La langue est un organe complexe, unique et hautement spécialisé. Il participe à des fonctions physiologiques fondamentales comme l’élocution, la gustation et la déglutition. La multiplicité de ses rôles explique sa constitution anatomique complexe qui lui permet d’assurer ses fonctions motrices, sensitives et sensorielles. Il s’agit probablement de l’organe le plus important de la cavité buccale, première barrière entre le monde extérieur et l’organisme. Les cancers de la langue constituent les cancers les plus fréquents de la cavité buccale, et représentent environ 20 % de la totalité des cancers des voies aéro-digestives supérieures. Ils sont dominés par les carcinomes épidermoïdes dans plus de 90 % des cas. Les facteurs étiologiques essentiels sont représentés par l’intoxication alcoolo-tabagique et la mauvaise hygiène bucco-dentaire. Les symptômes de début d’un cancer de la langue, peuvent être insignifiants, alors que la région en cause est parfaitement accessible, notamment la langue mobile. Aussi, le délai diagnostic est en moyenne de 5 mois [1], expliquant que la moitié des malades présente au moment de la consultation une tumeur déjà évoluée. Le siège superficiel et l’accessibilité à l’examen devraient permettre aux médecins et aux dentistes un diagnostic précoce affirmé par l’examen anatomo-pathologique. Le traitement repose essentiellement sur la chirurgie et la radiothérapie. La chimiothérapie ne constitue qu’une thérapeutique adjuvante dans la stratégie thérapeutique des cancers de la langue. La chirurgie va de la simple exérèse par voie endobuccale à l’exérèse glosso pelvimandibulaire relevant des techniques de reconstruction complexes. La radiothérapie peut être utilisée à titre exclusif, surtout dans les tumeurs très limitées, ou en complément de la chirurgie. L’importance de l’exérèse linguale, associée aux mutilations des organes de voisinage, conditionne le pronostic fonctionnel et parfois vital. Compte tenu de la complexité anatomique de la langue, il est à l’heure actuelle illusoire de vouloir la reconstruire ad-integrum. Le pronostic est en fonction du siège de la tumeur et de l’extension locorégionale.
Malgré toutes les thérapeutiques, le pronostic des cancers de la langue, reste toujours sombre avec des survies à 5 ans de 34 à 46%. Le taux de récidive locale reste élevé quel que soit la méthode de traitement. Enfin, les cancers de la langue par leur localisation, peuvent interférer avec les fonctions essentielles comme la respiration, la mastication, la déglutition, la phonation et entraineraient de ce fait une dégradation de la qualité de vie orale et générale du patient. De plus, les traitements de ces cancers peuvent affecter l’image et l’estime de soi, décourager l’interaction sociale, conduire à la dépression ainsi que représenter un coût financier très élevé.
Etude épidémiologique
Fréquence :
Avec environ 11 316 nouveaux cas estimés en France en 2012 dont 71 % survenant chez l’homme, les cancers de la lèvre, de la cavité orale et du pharynx se situent au 8ème rang des cancers les plus fréquents (hors « hématologies malignes »), tous sexes confondus, et représentent 3,2 % de l’ensemble des cancers incidents [4]. Les cancers de LBP se situent chez l’homme au 5ème rang des cancers incidents masculins avec 8 033 nouveaux cas estimés en 2012, et représentent 4 % des cancers masculins. Chez la femme, ce cancer se place au 10ème rang avec 3 283 cas estimés en 2012, soit 2,1 % des cancers féminins [4]. Le taux d’incidence (standardisé monde) en 2012 est estimé à 16,1 pour 100000 personnes-années chez l’homme et à 5,6 pour 100 000 chez la femme, soit un taux féminin près de trois fois moins élevé [4]. L’incidence annuelle en France est estimée à 1800 nouveaux cas chez l’homme et à 200 cas chez la femme [4]. Ainsi, le cancer de la langue constitue 31,1 % de tous les cancers de LBP chez l’homme et 31,3 % chez la femme [4]. Aux Etats-Unis, l’incidence des cancers de l’oropharynx et de la langue augmente chez les adultes jeunes alors que l’incidence des autres localisations des VADS est en diminution. Avec environ 28 500 nouveaux cas estimés en 2009 dont la langue constitue 25 % [5]. Le cancer de la langue représente 1,4% en Tunisie, alors qu’en Inde, le cancer de la langue constitue 8 % de tous les cancers [6, 7]. Dans une étude faite au centre d’Oncologie Ibn Rochd de Casablanca, le cancer de la langue a constitué 0,4 % de l’ensemble du recrutement et 2,3 % des cancers ORL [6]. Dans notre série, les cancers de la langue ont représenté 8,6 % des cancers des VADS opérés.
Age :
Les cancers de la langue touchent avec prédilection les âges situés entre 55 et 65 ans, avec des extrêmes allant de 30 à 90 ans [8]. Cependant, des cas ayant un âge inférieur à 30 ans ne sont pas exceptionnels et se voient surtout chez la femme [9]. En France, la survenue de ces cancers est tardive chez les hommes comme chez les femmes : près de 9 nouveaux cas sur 10 sont diagnostiqués chez les 50 ans et plus. L’âge médian au diagnostic pour 2012 est estimé à 61 ans chez l’homme et 63 ans chez la femme [4]. Aux Etats-Unis, l’âge médian au diagnostic est de 62 ans, pourtant le 1/3 des malades vus sont âgés de moins de 55ans [5]. Dans une étude à propos de 110 cas faite au centre de radiothérapie et d’oncologie du CHU Ibn-Rochd de Casablanca, en 2013, la moyenne d’âge était de 56,78 ans, avec des extrêmes allant de 18 à 80 ans [10]. Dans une étude menée au sein de l’Institut national d’oncologie de Rabat, en 2012, ayant colligé 60 cas de cancer de la langue. L’âge médian était de 56 ans, avec des extrêmes allant de 21 à 89 ans [11]. Dans notre série, l’âge moyen de nos patients a été de 55,34 ans, les extrêmes étant de 23 et 89 ans, ce qui concorde avec les données de la littérature.
Sexe :
En France, Le taux d’incidence (standardisé monde) en 2012 est estimé à 16,1 pour 100000 personnes-années chez l’homme et à 5,6 pour 100000 chez la femme, soit un taux féminin près de trois fois moins élevé. Le sex-ratio est alors de 4 ; 1 [4]. Aux Etats-Unis, le sex-ratio est de 2 ; 1 [5]. En Tunisie, sur une série de 137 cas, le sex-ratio est de deux hommes pour une femme .
ANDERSSON et al. sur une série danoise de 1555 patients atteints d’un cancer de la langue entre 1943 et 1987, note un sex-ratio de 1 ; 3 [12]. L’étude menée au sein de l’Institut national d’oncologie de Rabat, en 2012, note une légère prédominance masculine (58%) [11]. Dans l’étude faite au centre de radiothérapie et d’oncologie du CHU Ibn-Rochd de Casablanca, le sex-ratio (femmes / hommes) est de 1 ; 24 [10]. Dans notre série, nous avons retrouvé 57,45 % de sexe masculin, contre 42,55 % de sexe féminin avec un sex-ratio de 1 ; 35.
Facteurs de risque :
La responsabilité de l’alcool et du tabac est formellement prouvée dans la survenue des cancers de la langue.
Tabac :
En 2013, le tabagisme reste la principale cause de décès évitables dans le monde. Il tue près de 6 millions de personnes chaque année, soit près de 10 % de la mortalité mondiale (OMS, 2011), dont 600 000 par tabagisme passif [13]. La nouvelle estimation du nombre annuel de décès par cancers attribuables au tabac en France est d’environ 44 000 (ou 30 % des décès par cancer). Cette estimation ne prend pas en considération les cancers liés au tabagisme passif [13]. Le tabac peut être fumé, prisé ou chiqué. En France, le tabac prisé et à chiquer est d’utilisation très marginale et représente moins de 0.4 % du tabac consommé [14]. Le tabac à chiquer est beaucoup moins toxique, mais il peut donner lieu à des cancers des lèvres ou de la face interne des joues, car il peut être mélangé à d’autres toxiques qui sont la chaux, les feuilles de bétel et les noix d’Arec ; ce type de consommation est très répandu en Inde, à Taiwan et dans de nombreux pays d’Asie du sud-est, mais également dans les populations migrantes issues de ces régions géographiques [15].
Cependant, Schantz et Guo-Pei attribuent l’augmentation des cancers de la langue chez les jeunes adultes aux Etats-Unis à la forte augmentation du tabac à chiquer [16], confirmant le rapport de l’International Agency for Research on Cancer (IARC) de 1985 [17]. Aucune donnée épidémiologique concernant le tabac à priser n’est disponible dans la littérature. En France, c’est en 1954 qu’une première étude rétrospective cas (patients atteints d’un cancer des VADS)-témoins (non-fumeurs) avec 4000 sujets dans chaque groupe a permis d’établir une différence significative entre les deux groupes, et donc d’imputer le tabac comme facteur de risque [14]. Vingt ans plus tard en Grande Bretagne, Doll et Petro [18] démontraient que le risque de mortalité par cancer des VADS chez les fumeurs par rapport aux non fumeurs était augmenté de 2 à 12 % en fonction de la localisation, à l’exception des cancers des cavités rhino-sinusiennes et du cavum. La corrélation entre le risque accru de cancer chez les fumeurs et le siège du cancer est probablement liée aux modalités du passage de la fumée de tabac au contact des structures anatomiques. Le contact se faisant successivement avec les lèvres, la cavité buccale, l’oropharynx, l’hypopharynx et le larynx. Szekely et ses collaborateurs [19] ont ainsi pu démontrer que la sensibilité de la muqueuse au tabac et l’alcool, et donc le risque de développer un cancer, était décroissant de la cavité buccale vers le larynx, avec un risque maximal au niveau buccopharyngé, probablement par un contact plus étroit et prolongé de la muqueuse avec les agents toxiques.
La consommation de cigarettes est la plus répandue, loin devant celle du cigare et de la pipe. Ce sont les hydrocarbures aromatiques polycycliques contenus dans la fumée qui représentent les facteurs essentiels de la carcinogenèse. Le risque de cancer croit avec l’intensité et l’ancienneté du tabagisme, avec une relation « dose-effet ». Actuellement, on estime que le seuil critique se situe à 20 paquets/année. Il semble que la durée du tabagisme ait un impact plus élevé en termes de risque de cancer que la quantité fumée. Outre la consommation et l’ancienneté du tabagisme, d’autres facteurs entrent en jeu. Ce sont :
• L’inhalation de la fumée, qui augmente le risque [20].
• la longueur du mégot, car c’est dans le mégot réduit que s’accumulent le plus de substances toxiques ;
• Le filtre dont le rôle reste controversé, diminuant le risque pour certains auteurs, ne changeant rien pour d’autres [20].
• Le type de tabac ; le tabac brun étant plus toxique [21]. La cigarette est plus toxique que le cigare car celui-ci ne comporte pas de papier, ce qui engendre une température de combustion moins élevée et donc une production de particules moins importante ; il en est de même pour la pipe [20].
• Le tabagisme passif a été mis en cause dès le début des années 80, le risque cancérigène pour un conjoint non-fumeur étant de 3 par rapport à un sujet témoin non exposé .
La poursuite de l’intoxication tabagique après guérison d’un premier cancer facilite l’apparition d’un second cancer des VADS. Dès le début des années quatre-vingt, Silvermann et ses collaborateurs ont démontré que la fréquence d’apparition d’un second cancer était de 18 % chez le sujet ayant arrêté de fumer et de 30% en cas de poursuite de l’intoxication tabagique .
INTRODUCTION |