Essor des structures financières associatives mutualistes
Les États des pays du Sud ne sont plus à même d’assurer leur fonction de redistribution (Favreau et Fréchette, 2002a), c’est-à-dire de pourvoir aux besoins socio-économiques de leur population . Dans ce contexte, les populations rurales et urbaines de ces pays sont obligées de développer de nouvelles formes de solidarité et d’entraide dans le souci de trouver des solutions aux problèmes auxquels elles se trouvent confrontées. En Haïti, par exemple, l’impossibilité d’obtenir des services financiers appropriés met la population du monde rural dans une situation de dépendance vis-à-vis des systèmes usuraires traditionnels dont les charges à supporter sont très onéreuses. Ainsi, la thèse de Nicolas (2004) présente le crédit usuraire comme la principale cause de l’endettement paysan et de la paupérisation en milieu rural. La population rurale n’a pas toujours accès au système bancaire. Jacquier (1999) présente cette situation non seulement comme un handicap pour le monde rural dans les pays en développement, mais aussi comme l’une des causes de sa marginalisation économique. La marginalisation bancaire engendre, de surcroît, des conséquences microéconomiques et macroéconomiques. Aux conséquences microéconomiques de la marginalisation bancaire sont associées la pauvreté et l’exclusion sociale; sur le plan macroéconomique, la marginalisation bancaire est considérée comme un frein à la mobilisation de l’épargne et au développement local.
C’est dans le contexte de la non-satisfaction des besoins socio-économiques qu ‘ont émergé des systèmes de solidarité ou d’innovations socio-économiques à base communautaire comme solutions de rechange à la satisfaction des besoins locaux (Develtere et Fonteneau, 2004). Divers facteurs et problèmes du secteur financier formel ont engendré une prolifération associative dans le secteur de l’ épargne et du crédit. Par exemple, depui s plus d’une décennie, se développent en Haïti des structures décentralisées de financement dont l’ archétype est la mutuelle de sol idarité . Ces structures, à l’ instar des coopératives, expriment la désarticulation entre, d ‘ une part, un système bancaire inaccessible en raison de ses exigences à la majorité de la population rurale et, d’autre part, une forte demande sociale en financement, mais qui est réprimée . Les mutuelles de solidarité ont connu une croissance rapide de 1997 à nos jours ; pourtant, seules les coopératives bénéficient jusqu ‘ à aujourd ‘ hui d ‘ une reconnaissance légale et sont soumises à une instance de tutelle . Selon les acteurs impliqués, les mutuelles de solidarité ont pour vocation d ‘ apporter à leurs membres des services financiers et non financiers (épargne, crédit et secours) dont ils sont largement privés par ailleurs, dans l’ objectif de changer leur vie par le renforcement de la vie collective. Outre l’ objectif de satisfaction de besoins financiers, les promoteurs des mutuelles de solidarité (MUSO) les conçoivent comme des vecteurs de la structuration du milieu rural et de son développement. D’autres les qualifient «d’o util s de changement soc ial, so lidaire et d’éducation populaire» (Tai llefer, 2007, resso urce électronique). Selon l’analyse de Develtere et Fonteneau (2004) sur l’économie soc iale haïtienne, ces initiati ves s’ inscrivent dans le secteur de l’économie soc iale. Le concept d’ économie sociale qui a fa it son appari tion en Europe depu is plus de 150 ans n’a tro uvé sa place da ns les grands discours politiques en Haïti qu’au cours de l’ année 2007.
En effet, le go uvernement haïtien, le Mini stère des Affaires sociales et du Travai l (MAST) en partenariat avec le Conse il National des Coopérati ves (CNC) ont tenu en 2007 un for um sur l’ éco nomi e soc iale pour examiner les poss ibili tés d’apporter une nouvelle di mension à la vie socio-économique de la population haït ienne. Parallèlement, se manifeste du côté de l’État une prise de consc ience de l’ importance d’ une autre ap proche de déve loppement qualifiée de déve loppement local dont témoigne la tenue des journées « portes ouvertes» depui s l’année 200 5. L’ un des thèmes au coeur du débat de 2008 était «le fi nancement du développement local». L’accès au capita l fi nancier est plus que jamais reco nnu com me un facteur clé du déve loppement local. La situation éco nomique et soc iale semble préoccuper plu s que jamais les acte urs locaux. La questi on d’ un système de crédit appro prié est soulevée comm e un frein au processus de paupérisation de la paysa nnerie haïti enne et comm e un vecteur de développement rural. Par ai ll eurs, les mutuelles de so lidarité sont perçues comme des outil s fi nanciers appropriés, mais leur contri buti on au déve loppement du milieu haïtien reste encore méconnue. De ce fait, il est nécessaire d’examiner les possibilités qu’offre l’économie populaire et solidaire par le biais des mutuelles de solidarité pour contrer la détérioration de la vie socioéconomique de la population. De plus, Favreau et Fréchette (2002a :35), en parlant des expériences de l’économie populaire au Sud ont souligné qu ‘: « elles sont relativement nombreuses et insuffisamment connues. Ensuite, elles sont très peu étudiées et analysées et donc sous-estimées quant à leur apport au développement ». La recherche sur les initiatives d’économie populaire et de développement local en Amérique latine demeure encore exploratoire. De ce fait, il faudrait examiner les possibilités qu’offre l’économie populaire et solidaire par le biais des mutuelles de solidarité qui luttent contre la détérioration de la vie socio-économique de la population rurale.
Historique de l’économie sociale
Les pratiques de l’économie sociale remontent à deux siècles environ, selon Demoustier (2001), ell es visaient à contester la domination du capitalisme. Le concept d’économie sociale a connu une évolution à travers le temps. D’abord, elle a été définie comme une science par des économistes hétérodoxes tels que Gide et Walras, dissidents par rapport au modèle d’analyse économique dominant. En dépit de la contribution de Gide et de Walras, l’économie sociale ne s’affirmera pas comme une science, faute d ‘ une théorie suffisamment rigoureuse. Ensuite, au début du XXe siècle, l’ économie sociale est considérée comme une discipline d ‘ étude de certains sous-ensembles d’activités et d’acteurs dont les règles échappent à la logique dominante, mais non comme une discipline qui introduirait des considérations morales dans l’économie politique, souligne Vienney (1994) . Par ailleurs, d ‘autres figures importantes contribuent à l’évolution du concept d ‘ économie sociale. Danièle Demoustier (2001) par exemple, la présente comme un domaine en interaction avec les activités domestiques et de voisinage, et avec les activités capitalistes et publiques. Par son origine, l’ économie sociale est présentée comme une réponse à une condition de nécessité vécue par les classes défavorisées. Les organisations de l’économie sociale répondent à des besoins que l’économie marchande traditionnelle ou l’État ne satisfait pas.
L’ émergence de cette «économie sociale» résulterait de la combinaison de deux conditions : une condition de nécessité en général, la nécessité de préserver ou d’améliorer les conditions d’existence des catégories déterminées (consommateurs, commerçants, travailleurs, paysans, etc.) et une condition d ‘ identité collective c ‘ est-à-dire l’existence de valeurs et de traditions rendant possible l’action collective. (Bidet, 2000 : 70) Demoustier (2001) admet aussi que les pratiques d’économie sociale ont émergé en réponse à des besoins sociaux collectifs. D’ ailleurs, dans les pays du Sud, les systèmes financiers décentralisés (SFD) considérés comme un segment clé de l’économie sociale, émergent en réponse à la marginalisation économique, à la pauvreté et l’ exclusion sociale dont souffre la population (Jacquier, 1999). Pour Jacquier, l’ inaccessibilité de la population du monde rural au système bancaire est considérée comme un frein à la mobilisation de l’épargne et au développement économique local. Pour leur part, Comeau et al. préc isent que « les initiatives de l’économie sociale surgissent aussi bien pour répondre aux urgences les plus criantes de la crise mondiale que pour donner une existence immédiate à certaines aspirations touchant la démocratie, la qualité de vie, l’égalité entre les hommes et les fe mmes, le développement durable ». (Comeau et al., 2001 : 68)
Définition de l’économie sociale et de ses composantes
D’Amours (2006) a recensé quatre approches pouvant définir l’économie sociale (ÉS) . La première approche est celle de Desroches qui met en évidence les composantes fondamentales et périphériques de l’ÉS à partir de principes tels que : primauté de la personne sur le capital, égalité des membres et redistribution collective des surplus. Les composantes fondamentales sont les coopératives, les mutuelles et les associations à vocation économique. Cette approche ne permet que d’ identifier les composantes de l’économie sociale et « délaisse la pratique de l’économie sociale et solidaire (ESS) pour ne s’en tenir qu’au statut juridique» (Tsafack Nanfosso, 2007 : 17). Une deuxième approche basée sur les acteurs, les activités et les règles, développée par Vienney met en évidence les caractéristiques et les forces sociales qui ont créé ces entreprises différentes des autres . Les caractéristiques renvoient à un ensemble de règles concernant l’égalité des personnes et le fonctionnement démocratique, la détermination de l’activité par les membres, la participation de ces membres à l’activité et au financement et, enfin, l’ appropriation collective des excédents réinvestis dans l’organisation . Cette approche permet d ‘ identifier la logique des activités mises en place, le groupe d’ acteurs à la base et le mode de gouvernance. Selon cette approche, l’ÉS serait engagée dans la construction de réponses aux besoins ressentis par un groupe d’acteurs dans les communautés pour un autre développement plus humain .
D’ailleurs pour Vienney 1994 : 7- 9) ce sont des combinaisons de critères juridiques, économiques et soc iologiques qui permettent de délimiter et de structurer le champ des organisations de l’économie sociale ». Par ailleurs, cette approche est accusée de faire de l’entreprise coopérative l’archétype de l’ESS au détriment des associations, ensuite elle « réduit l’ ESS à l’économie marchande au détriment de la réciprocité et du don » (Tsafack Nanfosso, 2007 : 17). La troisième approche théorique, ce ll e de Defourny, insiste sur les valeurs qui doivent guider les activités économiques. Ce sont des valeurs de so lidarité, d ‘ autonomie et de citoyenneté. Celles-ci sont traduites par quatre principes de fonctionnement, précise (D’Amours, 2006). Cette définition est plus large puisqu ‘ elle permet d ‘ inclure toutes les formes d ‘entreprises qui se seraient donné de tels règles et principes de fonctionnement. Cette approche permet de véritablement identifier les activités de l’économie sociale indépendamment de leurs statuts jurid iques. Enfin, la quatrième approche est promue par l’ économie so lidaire. Selon Laville (2007 : 279), « elle regroupe les activités qui contribuent à la démocratisation de l’économie à partir de l’engagement citoyen ». Cette approche met en relief la dimen sion soc iale des acti ons micro-co llecti ves et veut inscrire la so lidarité au coeur de l’économi e. Elle priv ilégie le so lidari sme (D’Amours, 2006) dans les initiati ves de l’économie sociale. Tsafack Nanfosso (2007) lui reproche un peu sa tendance à « réduire l’ESS aux services de prox imité ». Les composantes du secteur de l’économie soc iale sont très di scutées. Par exemple, certains auteurs des auteurs tels que Walras ne considèrent pas les sociétés coopératives parmi les composantes de l’économie sociale tandi s que Gide les intègre dans ce secteur (Bidet, 2000).
En raison de la multiplicité des approches théoriques mobilisées, il existe une grande divers ité de définiti ons de l’économi e soc iale. L’adoption des défi niti ons se rapporte aux pratiques, aux territoires et aux dynamiques soc iales. Co mpte tenu de la divers ité des approches théo riques de l’économie soc iale, Lévesque (2007) préconi se la reconnaissance minimale de trois composantes de l’éco nomie soc iale à savo ir : les coopératives, les mutuelles et les assoc iations ayant des acti vités économiques qui se démarquent par certains principes et valeurs. Selon Lévesque (2002 : 6 1), «l’économie sociale émerge généralement dans le cadre de la prox imité géographique ou idéo logique» et « elle vise à éq uili brer les effets les plus inhum ains du déve loppement économique» (Caste l cité dans Bidet, 2000 : 75). Par a i lieurs, d’ autres auteurs (Favreau, 1996 ; Lavi Ile, 2007) sou 1i gnent les co nditions qui prés ident à l’émergence des initiati ves d’économie socia le : une condi tion de nécess ité et une conditi on d’ identité co ll ective. En effet, pour Favreau, « l’éco nomie soc iale est, par essence, fa ite d’ initiatives économiques lancées sous la pression de beso ins cruciaux. Mais ell e est auss i portée par un mouvement soc ial soudé da ns l’ advers ité » (Fav reau, 1996 :7 1).
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