Après l’affrontement des syndicats du secteur public, dont la Centrale de l’enseignement du Québec (CEQ), et du gouvernement en 1983, au Québec, l’inconfort dans la pratique du métier transparaît dans les propos des enseignantes. Les indices observables de manière spontanée en sont notamment l’attente impatiente du congé sabbatique, les maladies et les congés-maladie ou encore l’amertume et l’aigreur, parfois exprimées à l’endroit des élèves, des parents, des collègues. On observe un manque d’analyse et possiblement un manque d’instruments d’analyse qui permettraient aux individus de comprendre ce qui se passe; on observe également la manifestation de lassitude et de résignation. L’enquête réalisée par le Conseil supérieur de l’éducation sur la condition enseignante (1984) confirme cet état chez le personnel enseignant.
Par ailleurs, le renouvellement des programmes d’études au début des années quatre-vingt, associé dans le temps à la décroissance des ressources allouées à l’éducation, place l’enseignante dans une situation insécurisante, voire angoissante. L’appareil technocratique de l’institution éducative demande à l’enseignante de s’approprier un nouveau contenu, souvent de modifier son approche pédagogique. Au même m oment, la situation économique générale et l’évaluation des priorités gouvernementales conduisent au retrait de ressources de soutien et d ‘animation pédagogique. La responsabilité des activités de perfectionnement qui s’avéraient nécessaires repose alors de plus en plus sur les seules épaules des individus (Prost 1985). Les maîtres s’avouent pris dans un filet de contraintes et de préoccupations qui inhibent toute créativité. Les conditions d ‘exercice apparaissent donc plus propices à la démobilisation qu’à l’engagement. Cependant, en pratique, il se trouve des enseignantes qui maintiennent le cap, voire qui continuent à rechercher une pratique innovatrice, malgré les réactions négatives que cette pratique peut susciter de la part des pairs et des directions d’école.
En général et à première vue, les propos que les enseignantes tiennent sur leur situation sont plutôt pessimistes. Les propos tenus par des enseignantes de l’AbitibiTémiscamingue ne sont toutefois pas des propos marginaux et isolés. Au Québec, les enseignantes syndiquées à la CEQ, répètent, par la voix de leur centrale, avoir été victimes d ‘une campagne de dénigrement de la part du gouvernement employeur. En 1984, le rapport du Conseil Supérieur de l’éducation sur la condition enseignante faisait état de situations difficiles vécues par les enseignantes des ordres d’enseignement primaire et secondaire. Des enseignantes et des enseignants disent en être atteints dans leur image d’eux-mêmes et d’elles mêmes. (Texte inédit d’une entrevue réalisée auprès d’un groupe d’enseignants à la demande du Conseil supérieur de l’éducation (1984).
En 1988, une enquête réalisée par la Centrale de l’enseignement du Québec auprès de ses membres confirme à nouveau l’existence de malaises. En effet, nonobstant le fait que ce soit le syndicat lui-même qui interrogeait ses membres et la finalité de l’enquête qui consiste à préparer des demandes en vue de la prochaine négociation de la convention collective, l’image que projette alors le personnel enseignant attire immédiatement l’attention. Il se dit victime de règles budgétaires contraignantes, de la normalisation de la tâche, des modes de fonctionnement dans l’école et de l’implantation de nouveaux programmes d’étude. La plus grande satisfaction du personnel enseignant tient à la relation avec les élèves, la porte de la salle de classe fermée, bien que de plus en plus d’élèves présentent des besoins d’ordre affectif non satisfaits par ailleurs. Parfois, ils éprouvent de la satisfaction dans leurs rapports avec les directeurs d’école ou avec leurs collègues. Ils affirment cependant que les situations diffèrent pour chaque individu (Centrale de l’enseignement du Québec, 1988).
UN ÉTAT DE LA RECHERCHE SUR LE MÉTIER
L’étude du métier tel qu’exercé par les enseignantes dans le quotidien de l’établissement scolaire constitue notre préoccupation de recherche. Les racines de cette préoccupation plongent, entre autres, dans la diversité de l’expérience professionnelle d’enseignement, de consultation, d ‘administration, de formation des maîtres et de recherche-action. La conduite de l’étude projetée implique donc une certaine rupture épistémologique avec la connaissance émanant de ces pratiques professionnelles à la fois antérieures et concomitantes. Ainsi, le regard porté par la praticienne sur la pratique, met généralement en lumière les aspects concrets de celle-ci,- problèmes ou solutions-, circonscrits dans le temps et dans l’espace. Par contre, on attend que le regard porté par la chercheure sur la pratique mette en lumière une compréhension savamment élaborée d’un aspect ou l’autre de celle-ci et qui transcende les contextes spatio-temporels. La distance et le rapport du sujet à l’objet sont différents. Dans le premier cas, la raison d’être du rapport est une meilleure compréhension en vue d’un mieux-être professionnel du sujet même de la pratique. Dans le deuxième cas, la raison d’être du rapport est aussi une meilleure compréhension de la pratique mais en vue, cette fois, d’une contribution à l’entreprise cumulative de recherche d’une connaissance plus fondamentale et plus universelle de celle-ci. Il demeure cependant que ces deux points de vue s’enrichissent l’un et l’autre aux fins d’une compréhension qui se veut la plus juste possible.
Parmi les nombreux écrits portant sur l’enseignement primaire, peu de travaux abordent la compréhension de la pratique du point de vue du sujet de celle-ci et très peu s’intéressent aux enseignantes du primaire. L’examen de la documentation, dont une présentation sélective suit, a pour principale fonction de situer notre travail ethnographique par rapport à l’état des travaux au Québec.
Un métier étudié depuis la fin du 19e siècle
L’intérêt pour l’étude de ce métier remonte à la fin du siècle précédent en France. Depuis, les travaux sont nombreux et éclectiques tant du point de vue du découpage de l’objet d’étude, du cadre d’analyse que de la méthodologie utilisée. L’existence d’une multitude d’écrits incite donc à situer cette étude dans la trajectoire historique des études du métier, en en repérant les pièces maîtresses.
Les connaissances disponibles sur le métier des enseignantes sont abordées selon des cadres méthodologiques et des perspectives théoriques variés, au Québec et ailleurs en Amérique et en Europe. Le métier d’enseignante, en effet, a fait l’objet d’une étude, du moins en France, dès la fin du siècle dernier. Muël-Dreyfus (1983) rapporte que les résultats d’une Enquête sur les conditions de vie des instituteurs paraissent en France en 1897. Frédérique Sarcey, homme de lettres, fait enquête sur «la condition sociale et professionnelle des institutrices» (p.61). L’auteure interprète les résultats des travaux de Sarcey dans son schéma « proximité-distance » et fait ressortir l’ambiguïté et l’inconfort de la position sociale des institutrices. Ayant pour mission l’instruction des enfants du peuple, elles sont isolées socialement: d’une part, elles doivent assumer une rupture avec le milieu d’origine tout en gardant un contact, et, d’autre part, elles sont tenues de se ressourcer à la culture dominante en se gardant de s’y identifier (MuëlDreyfus (1983).
En 1911, aux États-Unis, paraissait un ouvrage ayant pour titre The Social Composition of the Teaching Profession. Cet ouvrage de Coffman est édité par le Teachers College de New York. En 1925, deux auteurs, John C. Almack et Albert R. Lang, publient un ouvrage ayant pour titre Problems of the Teaching Profession. Ces ouvrages témoignent d’une préoccupation pour une connaissance plus articulée du métier exercé par les enseignants, de ce côté de l’Atlantique.
En 1932, un ex-enseignant américain publie un ouvrage encore considéré, aujourd’hui, comme fondamental en sociologie de l’enseignement : The Sociology of Teaching. de Willard Waller (1932). Waller aborde l’étude de l’enseignement du point de vue du vécu et du discours de l’enseignant; ses intérêts sociologiques reflètent ses expériences (Willower, Boyd Ed, 1989). La position adoptée lui rendra difficile la reconnaissance de la communauté scientifique contemporaine. On reconnaît en son oeuvre un apport fondamental, tout en déplorant l’absence de base empirique : selon Derouet, ce travail est « [ … ] tout entier construit à partir des souvenirs d’élèves et d’enseignants de l’auteur, des confidences de quelques collègues et des témoignages littéraires» (1987, p. 88). Cependant, il semble bien que la pensée de Waller ne reprendra vie dans des travaux concrets qu’au cours des années soixante dix, aux États-Unis et en Angleterre. L’étude sociologique du métier d’enseignant progresse lentement.
C’est en 1975 que paraît une étude empirique fondamentale du métier d’enseignante à l’école primaire : Schoolteachers. a Sociological Study (Lortie). La thématique est l’ethos de l’occupation, c’est-à-dire la configuration des orientations et des sentiments qui caractérisent et distinguent les enseignantes dans le monde du travail. L’étude de Lortie présente l’enseignement en tant que façon de gagner sa vie, à partir, entre autres, des significations que les enseignantes elles-mêmes expriment, dans leur propre langage. La rigueur de la présentation permet de discerner le travailleur et l’occupation de même que le rapport qui les relie dans le contexte historique de la société américaine. Ainsi, on peut constater que le développement d’une sociologie de l’enseignement passe d’abord par la sociologie du travail ou des professions, bien que cette dernière ne soit pas très attirée par l’étude de ce métier. Même l’école ne semble pas être définie comme un lieu de travail avant que Dreeben (1983) ne le fasse explicitement au cours des années soixante-dix.
Lessard et Mathurin (1986) font le point sur les trois principales perpectives qui guident les travaux de recherche en sociologie de l’enseignement, soit le fonctionnalisme, l’interactionnisme et l’approche critique. Ces catégories servent à la classification des écrits. Chacune des perspectives comporte une façon particulière de saisir et d’interpréter l’objet d’étude. Un rappel des perspectives de l’étude du métier d’enseignante, emprunté aux auteurs, complète l’identification de points de repère généraux que nous jugions nécessaires au positionnement de notre démarche.
Dans une perpective fonctionnaliste, l’objet d’étude est le fonctionnement de l’organisation. «Dans la perspective fonctionnaliste, on tente de relier la profession au système social global et de faire voir son intégration et sa contribution fonctionnelle » (Lessard et Mathurin, 1986, p. 4). L’enseignement est considéré en tant que fonction d’un système social. « Au cours des années 50 et 60, les sociologues fonctionnalistes se sont beaucoup intéressés à la professionnalisation de l’enseignement, au conflit entre l’orientation professionnelle et bureaucratique, ou encore entre syndicalisme et professionnalisme en tant qu’orientations normatives […] »(Lessard et Mathurin, 1986, p. 8).
Cette approche macroscopique élabore la connaissance du métier selon les exigences d’un cadre théorique systémique et abstrait. Les travaux réalisés selon une approche critique cherchent « [ … ] à situer les pratiques et idéologies professionnelles dans les structures de domination et dans la structure des classes sociales » (Lessard et Mathurin, 1986, p. 5). Cette approche s’intéresse à la profession en tant que « pouvoir et instrument d’un pouvoir » (p. 5). « L’approche critique de tendance marxiste s’est de plus intéressée à l’évolution du marché du travail en société capitaliste et au processus de prolétarisation, notamment des cols-blancs » (Lessard et Mathurin, 1986, p. 6).
Les travaux réalisés dans la perspective interactionniste s’intéressent aux acteurs en situation quotidienne d’interaction. Elle est microsociologique. Elle cherche à connaître les phénomènes du point de vue des individus et des groupes impliqués dans l’action sociale. Des études ethnographiques, ethnométhodologiques et anthropologiques sont les produits de la perspective interactionniste. Les définitions conceptuelles de l’interactonnisme guideront la présente étude (Peter Woods, 1981, 1983).
Observer l’occupation d’enseignante et mieux la connaître apparaît difficile. L’enseignement n’est pas clairement reconnu et son identité propre n’est pas affirmée parmi les occupations et les professions. On la situe alors par la négative. L’enseignement n’est pas une occupation comme les autres en raison de certaines conditions objectives de travail, telles l’horaire de travail et la durée des vacances, mais aussi parce que l’enseignement présente à la fois des caractéristiques qui s’apparentent à celles des professions libérales et à celles de la situation d’exécutant dans une organisation bureaucratique (Geer, 1968; Etzioni, 1969; Dreeben, 1973; Lortie, 1973, 1975). C’est probablement Lortie (1975) qui apporte la contribution la plus substantielle, selon cette perspective, à la connaissance du métier. Par ailleurs, l’approche de l’école de Chicago, qui reconnaît un rôle actif et fondamental à l’être humain dans l’interprétation et la construction du social, progresse également lentement à cette époque. On peut comprendre que celle-ci ne s’avérait pas des plus utiles dans le contexte d’une Amérique engagée successivement dans le deuxième conflit mondial et la compétition avec la Russie pour la conquête de l’espace; on recherchait alors des approches plus pragmatiques et plus performantes aux fins des grands objectifs visés par la nation. La combinaison de ces circonstances historiques et du changement dont cette institution sociale fut l’objet après la deuxième grande guerre peut expliquer que la connaissance sociologique du métier d’enseignante, qui privilégie le point de vue de l’enseignante, ait peu progressé entre les années quarante et soixante-dix.
Vers la fin des années soixante-dix, et au cours des années quatre-vingt paraissent les travaux des sociologues anglais de l’éducation et du curriculum. Ils observent et interprètent la dynamique de l’établissement scolaire, le processus et les effets de la scolarisation, en entrant dans les classes et les écoles et en recueillant leurs données par l’observation participante et l’entrevue. Une perspective critique se développe et met au jour les réalités scolaires en analysant l’interaction sociale ayant cours dans les contextes particuliers. (Sharp et Green, 1975, Woods, Hammersley 1977, Barton et Walker 1981; Pollard 1985, Hargreaves, Wood 1984, etc.).
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