L’intérêt d’étudier la littérature française du XIXe siècle aujourd’hui est de plus en plus important, notamment avec l’émergence de questions sur le genre, la culture du viol et la domination masculine dans notre société actuelle qui souffre encore de ces clivages, mais qui tente de se débarrasser du fardeau d’un siècle misogyne et colonialiste. Au XIXe siècle, la France est alors en pleine expansion en Afrique du Nord et le champ littéraire français en pleine quête d’autonomie . Parmi les régions «orientalisées », le Maghreb et le Moyen-Orient sont les plus proches de l’imaginaire européen. L’« Orient » évoqué dans cette thèse regroupera donc exclusivement ces deux régions du monde, bien qu’ailleurs il concerne autant le Japon que la Chine et l’Inde. Dans L’Orient imaginaire de Thierry Hentsch, la Méditerranée constitue le lieu de confrontation et la frontière de ces deux entités appelées distinctement Occident et Orient. L’intérêt de mon étude de la figure de la femme orientale reste lié à cet espace. Un espace que Hentsch considère comme « le lieu privilégié, l’inévitable plate-forme physique et historique de l’étude des rapports Orient-Occident ». La figure de la femme orientale qui sera analysée et étudiée est celle de la femme maghrébine, punique, égyptienne, donc de la femme orientale provenant de ces mêmes régions du monde, à différents âges de l’Histoire, et il s’agit d’étudier leurs représentations dans la littérature française du XIXe siècle qui est le sujet de cette thèse.
Dans la littérature et les sciences de cette époque, beaucoup de la misogynie jalonne les propos des écrivains et des médecins, et la femme en tant qu’auteure, mais aussi en tant que personnage en est affectée. Elle se trouve accablée par les mythes et les croyances reliées à son corps. Dans la société et la littérature, elle est la médiatrice entre l’homme et ses aspirations ; dans la biologie, elle est le réceptacle immanent de l’énergie créatrice de l’homme ; dans la littérature, elle est la muse, mythique, mystérieuse et sensuelle, sans cesse reléguée à son corps. Simone de Beauvoir et Gayatri Spivak attestent, chacune à sa manière, que le mythe et le désir fantasmagorique de la femme ne font que l’assujettir ; que dire alors de la femme orientale, rêvée et réinventée par les écrivains du XIXe siècle ? De son côté, Simone de Beauvoir considère que la femme est le plus universel des mythes inventés par l’homme : « Peut-être le mythe de la femme s’éteindra-t-il un jour : plus les femmes s’affirment comme des êtres humains, plus la merveilleuse qualité de l’Autre meurt en elles. Mais aujourd’hui il existe encore au cœur de tous les homme.» Quant à Gayatri Spivak, dans son ouvrage Les subalternes peuvent-elles parler ?, elle tente de montrer à travers les idées de Karl Marx, Gilles Deleuze et de Michel Foucault l’imaginaire conçu autour de la femme orientale avec le contexte de la colonisation. La femme orientale désirée est représentée sous les deux significations du terme allemand de la représentation, évoqués par Deleuze, à savoir le darstellen et le vertreten. Le darstellen est la représentation sous forme artistique ou philosophique et le vertreten est la représentation de la parole, des pensées et de la posture du personnage de manière juridique ou politique. Ces deux significations seront d’un grand apport dans l’étude des personnages dans cette thèse.
D’autres ouvrages phares qui orientent ma recherche, sont ceux d’Edward Saïd. Le penseur et critique littéraire d’origine palestinienne, pose les questions fondamentales et nécessaires concernant l’orientalisme, il écrit dans L’Orientalisme : L’Orient créé par l’Occident : « les femmes sont généralement les créatures des fantasmes de puissance masculins ». L’abondance des œuvres orientalistes françaises témoigne grandement de l’intérêt porté à l’Orient méditerranéen. Les plus éminentes sont celles de Victor Hugo, Chateaubriand, Nerval, Flaubert, Gautier et Loti dont les voyages dans cet espace colonisé ont nourri l’imaginaire et l’inspiration. L’essor d’un désir collectif d’une régénération de l’Occident par l’Orient touche tous les domaines et toutes les écoles. Dans L’Orientalisme, Saïd montre comment tous les orientalistes, y compris les écrivains, les photographes et les artistes, ont eu au même titre que Lord Cromer, de son vrai nom Evelyn Baring (1841-1917), et Arthur Balfour (1848-1930) leur part dans le projet politique de conquérir l’Orient, militairement et par le savoir.
Si l’on admet avec Spivak que les femmes colonisées sont des subalternes, ayant un accès limité au discours dominant et à la machine impérialiste, et avec Saïd que la machine de la colonisation a créé l’Orient comme espace désiré pour y fonder de nouveaux projets et faire de la femme un fantasme de puissance masculin, il est possible d’avancer l’hypothèse selon laquelle la représentation de la femme orientale s’est faite en vue de conquérir l’imaginaire du lecteur occidental et de créer avec lui un lien de connivence, notamment lorsqu’il s’agit des consécrateurs du champ littéraire ayant un capital symbolique imposant, notamment Théophile Gautier et Gustave Flaubert. Cette conquête pose les nouvelles perspectives et conceptions, d’un côté sur la femme, et de l’autre, sur cet Orient à refaire. Mais comment expliquer le choix de Gautier et Flaubert en particulier, et quel contrepoids ajouterait l’étude d’Eberhardt à cette recherche ? Et dans cette représentation des femmes, y a-t-il eu une évolution finalement?
LA FEMME ORIENTALE TOUT AU LONG DU SIÈCLE : DE THÉOPHILE GAUTIER À ISABELLE EBERHARDT
Gautier est un artiste pur, un consécrateur de l’Art pour l’Art qui considère qu’« il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est utile est laid, car c’est l’expression de quelque besoin ». En tant qu’écrivain faisant partie de l’avant garde littéraire, Gautier a bien l’intention et la vocation de changer la conception de l’art au XIXe siècle pour en faire un objectif en soi ; loin de toute considération sociale, il faisait partie des « militants de l’art », ce qui signifie aussi militer et se battre pour imposer sa vision des choses et sa perception de l’Orient. Pour y arriver, il lui suffit de représenter l’objet de convoitise le plus mystérieux, puisque doublement Autre, qui est la femme orientale. Quant à Flaubert, il semble être un cas particulier. Parfois considéré comme réaliste, il se défend toute sa vie durant contre cette catégorisation, qu’il prend presque comme une accusation, et lutte pour une écriture de la forme qui privilégie l’harmonie du style et des couleurs. Ces deux auteurs de l’avant-garde littéraire au XIXe siècle sont amenés à représenter une femme orientale portant leurs choix esthétiques et les traces de leur place sociale et littéraire. En effet, l’auteur d’avant-garde peut, à travers l’écriture, créer de nouveaux tiroirs dans l’imaginaire du lecteur. Pour Théophile Gautier et Gustave Flaubert, la femme orientale est le moyen par excellence de créer de nouvelles visions, sans être accusés d’atteinte aux bonnes mœurs, de falsification ou de déstabilisation de l’ordre établi, puisque personne en France, d’après Flaubert, « ne peut prétendre connaître la femme orientale . » Selon Alain Viala, pendant la première moitié du XIXe siècle, la scolarisation touche essentiellement les garçons. Ce qui permet de croire, comme le confirme d’ailleurs Edward Saïd , que les écrivains orientalistes instaurent une vision sexiste du monde. La femme orientale se trouve naturellement une création littéraire fantasmagorique par laquelle on peut créer une vision orientaliste du monde. Cependant, les choses changent subtilement lorsqu’il s’agit d’une femme qui écrit, vers la fin du siècle, mettant en scène des femmes orientales aux portraits divers. Isabelle Eberhardt est à l’encontre de ce que représentent Gautier et Flaubert, puisqu’elle est d’abord en marge des champs littéraire et artistique en France. Elle entreprend son voyage en Orient d’une tout autre manière, en faisant une immersion totale dans la culture orientale.
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