Une organisation influencée par la forte présence des ingénieures
Hespul recrute son premier salarié en 1998, c’est un ingénieur qui vient de terminer l’INSA. Il accepte le poste dont la rémunération est bien en deçà de ce qu’il aurait pu obtenir ailleurs, car le travail l’intéresse et correspond exactement à ses aspirations. Il fait toujours partie des salariés d’Hespul. D’année en année, plusieurs autres ingénieur·es rejoignent Hespul, et ce, malgré un salaire inférieur au marché. Aujourd’hui, les ingénieur·es représentent 50% des effectifs d’Hespul (16 sur 32). Rappelons qu’ils constituent une profession au sens défini par Abraham Flexner2. Il ne s’agit pas ici d’étudier à partir d’une approche de la sociologie des professions, la place qu’occuperait ce groupe professionnel vis-à-vis d’autres groupes professionnels (du type occupations), mais de comprendre son influence sur l’activité organisatrice (ALTER, 2003, §17). S’ils sont recrutés pour prendre en charge toutes les activités techniques d’Hespul aux côtés d’autres professionnel·les (de la communication, des sciences politiques, du marketing, de la gestion… ), la culture professionnelle des ingénieur·es de ce groupe marque fortement l’organisation du travail qui cherche à être performante (BOUSSARD, 2008) et « infuse » au sein d’Hespul.
Cette influence dépasse les aspects techniques : Hespul a un fonctionnement interne rigoureux. Les réunions commencent et se terminent à l’heure. Quand une personne s’engage à réaliser une tâche, cela est fait dans les temps. Par exemple, une réunion qui visait à prendre une décision relative à une prime n’a pas abouti, il a été décidé de réaliser un sondage, dès le lendemain le sondage était envoyé et deux semaines plus tard les résultats étaient présentés à l’équipe et une proposition de message à envoyer au CA était rédigée. (Cf partie 4 sur la prime). J’ai été presque surprise de constater que les décisions prises lors des réunions auxquelles j’assistais étaient mises en application dans les jours qui suivaient. Ce fonctionnement et ces valeurs d’efficacité productive (Leistung) (DUBAR, TRIPIER, BOUSSARD, 2015, p.194) sont assez éloignés de ce que j’ai pu connaitre dans le milieu associatif dans lequel j’ai évolué jusque-là. Ce constat d’efficacité est confirmé par Benoit, également ingénieur, qui a travaillé longtemps dans une autre association du secteur des énergies renouvelables avant de rejoindre Hespul. Il raconte : « Ce qui m’a surpris finalement (…) [c’est qu’]en fait, c’est vachement pro, il y a des outils, Coutosuix, développés en interne [voir infra]…
Quand j’étais en bureau d’études, tous les ans je passais deux trois jours sur Excel à essayer de faire un truc qui ressemblait à Coutosuix, je n’y suis jamais arrivé, à la fin c’était élaboré, mais à des années-lumière de ça… Tu as des super outils et cette habitude de prendre des comptes rendus, de tenir les horaires, c’est vachement pro. À [XXX] il n’y avait pas ça du tout, le chef arrivait toujours en retard aux réunions, il fallait tout refaire depuis le début, il n’y avait pas de comptes-rendus, ce qui faisait que la semaine d’après on refaisait le même débat, on prenait des décisions à l’inverse de celles qu’on avait prise 15 jours avant. » Dans cet extrait, Benoit évoque les outils de suivi qu’Hespul, en s’associant à d’autres structures de l’ESS, a développés sur mesure. Comme les outils du marché ne sont pas adaptés à leur fonctionnement en mode projet, aux financements hybrides, à la multifiscalité, ils décident de les créer en interne, cela est notamment possible, car la structure dispose des compétences nécessaires : celles des ingénieurs en informatique. Cette suite d’outils informatique de gestion s’appelle Coutosuix, elle est aujourd’hui proposée aux acteurs de l’ESS moyennant un abonnement. Cet exemple rappelle la culture maker3 fortement empreinte d’une idéologie utopiste et dont les liens avec la recherche de modes d’organisation internes alternatifs ont été démontrés par LALLEMENT (2015).
Enfin, Hespul fonctionne en mode projet. Fonctionnement habituel pour les ingénieur·es, le mode projet structure le coeur de l’activité d’Hespul, mais il y est aussi fait recours pour organiser la totalité du travail. Lors de la phase de réorganisation de l’équipe, il a été mobilisé dans toutes les activités de l’association, par exemple celles liées à la communication ou aux fonctions support (comptabilité). Le mode projet permet de planifier l’activité dans le temps, prévoir les ressources nécessaires (humaines et financières) et effectuer un suivi précis (avancement, budget, etc.).Il est soutenu par les outils de gestion cités ci-avant. La diffusion de cette façon de faire comme méthode de travail démontre une volonté d’harmonisation des pratiques vers plus d’efficacité ; elle se justifie aussi d’après le directeur par une recherche d’équité dans l’intérêt des différentes activités. Il raconte : « Le mode projet ça s’est fait un peu plus tard, c’est un peu plus tard qu’on a décidé de se mettre en projets. Là aussi, pour moi c’est la même chose que les augmentations de salaire, ou le statut cadre4, OK on se met en mode projet, mais je ne voulais surtout pas qu’il y ait les ingés qui se mettent dans les trucs séduisants, qui sont en groupe projet et les autres qui [fassent des boulots moins intéressants] (…) Donc j’ai dit tout le monde en mode projet, que ce soit du récurrent comme la compta ou l’accueil, ou que ça soit du programme européen super sexy, ou de la R&D, c’est tout le monde en mode projet ! »
Une évolution vers plus d’horizontalité jusqu’à la rencontre avec le modèle Opale. Dans la recherche d’une forme d’organisation satisfaisante, Hespul doit prendre en compte deux enjeux : un besoin de maitrise de l’activité par les gestionnaires, et un idéal d’autonomie et de liberté posé par le directeur. Aujourd’hui, dans l’organigramme d’Hespul il y a une seule direction sans adjoint. Les équipes ont une double structuration : il y a d’une part les « groupes RH » (ressources humaines) et d’autre part les « groupes métier ». Le groupe RH a vocation à assurer un suivi humain, chaque groupe RH ne dépasse pas 8 personnes et est organisé autour du coordinateur. On appelle aussi le groupe RH « pôle », chaque salarié (sauf le directeur) appartient à un pôle. Ce sont des unités de structuration où vont être discutées les questions d’organisation interne, c’est le niveau intermédiaire entre les salarié·es et la coordination. Tous les coordinateurs de pôle sont membres de l’instance « coordination » (cf. 2.4 la coordination au centre des enjeux).
Le coordinateur valide les congés ou les modifications de temps de travail, mais il n’intervient pas sur le contenu du travail. Hippolyte, ingénieur, explique comment il perçoit le rôle du coordinateur au sein du pôle : « Certes, ils doivent mettre leur signature pour valider nos congés et cætera, mais je ne le ressens pas comme des chefs. J’ai été dans des d’entreprise où il y avait des très très bons rapports (…) On s’entendait très bien avec mon chef, mais ça restait des chefs et là je ne le ressens pas du tout comme ça. -C’est quoi, pour toi, un chef? un vrai chef? travail. Ici, encore une fois si je prends des congés, si je fais des déplacements il y a des choses à faire valider mais sur le contenu, on co-définit le contenu du travail. » Le contenu du travail se discute davantage au sein du groupe métier qui est un groupe de pairs, sans pilote, qui rassemble les personnes qui travaillent sur la même thématique. Concrètement quand une nouvelle opportunité d’activité se présente à un membre de l’équipe, il partage l’information au sein du groupe métier auquel il appartient. Si l’activité entre de manière évidente dans celles qui sont réalisées par l’organisation, un projet se met en place. Un chef de projet va être identifié.
Le processus d’identification du chef de projet n’est pas cadré. Cela peut se faire de manière consensuelle ou sur proposition du coordinateur. Camille, ingénieur, explique le processus : « Quand il y a des opportunités qui sortent, soit ce sont des trucs qui collent avec l’association et donc on va répondre tout seul, soit ce sont des trucs qui peuvent être un peu plus gros, on n’a pas forcément le temps, on va en parler en réunion de groupe métier et on va dire bah tiens il y a ça, est-ce qu’on y répond, comment, avec qui ? (…), Mais ce sont vraiment des discussions horizontales. Et c’est là qu’on décide collectivement, qu’on répond ou qu’on ne répond pas. » Dans la réalité, il arrive que l’identification du pilotage occasionne des incompréhensions voire des conflits (cf. 2.4 la coordination au centre des enjeux). C’est en découvrant le « modèle Opale » en 2016 que quelques salarié·es ont eu le sentiment de trouver des éléments du mode de fonctionnement qu’ils cherchaient à mettre en place à Hespul. Le « modèle Opale » est conceptualisé et diffusé par le consultant belge Frédéric Laloux, qui « considère que les stades de conscience se reflètent dans des modèles organisationnels successifs qui sont apparus au cours de l’histoire. Le modèle Opale serait le modèle actuellement en émergence »5. (Cf. présentation plus détaillée dans la partie 1.2) Ils se sont sentis confortés dans l’intérêt et la pertinence de chercher à mettre en place une organisation basée sur l’autonomie des personnes.
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