L’intégrale des cahiers de l’APK dans un seul dossier
Savoirs en jeu dans la résolution de problèmes : le pari de la généricité pratique
Mes premiers travaux, directement inspirés par mon expérience d’enseignante de lycée, ont concerné des apprentissages conceptuels. L’un, publié par l’IREM de Rouen, s’intéresse aux acquis des élèves sur les nombres réels en début de seconde. L’autre, qui a donné lieu à un article dans la revue Recherches en Didactique des Mathématiques (1995), est consacré aux conceptions de la notion de tangente à une courbe à plusieurs niveaux du lycée. Dans les deux cas, les données analysées sont issues d’un questionnaire dont les items ne font pas intervenir les concepts visés sous forme d’outil. Les conclusions sont formulées en terme d’écart entre le concept mathématique et les conceptions que s’en font les élèves. Les circonstances ont fait que je n’ai prolongé aucune de ces deux recherches dans la direction d’une ingénierie, ce qui m’aurait nécessairement conduite à élargir une approche qui en est donc restée à un stade assez naïf, eu égard aux outils développés par la didactique française.
Recrutée à l’IUFM en 1991, j’ai été immédiatement responsable d’un enseignement de géométrie très particulier puisque, destiné aux étudiants préparant le CAPES de mathématiques, il est centré sur la révision des programmes du lycée. Dans ce cadre, les lacunes manifestées par les étudiants ne peuvent que rarement être interprétées en termes de défaut de conceptualisation, il s’agit plutôt de difficultés dans l’utilisation de leurs connaissances dans des conditions requérant une certaine autonomie, conformément aux caractéristiques des deux épreuves écrites du concours. Celles-ci ont un programme de niveau limité puisqu’il ne dépasse guère les contenus du secondaire (dont la géométrie) et des deux premières années universitaires mais ce programme est aussi très large puisque les problèmes posés ne s’annoncent pas comme relevant d’un secteur particulier. Même si n’intervient dans chaque problème qu’un nombre très restreint de théorèmes importants de niveau universitaire, il arrive que leur mobilisation soit à la charge des étudiants. Leur utilisation suppose en général de les coordonner, sans que l’énoncé ne fournisse aucune indication, avec des théorèmes plus anciens ou des techniques que l’on pourrait à ce niveau considérer comme élémentaires puisque déjà rencontrées au secondaire. Enfin, ces problèmes sont longs (un seul thème pour une durée de 5 heures) et régulièrement, certaines questions utilisent des résultats établis antérieurement et ce sans avertissement particulier.
J’illustrerai une partie de ce qui vient d’être dit par un exemple issu de la deuxième épreuve écrite de 2009. Le problème est consacré aux racines de polynômes (borne de Cauchy, théorème de Lucas liant les racines de f'(z) à celles de f(z), interprétation en termes de coniques pour le degré 3). Après avoir rappelé la définition d’une partie convexe du plan (en terme de barycentre), la partie C commence en demandant d’établir que
1. le plus petit convexe contenant une partie F du plan est l’intersection de tous les convexes contenant F,
2. que l’ensemble G des barycentres à coefficients positifs de familles finies de points de F est ce plus petit convexe.
Je n’analyse pas pour l’instant en détail l’ensemble des étapes à introduire pour traiter la deuxième question, je retiendrai seulement (mais cela donne déjà une bonne idée de la difficulté) que les étudiants doivent à leur initiative effectuer un raisonnement par récurrence pour établir que tout convexe contenant F contient aussi G, ils doivent également mobiliser le théorème d’associativité ou passer au cadre vectoriel. Il s’agit ici de savoirs qui sont déjà rencontrés au secondaire.
Or les étudiants qui s’inscrivent à la préparation au concours et ont donc suivi au moins un cursus complet de 3 ans à l’université manifestent de très grandes difficultés face à ce contexte d’utilisation de connaissances que l’on peut considérer comme relativement anciennes. Ainsi, un travail réalisé par J. Pian (1999) auprès d’une centaine d’étudiants des préparations au CAPES de Versailles et de Lille, en début d’année universitaire, montre que, dans un questionnaire de 24 items, concernant uniquement des savoirs enseignés au niveau L1-2, les seules questions qui sont réussies par plus de la moitié des étudiants sont des applications directes de propriétés élémentaires, sans coordination avec d’autres résultats. Dès qu’une question nécessite certaines adaptations , par exemple l’introduction d’une étape, le pourcentage de réussite se situe au dessous de 20 % des étudiants. Cette étude est confirmée année après année par les notes d’écrits au concours : pour l’année 2008, sur les 3453 candidats présents, 10 ont obtenu la note 19/20, leur production permettant d’étalonner le barème, 46 % des notes sont alors strictement inférieures à 8.
C’est donc dans ce contexte que je me suis intéressée à la résolution de problèmes, objet qui a constitué jusque fort récemment l’épine dorsale de mes recherches. En comparaison avec mon travail sur les réels et sur la tangente, ceci constitue un changement de perspective sur la nature des enjeux de l’enseignement des mathématiques : il ne s’agit plus seulement de créer les conditions d’une construction conceptuelle, de l’appropriation par les élèves des concepts et des théorèmes (ce que je désignerai désormais en parlant de savoirs théoriques), les fins ultimes visées concernent l’utilisation de ces connaissances dans certaines pratiques. La résolution de problèmes est considérée, non en tant que moyen nécessaire à la construction des connaissances mathématiques théoriques, ce qu’elle est certes, mais comme un objectif de l’éducation mathématique à part entière.
L’enjeu du module de géométrie de 30 heures que j’ai conçu dans le cadre de la préparation au CAPES était donc de faire réviser les savoirs géométriques du secondaire, souvent non retravaillés à l’université, et de faire progresser les étudiants dans leurs capacités à utiliser ces savoirs dans des problèmes exigeant d’eux qu’ils prennent un certain nombre d’initiatives, pour choisir des outils pertinents et les utiliser efficacement dans chaque contexte, ce qui suppose diverses formes d’adaptation. Il n’est donc pas question de nier l’importance du savoir théorique, l’objectif est au contraire d’étendre son champ d’utilisation à des problèmes qui ne se réduisent pas à l’exercice routinier de techniques connues par avance, applications simples des théorèmes enseignés. Mais, le postulat sur lequel repose la conception du travail proposé aux étudiants est le suivant : il existe au sein des contextes d’utilisation du savoir mathématique une multiplicité d’invariances, de proximités qui peuvent provoquer chez ceux qui y sont confrontés la construction de connaissances non prises en charge par les définitions et théorèmes et dont la raison d’être est de favoriser l’emploi du savoir théorique dans les situations non routinières. C’est ce que j’appelle le pari de la généricité pratique. Attribuant à un déficit relatif à ces connaissances les difficultés des étudiants préparant le CAPES, j’ai pris le parti de faire officiellement une place à certaines d’entre elles dans le module de géométrie sous forme d’objets de savoir reconnus.
Dans la mesure où la thématique de la résolution de problèmes est l’objet de nombreux travaux dans le monde, avec des approches très différentes, j’ai entrepris à l’occasion de ce document de synthèse de réaliser, non pas une revue de travaux complète, mais plutôt un certain repérage qui me permettra de me situer relativement au courant du Problem Solving d’une part, à la didactique française d’autre part. Ceci réalisé, je reviendrai sur le module de géométrie que je viens d’évoquer en précisant quels objets de savoirs y ont été introduits et selon quelles modalités (III et IV). Puis j’examinerai les objections développées dans le cadre de la communauté didactique française à l’enseignement d’heuristiques et de méthodes (V). Suivant une piste ouverte par un travail d’ergonomie cognitive sur les règlements dans les mondes professionnels, j’envisagerai quelques références théoriques qui me paraissent de nature à prendre en compte l’apport que peut constituer, du côté de l’apprentissage, l’existence d’objets de savoirs pratiques (VI). Je terminerai ce chapitre en présentant les outils que j’ai développés pour modéliser ces savoirs (VII).
II. Le courant du Problem Solving en Education Mathématique : un emblème, plusieurs conceptions
L’expression Problem Solving est utilisée comme bannière d’un courant de l’Education Mathématique dont on voudrait croire qu’il est relativement unifié puisque des programmes et standards institutionnels utilisent cette formule pour définir la pédagogie attendue des enseignants. Il n’en est rien comme le montre l’état de l’art dressé en 2006 par le numéro 39 (5-6) de la revue Zentralblatt für Didaktik der Mathematik. Il y a certes plusieurs points communs : le travail d’entraînement à l’utilisation de techniques bien définies et essentiellement algorithmiques dans des exercices limités ne relève pas du Problem Solving, on se centre sur des problèmes non routiniers qui doivent constituer un certain défi pour les élèves, la dimension collective du travail est souvent mise en avant. Mais cette unanimité disparaît quand il s’agit de définir les buts éducatifs de l’activité de résolution de problèmes. Je vais distinguer plusieurs conceptions dont sans doute personne ne se réclame exclusivement mais qui me semblent permettre de décrire différentes tendances présentes dans ce courant ; elles se distinguent notamment par les types de connaissances dont la construction par les élèves est visée. Le terme ‘connaissances’ est important, il s’agit bien ici d’envisager des moyens dont un sujet cognitif dispose pour traiter des situations problématiques, une partie de ces connaissances pouvant être indicible, voire inconsciente. Les dispositifs didactiques que nous allons évoquer dans la suite peuvent ambitionner la construction de certaines connaissances chez les élèves sans jamais y faire référence par des savoirs explicités dans la classe, ni même tenter de reconnaître l’enjeu d’apprentissage sous-jacent. Quoiqu’il en soit, je profiterai de ce parcours au sein du Problem Solving pour dresser un tableau des différentes formes de connaissances en jeu dans la résolution de problèmes
Former à la confrontation avec des situations inédites
Dans cette conception, l’accent est mis sur l’originalité des problèmes posés qui ne doivent être en rien familiers aux élèves. La résolution de chaque problème est considérée comme une fin en soi et se maintient relativement isolée du reste des activités mathématiques. Ces problèmes ne doivent apparaître en relation ni avec des savoirs enseignés, ni avec des types de problèmes déjà rencontrés, de façon à ce qu’aucune technique éventuellement disponible ne figure dans l’environnement immédiat (je reprends ici à mon compte l’analyse proposée par Bosch &.Gáscon 2005, p. 109-110, à la nuance près que je ne l’étends pas automatiquement à l’ensemble du courant du Problem Solving). On pourrait même dire qu’au contraire, on insiste sur le fait que le but n’est pas d’améliorer l’apprentissage des mathématiques enseignées. Ainsi U. d’Ambrosio (2007) qui me semble être, d’après sa contribution à ZDM, un représentant engagé de cette tendance, écrit :
« In elementary and secondary education, text books are still generous in listing exercises (trivial drilling) but also some challenging problems. But they are always linked to the topics in the program, and the objective is clearly a better assimilation of the program. » (p. 519).
On sent un certain regret dans cette citation. D’autres passages relativisent l’efficacité du savoir mathématique ; ainsi l’extrait suivant concerne l’introduction de problèmes posés par la vie dans un manuel brésilien :
« This reference to « problems posed by life » clearly implies the idea that we can treat problems posed by life with skills learned in school. This gross misunderstanding that real problems can be expressed in terms of the mathematics presented in the curriculum still prevails. […] This implies an oversimplified vision of reality » p. 519
Il y aurait finalement une certaine illusion à penser que les situations que les humains rencontrent en dehors des institutions de formation puissent être traitées grâce aux mathématiques enseignées. L’objectif est donc d’entraîner les élèves, voyageurs sans bagages, à la confrontation à des situations dont le traitement repose pour l’essentiel sur des qualités de créativité, d’ingéniosité qui sont les mots clés de cette orientation :
« I don’t see my mission as an educator to prepare new generations of docile citizens that continue to accept and behave in this pattern. […] They need creativity to propose the new and not to be good reproducers of the old. […] Problem Solving must be interpreted as research, with the goals of finding the new, and not with the goals of repeating what is well known. » p.516
Cette vision me semble sous-tendre également le point de vue de J. Szendrei (2007) qui, dans le même numéro de ZDM, explique pourquoi, selon elle, il a été facile de diffuser le courant du Problem Solving en Hongrie :
« [during] the period between 1945 and 1948 […] institutions and top layers of the aristocracy, of the substantial middle class and of the administration were liquidated. Consequently, the remaining intact parts of society were left, in the sociological sense, without any pattern to follow and were deprived of value orientation. One had to start over from scratch, building on the ruins that were left behind after devastation. Defeated, one had to carry on living amidst the rules of an obscure, unknown system.
Unless you are resourceful and ingenious, you will not survive. Life here means solving problems on a daily basis. It follows that in principle it is not too difficult to make people understand the term « problem solving » whether it is used in its abstract scientific form or its culturally ‘domesticated’ form which can be taught in schools. » p. 443
Métaphoriquement, il s’agit donc de reconstruire sur des ruines pour faire face à de l’inconnu.
Il y a dans cette conception une certaine défiance vis-à-vis du savoir, c’est-à-dire du capital cognitif accumulé. On peut penser que chez U. d’Ambrosio, initiateur de l’Ethnomathématique, et chez d’autres sans doute, ce point de vue résulte d’une volonté de mettre en cause une forme de pouvoir exercé par les scribes qui maîtrisent le savoir académique sur ceux qui n’ont pas ce privilège, en donnant une place aux folklore s, ces savoirs produits pour le bénéfice commun par des communautés non savantes. Mais ce n’est pas nécessairement le cas : le fait de construire un projet éducatif de formation au traitement de situations inédites induit le besoin d’isoler les problèmes affrontés. L’enjeu de formation est de développer ce qu’en référence notamment à M. de Certeau (1980), j’ai nommé un rapport tactique aux situations (Castela 2008b, p.102) : l’activité (pratique et cognitive) est orientée strictement vers la réalisation de la tâche, dans son unicité subie comme une contingence ; la réussite est atteinte au moyen de régulations de l’action, nécessitant plus ou moins suivant les tâches, inventivité, distanciation et réflexivité. L’élève n’a aucune raison de capitaliser sur la solution trouvée puisqu’il sait par contrat didactique, qu’il ne sera pas confronté à des situations analogues. Mais, cette logique, si on la pousse à ses extrémités, détourne de toute forme de savoir déjà là, mettant en avant l’inadéquation face au singulier, plutôt que l’intérêt pour le générique. Ce qu’il y a à acquérir dans la rencontre avec les situations de résolution de problèmes, n’est donc pas spécifique d’une discipline :
« This is how Problem Solving became a frequent subject in Business, Administration, Health Sciences, Environment, indeed, every human activity. Problem solving is an important component of professional training. Curiously, the pattern is very much alike in all areas, including mathematics. » (d’Ambrosio 2007, p. 517)
Faire entrer dans la culture mathématique de la résolution de problèmes
Je veux envisager ici une conception qui comme la précédente se centre sur l’affrontement à l’inédit, à ceci près, et la nuance est de taille, que cette confrontation, considérée comme une dimension caractéristique de l’activité professionnelle du mathématicien, est envisagée de son point de vue. Il est l’expert de référence. Le regard que porte la communauté mathématicienne sur le monde, les pratiques qu’elle met en œuvre, sont valorisés en tant que manières de voir et de faire efficaces pour traiter certains problèmes. La résolution de problèmes est mise en avant comme la dimension essentielle de l’activité du mathématicien :
« What does mathematics really consist of? […] Mathematics could surely not exist without these ingredients [axioms, theorems, definitions, theories, methods]; they are all essential. It is nevertheless a tenable point of view that none of them is at the heart of the subject, that the mathematician’s main reason for existence is to solve problems, and that, therefore, what mathematics really consists of is problems and solutions. » (Halmos1980, p.519, cité dans Schoenfeld 1992, p. 339)
Pas plus que la précédente, cette perspective n’insiste sur le lien entre les problèmes, si ce n’est au niveau très général de la discipline. Lorsque, suite à la citation de Halmos rapportée ci-dessus, A. Schoenfeld mentionne des problèmes, il évoque le problème des quatre couleurs, la conjecture de Goldbach, c’est-à-dire des problèmes-évènements, qui, parce que sans liens avec ce qui avait déjà été résolu, ont résisté longuement aux efforts des experts. Mais, avertit-il, cette résistance est, en de moindres proportions, le fait de tous les problèmes qui font vraiment avancer la compréhension, il faut des semaines, des mois, voire des années pour les résoudre, durée qui s’explique par le fait que rien de ce qui est disponible n’est efficace. Et c’est donc cela qu’il faut transposer dans le système éducatif. Un tel point de vue est compatible avec un corpus très réduit de savoirs mathématiques : des travaux comme ceux qui sont expérimentés autour de D. Grenier et C. Payan (Grenier 2010) à Grenoble, notamment dans le domaine des Mathématiques Discrètes, le prouvent amplement.
Cette approche ne nie pas l’intérêt du savoir mathématique mais l’objectif attribué au Problem Solving n’est pas centralement dans l’acquisition de ce savoir. Quel est-il ? Il me semble qu’on peut y distinguer deux composantes : la première est au principe de cette conception de l’éducation mathématique, il s’agit de faire entrer les élèves dans une certaine culture ; la seconde est diversement prise en compte dans les travaux de recherche autour du Problem Solving et plus généralement de l’Advanced Mathematical Thinking (AMT, voir par exemple le numéro consacré en 2005 à ce sujet par la revue Mathematical Thinking and Learning), elle concerne les façons d’agir des experts en situation de résolution de problèmes.