La nuit des coyotes

L’appel du coyote

La corniche étroite donne sur un canyon et une rivière asséchée. Les cactus s’y accrochent de leurs bras cassés. Nous nous y approvisionnons en bois mort. Les nuits sont froides. Je relis des passages au hasard des quelques livres apportés: Les clochards célestes, Voyage au bout de la nuit, L ‘or, Les Essais, Le discours de la méthode2 . El Gringo m’en fait parfois la lecture lorsque la lune éclaire le rebord rocheux. Descartes eut son illumination dans une petite chambre surchauffée, me dit-il. Tout au plaisir de jouir de sa pensée, d ‘exister par la pensée et l ‘intuition, Descartes est le premier à réussir le saut dans une liberté d’être, tout simplement me lance-t-il. Sa voix en échos dans la grotte. Comme nous perchés icitte: être là, tout simplement et prendre consciemment conscience de notre présence au monde, ajoute-t-il. Les étriers se stabilisent entre mes deux oreilles et font taire les vertiges pour un temps. Nous traversons le désert de ces jours, heure par heure, en lisant ou en écrivant le cul dans le sable. J’écris : je ne suis rien, ici perdu, disparu dans l’espace de ce désert. Je ne suis rien. Je n’existe pas encore, ni en tant qu’ homme ni en tant qu’écrivain. J’espère toujours que mon prochain texte me fera naître.

Et je ne parle pas seulement d’une publication mais de cette authenticité, de cette vérité nue qui fera sens. Mais tout le monde cherche, me dit El Gringo : t ‘es pas seul, man, avalé par l’illusion de ce monde. Nous voyageons, c ‘est tout. Je le sais, je ne le sais que trop. Et si ce «Je» était 1 ‘homme des solitudes désertiques, solidaire du vide, le mythe de forme humaine debout dans une vie comme dans un vaisseau du temps. «Je» est cet autre car il n’est pas, ne peut être uniquement moi. El Gringo vocifère: J’encule la mythologie, man. Merde, t ‘écoute un peu ? Que je lui réponds. Impossible de se dissocier d’une quête commune, même et surtout en la niant. Il faut la matérialiser de manière outrancière pour y extraire l’âme des athées. El Gringo hurle. Ça nous fait une belle jambe pour la marche, maudit crisse.

Ce n’est que ça, cette tristesse qui me prend ici au détour de la route, installé dans cette caverne dans la montagne perchée au-dessus du désert. Ce mal du pays qui me prend, cette brouille avec l’innocence de l’enfance et, plus tard, ces larmes de l’âme aussi enivrantes que les mirages de l’alcool où Kerouac s’est perdu ici, et à Big Sur, nulle part ailleurs, comme une peine flouée pour longtemps à plus de quatre mille milles de chez moi. Je sais que cette tristesse est la plus vraie des natures, le point de départ, et que j’aurai à manger mon énergie jusqu’au squelette de ma parole. Nous marchons vers la mer, espérant laver nos vêtements parasités de puces des sables. Le sol de la grotte en est infecté. La mer, c’est toujours plus loin et l’horizon recule. Je plonge enfin dans l’eau du Pacifique aux vagues rebelles. La plage est rocheuse et inhospitalière. Pas d’eau douce. Il nous faut revenir alors que le soir descend. La nuit froide nous saisit aux épaules. J’allume de grands cactus échevelés pour nous réchauffer. Le bois de cactus sec brûle très bien et dégage un arôme particulier qui me rappelle la rose sauvage et l’encens tibétain. Un coyote appelle au loin. Un autre lui répond et la meute pousse soudain un choeur de voix à glacer le sang. L’espace du désert n’est plus qu’un puits d’échos.

Nous tournons en rond en allumant ces arbres aux larges feuilles séchées. Je vais terminer enfm pour une autre fois le cercle des sentiments, comme la Roue des Choses dessinée par Blaise Cendrars, ce grand reporter de la vie, avec l’orbite de mon esprit dans les plans superposés de mes notes. Ce cahier à la traîne de mes jours. Je ne suis jamais le même à chaque page, comme à chaque retour. Mais c’est le même qui écrit. Qui s’ assied, épuisé dans le soir par les longues marches dans le désert, et qui rassemble les fragments de sa vie mangée par les autoroutes du futur. À mon réveil, au matin, la peau séchée d’un serpent longe ma jambe. Une mue nocturne qui m’interroge. Le vent du désert tourbillonne comme une robe de danseuse, spirale de poussière sur le temps. Le fourneau de ma pipe crépite et une fumée blanche me brûle la langue. Mon brûle-gueule est maintenant éteint. À la poste restante du village où je m’approvisionne, une lettre m’attendait depuis une semaine. Pierrette, une amie de Bathurst connue lorsque nous étions pensionnaires en 1964, m’ invite à lui rendre visite au pays de l’innocence. Après une nuit d’insomnie à rêver d’ un retour possible, je prends ma décision de revenir au pays, de ne pas poursuivre jusqu’au Panama. El Gringo est content, lui qui voulait passer les Fêtes dans sa famille à Montréal.

La maison de Saint-Léandre

Du Pacifique à l’Atlantique, les mille kilomètres d’autoroute, les campements, les rencontres et les musiques m’ont dit d’allonger mes regards, de parfaire mes silences. J’essayais d’y être fidèle, malgré la maigreur de mes mains sur le papier. Assis en tailleur, face au fleuve, je travaillais un bout de bois. Mon canif avait glissé et m’entaillait l’index. Le sang coulait pâle sur un galet sombre. L’anémie me guettait. J’avais des vertiges face aux vagues de l’Anse-à-Beau-fils en Gaspésie. El Gringo m’accompagnait, encore une fois. Nous cherchions une maison. Ultime voyage au bout de l’épuisement. Nous dormions dans le Valiant Bleu. Des icebergs se déplaçaient dans le ciel sous le vent gaspésien. Je n’avais pu rencontrer Pierrette, l’amie de Bathurst. Elle était partie en voyage, désespérant peut-être de m’attendre. Au retour, j’assistai à une conférence de Jean Vanier dans la Baie-des-Chaleurs. Un grand corps aux épaules serrées, au dos courbé vers les autres. Une âme vive et lumineuse. Une crinière à la Gilles Vigneault. Il me parlait doucement comme un apôtre. Il avait déjà fondé l’Arche pour accueillir les enfants défavorisés intellectuellement. J’aurais aimé me blottir dans la cale de son arche, voyageur clandestin d’une mystique humaniste.

El Gringo appelait cela le lyrisme humaniste. J ‘en ai rien à cirer, me jeta-t-il en sortant fumer. Jean Vanier visitait les hommes en prison et leur parlait d’empathie pour l’autre. L’autre, c’est soi-même qu ‘on a perdu de vue, m’avait-il dit. Je lui avais fait part, lors d’ un tête-àtête, de mon désir de mettre pied à terre, trouver une forme de sérénité dans cette foutue quête sans nom. Il avait hoché la tête comme un christ descendu de la croix. Je crois que j’ai alors pleuré sur lui, sur nous, silencieux devant le gouffre du monde. J’écris ce chapitre dans une maison à 14 kilomètres du fleuve à la hauteur de Saint-Ulric et à 2 kilomètres de Saint-Léandre-de-Matane. Mes versements, aux anciens propriétaires, sont de 30 billets par mois. Pour un total de 500 dollars, la maison m’appartiendra dans ces montagnes d’oùje découvre les Chic-Chocs encore recouvertes de neige. Je n’ai pas de terrain. Je dois louer à un fermier voisin l’emplacement de la maison. Je lorgne la petite grange à 100 mètres. Ce dernier refuse de vendre. Un seul arbre se profile du côté nord-est et c’est un pommier du haut-pays aux fruits durs et amers. Le haut-pays ou le partage des eaux. La hauteur des eaux, comme disent les gens de par ici.

Trois rivières coulent dans trois directions différentes: la Petchedetz vers Matane, la Blanche vers le nord jusqu’au Fleuve, et le Ruisseau Sableux qui s’ouvre sur le lac Val-Brillant, au sud. Nommé aussi lac Matapédia sur les cartes dans la vallée du même nom. Je suis au centre du monde, au centre des voyages et des pôles magnétiques dans le moyeu d’une roue qui tourne sur elle-même. Temps immobilisé. Une bonne chaleur monte des grilles dans le plancher. La fournaise du sous-sol en terre battue crépite. J’écrirai enfin avec les mots de la fièvre entre les murs de la petite maison en attente sur son tumulus de tuf. Les mots acceptés et l’ivresse perdue, comme la révolution. Les yeux renversés par la dislocation du réel dans mes formes, le coeur à demi-asphyxié par le vent des solitudes étroites; ces passages serrés entre les êtres que j’ai aimés, que j’aime encore, que j ‘aimerai sur terre et ailleurs. Demain où je suis, et aujourd’hui où je serai, sans mot, sans parole: un arbre aux racines avalées par la terre, un arbre brûlé du feuillage par des songes sans fin.

Une grosse tête blanche aux cheveux ras était alors apparue dans le bas de la porte. Je m ‘appelle Fergus, de la Royale Canadian Academy, RCA pour les intimes. Il se disait mon voisin de rang et peintre reconnu. Une espèce de géant, vêtu d’un long manteau bleu foncé. Je l’aidais à accéder au palier de la cuisine, puisque je n’avais pas de galerie, à cette époque. Il revenait d’une virée à Matane et m’invitait chez lui. Il ne voulait pas affronter seul sa femme. Merci, ce sera pour plus tard, que je lui répondis. Un peu offusqué, il avait fait un pas dans le vide et passa à deux doigts de s’écraser sur le tuf de l’entrée. n faut te construire un perron. Et il te manque un poêle. Viens me voir, j’en ai un dans ma grange, et quelques madriers. C’est ainsi que nous avions fait connaissance et que j’étais allé chercher ma cuisinière au bois, sans savoir ce que tout cela signifiait. Lorsque je me suis pointé dans sa cour en fin de journée, Fergus marmonnait des insanités envers sa femme. Ivre, en robe de chambre blanche, le visage taché de peinture, il ne me reconnut pas tout de suite. L’étonnement passé, il s’était écrié: Ah! Mon voisin, bâtard que j’suis content de te voir. Viens, viens par ici. Il m’empoigna une épaule et me poussa vers sa grange. Je vais y installer mon atelier. J’ai besoin d ‘espace. Nous avons fait le tour des murs récemment recouverts de planches neuves. Je veux faire des toiles géantes, six pieds par dix, tu vois. Ce sera une exposition permanente de mes oeuvres les plus accomplies.

Un musée dans une grange où j ‘inviterai le Lieutenant Gouverneur. Faut que tu le saches tout de suite: j ‘encule les Québécois nationalistes et les automatistes de tout acabit. Il éclata d’un rire tonitruant entre les murs refaits à neuf. Les fenêtres récemment installées dans les pignons vibraient sous l’appel du soleil couchant. Un escalier nous permettait d’accéder au fenil. Ici, je vais placer mon chevalet. La lumière vient de l ‘est et du sud-ouest. Un large trait de poussière oblique sous la fenêtre allumait la patine du plancher. Le peintre se laissa tomber dans un vieux fauteuil. Son visage barbouillé était en sueur. Il fixait un noeud en forme d’araignée géante sur le mur. Mes toiles représenteront la Gaspésie dans ce qu ‘elle a de plus sauvage. C’est terriblement dur, par ici. On le voit aux tas de roches dans les champs, la forêt noire et ce ciel, ce ciel surchargé de baleines. Pas de personnages dans ces paysages, ou si peu et tordus, sous des falaises et des goélands qui s’appellent. Je vois du roc sur le point de débouler et des noces d’oiseaux blancs se jetant vers une mer démontée aux récifs bouillonnants. Puis, des immensités boisées sous la pleine lune. L ‘horizon bascule vers l ‘envers du monde, tu vois ça, l’envers du ciel où des rorquals voyagent. J’ai observé un petit village entre deux montagnes, dans une anse coupée par l ‘ombre du couchant. Une falaise rouge sous un soleil vert et un cap de roc noir, strié de quartz. Sur le sable gris de la plage, des troncs d’arbre écorcés, luisants, lessivés comme des hommes en croix. Sortant soudainement de sa vision figurative, comme étonné de me voir dans son atelier: ton poêle est dans l ‘étable, sous nos pieds. Nous avons descendu l’ escalier branlant. Il me montra une forme sombre avec un four béant. Le dessus de la cuisinière avec ses réchauds était appuyé contre une stalle. L’odeur du crottin persistait. Ça te va ? Avec un poêle, lafemme va fin ir par arriver, m’avait-il dit, en me jetant un oeil complice.

Table des matières

REMERCIEMENTS
TABLE DES MATIÈRES
PRÉSENTATION
RÉSUMÉ DE L’HISTOIRE
LA NUIT DES COyOTES
Avertissement
Prologue
Le retour
L’appel du coyote
Montréal
La maison de Saint-Léandre
Les arrivants
L’accident et une rencontre
Motel Golfo
Le band congelé
Envoye dans l’Nord
La fermette
Le moulin à scie
Les filles gardiennes de bar
Monsieur Moison
L’coyote
Le départ des chèvres
La famille citrouillard
Index des citations
PARTIE ANALYTIQUE
INTRODUCTION
PROBLÉMATIQUE
Biographique, psychologique et sociologique
L’ autofiction
La genèse du je
Le je fictionnel et l’autre
L’ auteur personnage: Labrèche, Angot et .._Aquin
Le métissage des genres à travers les « je »
Le pacte de lecture
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE

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