Lorsque j’ai débuté ma scolarité en art, j’ai eu une véritable fascination. Il m’est apparu évident qu’il s’agissait d’une décision s’apparentant à celles prises pour toute autre sphère d’étude. En effet, j’abordais mon cheminement académique avec la même assiduité que n’importe quel autre domaine professionnel. Naïvement, j’allais apprendre un « métier ». Ainsi, j’ai eu une révélation comme quoi l’art est, et deviendrait mon travail, mon quotidien.
En découvrant, en explorant et en approfondissant mes connaissances artistiques, j’ai pris le temps d’observer l’impact de ces dernières sur mon parcours scolaire et les conséquences qu’elles avaient directement sur mon quotidien. En effet, il s’est avéré que la création n’avait ni début ni fin. Elle m’habitait en continu jusqu’à l’obtention d’un résultat qui se révélait parfois bien au-dessous de mes aspirations. Souvent, les nombreuses décisions artistiques m’amenaient dans diverses directions insoupçonnées, élargissant ainsi la sphère des possibles. C’est à ce moment précis que le processus prit place dans ma pensée accompagnant ainsi la conception de mes œuvres. Le processus devint, en quelque sorte, un mode de vie. J’apposais donc le processus dans chaque projet jusqu’à ce qu’il devienne un prétexte d’exploration de forme, de couleur, de motif…
Les disponibilités de création se faisant toujours de plus en plus contrainte par le temps et dans l’espace, il me vint l’idée d’observer l’utilisation du processus dans mon quotidien, plus précisément de MON quotidien. Ce dernier devint donc un espace d’observation influençant ma pratique de manière à ce que ma sphère intime devienne un prétexte de création pour contrer le manque de disponibilités artistiques.
ÉLABORATION DU SUJET DE RECHERCHE
En premier lieu, il m’apparait important de faire un retour dans le passé afin d’exposer le cheminement artistique qui m’a conduite aux préoccupations qui habitent ma démarche actuelle. Lorsque je considère les intentions et les caractéristiques formelles de mes œuvres antérieures, je perçois deux périodes distinctes. Celle d’avant la maîtrise et celle d’après. Toutefois, malgré la singularité de ces deux périodes, je vois une continuité qui m’amène vers une problématique de recherche bien précise. Je tenterai donc de définir les codes significatifs qui se dégagent de mon travail précédent afin de resserrer plus spécifiquement la problématique pour la suite de ma recherche.
Retour au point de départ
À l’époque où je développais mon sujet de recherche, j’étais véritablement obsédée par le souvenir d’un événement majeur qui avait menacé, en quelque sorte, mon intégrité physique et mentale. À ce moment-là, ma stratégie de résilience face à ce trouble fut la production obsessionnelle et compulsive d’objets ou d’actions s’insérant dans ma recherche.
J’utilisai alors mon corps comme un outil pour exécuter ces interventions, qui se révélèrent salvatrices quant à mon intégrité. L’action répétitive posée primait sur le résultat, je construisais une intention à partir d’un geste qui normalement déconstruit le déroulement linéaire de cette action. Ce qui rendait cette action plus laborieuse, voire chaotique. Je l’isolais pour qu’elle devienne elle-même la motivation de l’intention jusqu’à ce qu’il me semble intuitif de procéder de la sorte. Comme si un dysfonctionnement mental devenait ma normalité d’opération.
Deux aspects distinctifs découlent du choix conscient d’ignorer la relation entre mon corps et mon esprit où le mental dicte un objectif pendant que le corps subit l’expérience en silence. L’épuisement physique et l’endurance posturale (kinesthésie) à l’environnement deviennent de la matière dans l’action. L’épuisement physique et l’endurance posturale deviennent des composantes importantes lorsque j’accomplis mon travail puisqu’elles influencent les objectifs initiaux : le but à atteindre, la rigueur avec laquelle je m’oblige à travailler et finalement, la vitesse de progression du processus et l’action.
Mécanisme inconscient, je me jette littéralement sur la production d’un geste répété. Sans réfléchir, je me lance systématiquement sur ce qui me gêne, me trouble, sur une source anxiogène. Je dois l’apprivoiser, l’intégrer de manière sécuritaire au reste du déroulement de mon quotidien.
Finalement, bien que le résultat ne soit pas prémédité, j’ai trouvé une manière de me sécuriser et de prendre davantage conscience de ma sphère intime.
La première expérience déterminante de cette désinhibition dans mon parcours artistique est le projet « Suite, 2009 », réalisé dans le cadre du cours Sculpture et espace, lors de mon baccalauréat. Dans la cour intérieure de l’Université du Québec à Chicoutimi , j’ai écrit le mot « suite » à la craie, au sol, et ce, durant huit heures consécutives. Réalisant le projet devant le public, j’étais confrontée au fait que je devais côtoyer les utilisateurs du lieu. La faune universitaire circule, la cour intérieure est très fréquentée. C’est l’endroit où sortir prendre l’air durant la pause, profiter du soleil pour diner, fumer une cigarette en vitesse… Nous y voyions souvent les mêmes visages, les mêmes personnes, comme si ces courts moments de répit devenaient une suite de petits rituels et de petites habitudes individuelles. Une grande portion des pavés a donc graduellement été recouverte, au fil des heures, par l’inscription « suite » marquée à la craie. La vue d’ensemble donnait l’impression d’un motif ; résultat d’une réflexion grossière inspirée par la série d’actions et de mouvements individuels et collectifs de l’espace. Obstinée à ne pas vouloir entrer en relation avec quiconque, j’avais pris soin de porter des lunettes de soleil et des écouteurs. J’espérais décourager la communication et rendre les interactions du regardeur plus laborieuses. L’isolation sensorielle m’était nécessaire afin de demeurer dans un état de concentration optimal tout en respectant mes limites. J’ai désiré adapter l’espace extérieur, ouvert, aux contraintes du moment, voulu me construire une zone spatiale définie à même l’espace donné. Chaque fois que l’on m’abordait, je remplissais complètement la dalle, sans accorder la moindre attention à la personne. Comme je souhaitais néanmoins consigner cette interaction dans mon processus, je procédais au remplissage de l’espace défini par le pavé. Ces derniers devenaient alors les marqueurs temporels de ces contacts. Ces pavés se distinguaient radicalement dans le motif d’ensemble plus aéré.
L’intention de départ était de travailler avec l’écriture, un moyen de communication, malgré le fait que l’écriture soit un langage qui s’adresse à un récepteur : le spectateur. Celui-ci ne peut communiquer en retour, car je me retire dans ma sphère réconfortante. Par la suite, j’ai pris conscience d’une antithèse entre le contexte et l’action.
Selon moi, l’écriture est la représentation visuelle d’un langage très structuré avec ses règles, ses contraintes et ses limites. Une discipline à laquelle se soumet l’humanité afin de communiquer. Tout en prenant en considération le lieu, mon intention était de travailler à partir d’une de mes habitudes, soit celle de toujours retranscrire deux fois les mots que j’écris. La durée de l’intervention sollicitait l’endurance relative du corps et de l’esprit. Pour la première fois, j’utilisais l’idée du corps comme un outil et je la traduisais physiquement par un processus dans l’espace. Mon corps devenait cet outil transmetteur d’une pensée, d’une réflexion, qui parasitait un lieu par la répétition et l’accumulation du mot en question.
La deuxième intervention que je considère importante est « Petits poids dormants, 2011 ». Il s’agit du projet finalisant mes trois années d’études au Baccalauréat . Assise au centre d’un amoncèlement de roches, j’ai entouré ces dernières d’un fil à coudre bleu, et ce, pendant les 10 jours que durait l’exposition. L’action en continu donnait de l’importance à la matière brute. Elle l’enveloppait délicatement de manière à rendre le minerai précieux. Cette fois encore, l’intention de départ était de travailler à partir d’une habitude personnelle. Depuis longtemps, j’ai tendance à récolter des roches issues des différents lieux que je visite où que j’habite. C’est ma façon de marquer un moment et d’intégrer une parcelle de l’extérieur à l’intérieur de ma maison. En effet, la roche me rappelle la présence de la nature et de l’existence même du dehors de soi, étrangère à mon corps physique. C’est également une façon de marquer la présence d’un lieu et d’un moment précis. J’emballais un souvenir d’une matière fragile qui rendait sa manipulation aussi fragile que la mémorisation de cet instant sur le fil du temps.
Je regarde maintenant cette expérience comme étant un échec, j’ai dû abandonner le travail entamé. Les objectifs initiaux, le but à atteindre, la rigueur avec laquelle j’étais habituée à opérer et le rapport au temps ont été anéantis par des contraintes extérieures : des problèmes de santé majeurs sur lesquels je ne pouvais influer. En fait, la structure, la discipline et l’endurance dont je faisais preuve et qui marquaient mon travail avant ce projet perdirent de leur importance. Tous les projets suivants perdirent également de leur attrait. L’irruption de nouvelles réalités dans mon quotidien a bouleversé mes états d’esprit. Mes capacités physiques étant également grandement sollicitées dans ma pratique, j’ai dû prendre une pause. Ce projet marque donc une rupture temporelle dans ma production. L’expérience demeure néanmoins une référence dans mon cheminement artistique, principalement en ce qui concerne certaines caractéristiques formelles.
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