siècle par le souci de fixer la mémoire dans le temps par le biais de contes bien de chez nous. Cette correspondance, à plus d’un siècle et demi d’intervalle, témoigne de cette perpétuation de la tradition du conte québécois. Ce mémoire s’appuiera en outre sur le concept d’horizon d’attente de Hans Robert Jauss, horizon par rapport auquel se situe toute nouvelle œuvre, soit en le reconduisant, soit en le déplaçant .
Les récits brefs ont réellement émergé dans le champ littéraire québécois au cours du XIXe siècle. En grande partie inauguré grâce aux propos et à la pratique de l’abbé Casgrain et de Taché, ce mouvement voit naître des œuvres qui suivent généralement la même trajectoire axée sur la fondation d’une littérature nationale et sur la volonté de consigner à l’ écrit des histoires qui ont été racontées dans les veillées traditionnelles et qui ont marqué l’imaginaire des Canadiens français. Toutefois, cet avènement, bien que suscité par un mouvement national d’importance, est caractérisé par un certain éclectisme dans les choix génériques des auteurs. «En sous-titrant à leur gré, semble-t-il, leurs récits, plusieurs auteurs expriment la même confusion dans l’ appellation des genres; ainsi une légende peut porter le sous-titre de conte ou de nouvelle, et vice versa. [ … ] Par leurs productions, ils veulent avant tout particulariser la culture et l’identité canadiennes en puisant à la tradition folklorique et en situant leurs récits dans un décor familier ;. Quoique certaines tentatives aient été faites afin de circonscrire plus particulièrement les genres du conte et de la légende, les mentions génériques des récits brefs du XIXe siècle demeurent ambiguës. Même encore aujourd’hui, ces termes sont utilisés de façon presque aléatoire, à preuve les récits de Fred Pellerin que l’on qualifie tantôt de contes, tantôt de légendes. C’est donc dans le but de comprendre l’évolution des caractéristiques que présentent les œuvres identifiées comme des contes et afin de savoir si l’ œuvre de Pellerin reconduit ou déplace l’horizon d’ attente de son public qu’il devient intéressant d’ analyser les éléments constitutifs du genre. Cette première étape de notre étude correspond à ce que Jauss appelle l’expérience préalable du genre et vient définir les attentes du public de Fred Pellerin en supposant que celui-ci connaît les fondements du genre dont les œuvres du conteur relèvent, fondements qui, dans ce cas-ci, sont représentés par les Contes de Jos Violon de Louis Fréchette, ce qui ne signifie pas que le lecteur de Pellerin ait lu Fréchette, mais qu’il hérite d’une compréhension du genre façonnée en son temps par Fréchette notarnrnent.
Bien sûr, à l’époque de Fréchette, quelques définitions ont été mises en avant afin de situer les limites du conte et de la légende. Parmi les définitions les plus probantes, on distingue celle d’Henri-Raymond Casgrain pour qui « les légendes sont la poésie de l’ histoire » et celles de Joseph-Charles Taché pour qui « la légende est catholique et le conte est français ». Bien que permettant d’ emblée une certaine orientation, ces définitions ne sont pas suffisamment opératoires pour la démarche que nous tentons et s’appliquent plus ou moins bien à la modernité des récits de Pellerin. C’est dans cette optique que nous proposons l’analyse de notre corpus en regard d’une définition des récits brefs portant la mention générique de conte qui, selon nous, seraient caractérisés par une certaine matière, par des procédés de véridiction et par la présence d’ un conteur. Ces deux derniers éléments, empruntés à la tradition orale, sont traditionnellement associés au genre du conte et semblent confirmer la pertinence de la mention générique de ces récits. Toutefois, la matière de ces derniers semble un peu plus ambiguë, car elle oscille entre les genres de la légende et du conte. Empreinte de réalisme et souvent inspirée d’ une expérience vécue ou d’un événement fondateur, la légende exprime souvent les origines d’un phénomène ou tout simplement de certains gestes du quotidien. Beaucoup plus merveilleuse, la matière du conte s’articule quant à elle autour d’ événements moins réalistes qui illustrent souvent une moralité et qui peuvent, parfois, entraîner un sentiment de peur chez le lecteur. En somme, si les contes du XIXe siècle sont fidèles au geme en présentant un conteur et des procédés de véridiction, la matière proposée relève souvent beaucoup plus de la légende. Cette proposition s’appuie en outre sur les travaux de certains spécialistes du geme, tel que nous aurons l’occasion de le voir dans l’étude de chacun de ses trois aspects présents dans les Contes de Jas Violon de Fréchette et dans les trois recueils de contes de Fred Pellerin.
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