Ce mémoire s’appuie sur le projet « îlot vert », piloté par l’association d’intérêt général le Booster de Saint-Jean et prenant place sur le Quartier Saint-Jean à Villeurbanne. L’objectif est la réalisation d’un projet urbain innovant, s’appuyant sur l’emploi durable de proximité au service des besoins du territoires et s’insérant dans une perspective de transition écologique. Ce projet s’inscrit dans le cadre d’une convention signée en 2015 par la Ville de Villeurbanne avec l’Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine (ANRU), qui gère les fonds issus du Programme Investissement Avenir (PIA) « Ville et territoires durables ». Il est mis en œuvre dans le cadre de l’expérimentation Territoires zéro chômeur de longue durée (TZCLD), qui prend place sur dix territoires français depuis 2016, dont le quartier Saint-Jean, un quartier prioritaire de la politique de la ville depuis 1991. L’objectif est de créer de nouveaux emplois utiles au territoire, afin de diminuer les situations de chômage et de développer des services innovants de proximité. L’îlot vert est une ancienne friche mise à disposition du Booster de Saint-Jean par la Métropole de Lyon : il s’agit d’un projet d’occupation temporaire, dans l’attente d’un projet urbain co-défini par la Métropole de Lyon, la ville de Villeurbanne, l’ANRU et les habitants du quartier. Ce terrain est actuellement le support de trois activités : maraîchage, compostage et tiers-lieu vert (cf. Annexe 1 pour une présentation détaillée du projet). Cette situation nous invite donc à questionner la particularité de ce projet, dans un contexte de développement urbain.
Il apparait en effet que le volet « hard » de la politique de la ville , c’est-à-dire le développement urbain, repose surtout sur la rénovation urbaine qui d’après Maurice Blanc « […] commence par la démolition de la totalité (ou d’une part importante) des immeubles existants, pour laisser la place à de nouvelles constructions » . Cette politique mobilise principalement les élus, les architectes ou professionnels de l’urbanisme et les acteurs du logement (bailleurs sociaux et « action logement »), et s’inscrit dans une vision restreinte et matérialiste de l’amélioration du cadre de vie, limitée à la question du bâti et de l’infrastructure. En 2003, la Loi Borloo institue un programme national de rénovation urbaine à gros budget, et crée l’ANRU. Cela engendre une accélération des projets de renouvellement auparavant initiés en quartiers prioritaires de la politique de ville (QPV), ainsi que la mise en place de nouveaux projets dans plus de 300 villes françaises. Pour autant, le sociologue Renaud Epstein souligne que le succès de ce programme a été établi à la vue de ses réalisations, c’est-à-dire du nombre de constructions, sans pour autant questionner ses résultats : dans les faits, les nouvelles constructions n’ont pas engendré un renouvellement de la population permettant la mixité sociale attendue . En 2016, le sociologue remarque que « Les opérations d’aménagement conduites dans le cadre de ce programme ayant été développées sans considération pour les dimensions sociales , économiques et civiques du problème visé, les milliards investis dans la démolition–reconstruction des grands ensembles ont produit des métamorphoses urbanistiques spectaculaires, mais celles-ci ne se sont pas prolongées par la réduction des écarts escomptés » .
Cela pose donc la question de l’articulation du projet urbain avec un projet socioéconomique de réduction des inégalités. Alors qu’il analyse les difficultés de la politique de la ville, le sociologue Cyprien Avenel cite l’articulation de l’urbain et du social dans un projet de territoire comme l’un des grands enjeux de la gouvernance de la politique de la ville : il est important d’articuler développement social et traitement urbain, développement urbain et traitement social, puisque « Finalement, la réussite de la politique de rénovation urbaine dépend à terme des politiques non urbaines, c’est-à-dire de la réussite du projet social » .
C’est pourquoi nous souhaitons nous appuyer sur notre terrain de stage, pour étudier les relations entre les projets socialement innovants et le développement des quartiers prioritaires. L’îlot vert est en effet un projet urbain, inscrit dans les programmes de l’ANRU, qui se propose d’améliorer le cadre de vie non pas uniquement par le logement, le bâti et la construction, mais par le développement d’activités utiles au territoire, car non réalisées par d’autres acteurs et répondant à des besoins réels. Partant du constat que certains besoins ne sont pas satisfaits dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville, l’objectif est bien d’envisager des façons de faire particulières, innovantes, pour les satisfaire. Il ne s’agit pas d’évincer totalement les questions de construction, mais d’envisager le cadre de vie de manière plus globale et donc de les poser dans un second temps plutôt que comme problématiques centrales.
Notre hypothèse pour ce mémoire est donc que les politiques de développement urbain telles que menées jusqu’à aujourd’hui, principalement matérialistes, ne parviennent pas toujours à engendrer un changement durable du cadre de vie des habitants des quartiers prioritaires de la politique de la Ville. Dès lors, il semble nécessaire de questionner l’articulation du projet urbain avec un projet socioéconomique, c’est-à-dire prenant en compte les aspects économiques et sociaux du territoire. Face à ce constat, et le territoire étant par ailleurs une échelle propice à l’innovation , nous nous questionnons sur l’apport des projets socialement innovants au développement urbain. Nous entendons justement par innovation sociale une « réponse créative à des besoins sociaux non ou mal satisfaits dans les conditions actuelles du marché ou des politiques publiques » . En quoi l’innovation sociale dans le cadre du développement urbain peut-elle permettre un développement plus transversal des quartiers prioritaires de la politique de la ville ?
Les origines de la politique de la ville : le principe d’une politique multidimensionnelle mais floue
Depuis 1991, l’INSEE et la Délégation interministérielle à la ville se basent sur des indicateurs statistiques pour définir une géographie prioritaire, au niveau national, sensée déterminer les quartiers urbains réunissant le plus de difficultés. Après de nombreuses réformes rendues nécessaires par l’illisibilité de cette géographie et l’enchevêtrement de différentes zones (Zones Urbaines Sensibles, Zones de Redynamisation Urbaine, Zones Franches Urbaines, etc.), depuis 2014 le critère unique du revenu par habitant est pris en compte : les quartiers prioritaires de la politique de la ville sont désormais ceux concentrant des populations ayant des ressources inférieures à 60% du revenu médian de référence. Claude Chaline, géographe spécialisé sur les politiques d’aménagement urbain, relève que cette géographie prioritaire ne s’appuie sur aucun indicateur qualitatif, comme par exemple les perceptions du quartier par les habitants. Aussi, c’est une analyse statique, qui ne s’intéresse pas à la question des flux entrants et sortants du territoire, c’est-à-dire à la circulation des différents revenus : notamment, la richesse produite sur le territoire par des individus qui n’y résident pas n’est pas comptabilisée. Le Président de la SCIC Novaedia en Seine-Saint-Denis explique par exemple que la coopérative d’insertion intervient sur l’un des bassins d’emploi les plus important de France, où le tissu productif est très développé et où beaucoup de richesses sont donc produites. Pour autant, le taux de chômage y est très élevé et donc les revenus sont faibles, car les personnes travaillant sur ce territoire n’y résident pas. Quoi qu’il en soit, ces zones urbaines sont qualifiées de « quartiers prioritaires de la politique de la ville », et sont à cet effet sujets de cette politique particulière.
La politique de la ville, apparue en France dans les années 1970-1980, est formalisée et institutionnalisée en 1990 avec la création d’un ministère chargé de la Ville. Les moyens qui lui sont alloués sont définis en 1991. Après de nombreux changements, les trois instances nationales décidant des orientations de cette politique sont aujourd’hui le Ministère pour la cohésion des territoires, le Conseil national des villes, et l’Agence Nationale de cohésion des territoires (ANCT) . La politique de la ville désigne « les politiques publiques de solidarité visant au rattrapage de territoires en difficulté et à l’accompagnement des populations y résidant » . Il s’agit ainsi d’une politique allouant des crédits spécifiques à certains territoires, via des dispositifs spécifiques. La première politique de discrimination positive à dimension territoriale, fondée sur un zonage, est le dispositif Habitat et vie sociale. Il s’agit d’un Comité coordonnant les actions de différents ministères concernés par la dégradation des conditions de vie dans les quartiers périphériques de la ville. Les premières opérations dans le cadre de ce dispositif sont lancées en 1977.
Thibault Tellier retrace justement les opérations menées durant les décennies précédant la création officielle de la Politique de la Ville en 1991. Il s’intéresse à l’apparition d’une réflexion plus « humaine » sur le logement et l’habitat social, après des décennies de constructions massives et précipitées, réflexion qu’il explique par l’amoindrissement de la crise du logement suite aux importantes constructions des années 1960. Ainsi, la politique de développement de la vie sociale dans les années 1970 s’appuie principalement sur l’animation dans les quartiers. Notamment, une circulaire de 1971 sur l’animation des grands ensembles met en avant la nécessité de locaux collectifs résidentiels, et de différents outils visant à favoriser la vie sociale dans les grands ensembles. Par la suite, la mise en place d’une Commission nationale pour le développement social des quartiers (CNDSQ) au début des années 1980 donne lieu au rapport « Ensemble refaire la ville » remis au Premier ministre en 1983. Celui-ci propose de développer des dispositifs plus globaux que ceux mis en place par la procédure Habitat et vie sociale, et de remettre la question sociale au cœur de la nouvelle procédure : il s’agit notamment de favoriser la participation des habitants concernés, et de développer des programmes d’animation sociale.
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