Que le pluralisme n’est pas un mal
Il est d’un ambitieux et d’un cerveau présomptueux, vain et envieux, de vouloir persuader les autres qu’il n’y a qu’une seule voie d’investigation et d’accès à la connaissance de la nature.
N’y aurait-il qu’une seule didactique, une «grande didactique» qui serait. comme le pensait Coménius, «un art universel qui permette d’enseigner tout à tous avec un résultat infaillible»? Certes, ce précurseur de la pédagogie active entrevoyait une didactique qui serait aussi attrayante qu’une partie de balle. Mais n’y aurait-il qu’une seule voie «infaillible>> d ‘accès à la réalité, que cette réalité soit celle de l’enseignement-apprentissage ou celle de la nature? Giordano Bruno, dans un autre contexte, redoutait cet infaillibilisme, même nourri de bonnes intentions, et le bûcher qui le consuma en l’année 1600, lui donne encore raison.
Nous croyons que si la didactique des régulations est nécessaire, elle n’est pas suffisante pour donner. tant à l’enseignant qu’aux étudiants, la passion du philosopher. Cette passion initiatique, nous semble-t-il. doit vraisemblablement s’abreuver à une didactique autre.
Le pluralisme ouvre le jeu aux possibles alors que la voie unique en constitue la clôture définitive. Henri A tian ( 1991 ), dans Éducation et vérité, dénonce autant l’obscurantisme que la déraison de la raison et il souligne la nécessité de ne pas chercher à étouffer toute alternative sous prétexte de rationalité. «La redécouverte de la surnature du possible, écrit-il. est en même temps celle de notre responsabilité … Nous sommes en position, semble-t-il de décider quelle vérité sur la réalité va «sortir de terre>> et laquelle va rester enfouie parce que nous en avons coupé les pousses … Le chemin est donc étroit entre ne pas couper les pousses et ne pas perdre la raison.».
Que les théoriciens de l’organisation nous exhortent à une approche plurielle
Atlan n’est pas seul à mentionner la limitation des voies sans à coté de l’opérationnalisme triomphant. Si l’école constitue un milieu organisé, les considérations des spécialistes de l’organisation pourraient nous intéresser. Dans un article de la Revue Commerce. Stéphane Corbeil (1994) met c6te à c6te John Soul. Patricia Pitcher et Henry Mintzberg qui ont oeuvré dans les milieux de la gestion et l’auteur indique que ces spécialistes pr6nent tous «la réhabilitation des dimensions créatives et intuitives» invitant même à déserter, dans leur conception actuelle de la formation. les écoles de gestion. Patricia Pitcher nous mettrait en garde. «On laisse courir, dit-elle, l’idée que le management est une affaire de science. C’est un mythe que l’on renforce avec notre formation, alors qu’on devrait dire que gérer c’est difficile et complexe, que ça prend beaucoup d’expérience. de sagesse, et qu’il n’y a pas de recette , Cette problématique constitue d’ailleurs un des enjeux de son récent livre Artistes. artisans et technocrates (1996). Mintzberg, dans _Grondeur et décadence (1994), soutient un point de vue similaire. Il critique le concept de «planification>> stratégique en lui préférant celui de «Vision» stratégique, plus fluide sans doute à la manière des «images» de l’organisation de Gareth Morgan (1986). Il considère que la formalisation techniciste du processus de planification stratégique en tue l’essence. Le futurologue Alvin Toffler affirmait lors d’un récent colloque à Montréal sur l’Organisation intelligente que «le manager qui ne lit que des livres de management sera dépassé , Il doit, suggérait-iL lire des romans, de la poésie, des ouvrages de philosophie. Dans la même ligne de pensée, Pauchant et collaborateurs(1996), experts eux aussi en management. nous montrent que l’entreprise contemporaine a asservi la quête du sens qui relevait avant de la réflexion philosophique. En agissant ainsi, elle a réduit, à ses propres impératifs d’efficacité et de productivité, ce souci existentiel fondamental pour enfermer dangereusement l’être humain. comme le signalait déjà Marcuse dans les années 60, dans une réalité unidimensionnelle, a liénante. Pauchant et collaborateurs trouvent alors pertinent d’introduire dans l’analyse de la gestion une étude de la tradition philosophique existentialiste et même de la littérature. Ainsi. ils mettront en parallèle l’organisation dramatique décrite par Camus dans La Peste et le drame qui a affecté une petite caisse d’épargne en Floride comme quoi des chemins autres que ceux de l’ingénierie scientifique peuvent constituer un éclairage pertinent de notre lecture du réel.
Référer à la littérature et à la philosophie, c’est inviter à un «message» autre mais aussi à un autre «massage» des sens pour reprendre un jeu de mots cher à Marshall Mcluhan (1967). C’est convier à s’élever au-delà de la transparence d’un univers procédural vers un monde, certes, plus virtueL plus imaginaire, plus ambigu, plus émotionneL moins opératoire mais riche de significations et de possibilités différentes que celles auxquelles nous ont habitués algorithmes et régulations.
Pitcher, Mintzberg, Saul, Toffler, Pauchan nous invitent dans le fond à abandonner l’illusion de la transparence, illusion que dénonçaient pour d’autres considérations Bourdieu, Chamboredon et Passeron (1980) dans Le métier de sociologue. S’il y a un aveuglement sujectiviste comme celui que ces sociologues condamnent, il y a aussi un aveuglement scientiste. Croire au seul procédural, croire à la seule rationalité technique, croire que reproduire ou produire techniquement constituent les seuls modes d’accès à la réalité humaine, n’est-ce pas s’enfermer dans une réalité que l’on a rendu familière et à l’intérieur de laquelle tout semble évident, transparent? N’est-ce pas être tenté de croire que cet artefact constitue la totalité du réel? Ne faut il pas tenter de nuancer ce déjàvu trop rassurant et, quelquefois même, inquiétant?
Que les pédagogues eux-mêmes nous Invitent à aborder avec nuance la rationalité technique
Jean-Pierre Astolfi (1994), dans un article récent invoquait le retour de «Big Brother» dans notre volonté de tout évaluer et partant de rendre tout évaluable.
Comme enseignants, nous nous imaginons facilement que tout ce qui nous rapproche de l’élève, tout ce qui va rendre plus transparente leur activité, ne saurait être que bénéfique pour eux … (O)n note une tendance didactique à la conservation des brouillons et des traces intermédiaires de l’activité des élèves, à partir desquels on peut suivre, pas à pas, leur démarche et leurs erreurs …
Il faut bien distinguer ici le point de vue de l’enseignant avec son désir de tout savoir, et celui de l’élève avec le souci légitime de se protéger. Le mythe de la transparence absolue est lié à celui d’une volonté de connaissance totale de l’autre qui, «même quand c’est pour son bien», l’empêche en réalité de vivre.
Meirieu (1996a) nous signale que nous avons tous, en tant qu’éducateurs, le désir secret d’être des docteurs Frankenstein. Dans Le choix d’éduquer (1991 ), il nous mettait en garde contre «la fascination de l’outil» qui nous hante.
Meirieu (1993, p.30-32), après nous avoir exhortés dans la plupart de ses livres à jeter des «passerelles de sens» à l’élève pour ne pas l’emprisonner dans un univers aliéné et aliénant qui aurait la prétention d’être, contre son gré, une réalité autosuffisante, nous fait remarquer que, même nous, en tant qu’éducateurs, nous avons besoin de sens et que ce n’est pas toujours le savoir officiel qui en donne. Retraçant dans L’envers du tableau son cheminement pédagogique, ii nous indique que ce n’est pas forcément le discours des sciences de l’éducation qui l’a «sensibilisé» à la réalité éducative mais des romans, des nouvelles, des récits comme la Lettre à une maÎtresse d’école par les Enfants de Barbiana, le Sagouin de Mauriac, La trève de Primo Lévi, La confusion des sentiments de Stefan Zweig etc. «La conviction pédagogique, écrit-il, s’éprouve d’abord à ras de terre». Par les romans, continue-t-il, il est possible d’éprouver:
l’intensité de ce qui se joue en éducation. Et je suis de plus en plus convaincu que la formation des maîtres ne peut pas faire l’impasse sur cette approche: il ne s’agit pas ici bien sûr, de nier l’importance de la formation disciplinaire, ni des apports de la philosophie, mais de comprendre à quel point peut être utile l’étude de textes où le rapport pédagogique est analysé dans sa singularité, où le poids des actes et des paroles est pesé au regard de !a seule chose qui compte vraiment, l’histoire d’un être particulier que l’on aide à grandir ou que l’on abîme à jamais.
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