En mars 1695 paraît, en 60 articles, un « édit du roi concernant la discipline de l’Eglise et l’état et la qualité des nègres esclaves aux îles d’Amérique ». Ce dernier fut mieux connu sous le diminutif de Code Noir qui restera, jusqu’à l’abolition de l’esclavage, le texte fondamental en la matière. Cet ouvrage fut élaboré par Colbert sur les mémoires de Messieurs du Blénac, Patoulet et Bégon, gouverneur-général et intendants des îles françaises de l’Amérique.
A le lire au pied de la lettre, ce document semble presque humaniste : le maître doit respecter certaines obligations, dont les principales sont listées aux articles 22 à 27 du code, et en cas de non-respect de celles-ci, l’esclave peut s’en plaindre au procureur général… Nous nous apercevrons que ce code cache une réalité bien différente. Afin de révéler la vraie nature du Code Noir, nous l’analyserons suivant sa propre structure afin d’en dégager sa substance et faire la lumière sur les réelles conditions de vie des esclaves des colonies françaises.
La religion et l’esclavage
Le Code Noir n’est pas qu’une série de soixante dispositions réglementant l’esclavage, c’est aussi un texte de police religieuse coloniale, ainsi qu’en témoignent ses articles 1 à 6, 8 à 10 et 14. Les articles 1 et 3, concernant respectivement le judaïsme et le protestantisme, prohibent tout autre culte que celui de la religion catholique. L’article 2 quant à lui, prescrit que tous les esclaves seront baptisés et instruits dans la religion catholique, faisant appel aux habitants des îles afin que cette tâche soit dûment remplie.
Dans les faits, l’éducation religieuse des esclaves s’arrêtait à leur inspirer la crainte de l’enfer et de ses tourments, en cas de désobéissance aux maîtres et à leur promettre une place de premier choix au paradis en cas de comportement docile. Le père Le Pers, missionnaire à Saint-Domingue, résumait la situation comme suit : « Ils sont persuadés qu’il y a un Dieu, un paradis et un enfer. C’est tout leur savoir. Bien peu connaissent, même superficiellement, les mystères de la Trinité et de l’Incarnation, et il y a un grand nombre qu’on ne saurait guère baptiser que dans la foi de l’Eglise, comme les enfants. Aussi les juge-t-on rarement capables de communier, même à l’article de la mort ».
Relevons également la constatation désabusée du gouverneur Fénelon en 1767 : « Je suis venu avec tous les préjugés d’Europe en faveur de l’instruction qu’on leur doit par les principes de notre religion. Mais la saine politique et les considérations humaines les plus fortes s’y opposent. La sûreté des Blancs exige qu’on tienne les nègres dans la plus profonde ignorance. Je suis parvenu à croire fermement qu’il faut mener les nègres comme des bêtes ». En effet, les colons étaient en infériorité numérique par rapport aux esclaves et n’avaient pas de milice suffisamment armée pour les contenir. Dans ces conditions, il n’était évidemment pas question de leur fournir ne serait-ce qu’un début d’éducation qui aurait pu conduire à remettre en cause l’ordre établi…
L’article 6 quant à lui impose au maître d’accorder le repos dominical à ses esclaves. Comme nous le verrons, tous les articles qui mettent à charge du maître une obligation envers l’esclave seront totalement inappliqués. Les Blancs préférant le lucre au respect de la loi. En effet, selon Louis Sala-Molin : « les récits de voyages, correspondances et rapports sont unanimes à constater que les maîtres allèguent toute sorte de prétextes pour priver les esclaves du repos hebdomadaire et des jours de fête, ou pour en tirer avantage. Ni punition, ni confiscation ne seront appliquées aux maîtres désobligeants » .
Que du contraire selon le Père Nicolson : « non seulement il n’est pas question d’intervenir contre ces abus, mais le seul exemple contraire constitue une provocation » . Le Noir n’est en réalité qu’une bête de somme, soumis aux caprices de son maître et n’ayant de droit que de travailler, manger, dormir et, tant bien que mal, essayer de survivre… Le même sort sera réservé aux articles 9 et 14, le premier interdisant le concubinage d’un homme libre d’avec une esclave, le deuxième prescrivant que les esclaves baptisés seront enterrés dans les cimetières prévus à cet effet, par opposition à ceux qui n’auraient pas reçu ledit sacrement. A propos de cette interdiction du concubinage, Regis Dessalles, planteur à la Martinique vers le milieu du 18ième siècle s’exprimait en ces termes : « La disposition de cet article n’a produit aucun effet et s’est anéantie d’elle-même. La plupart des maîtres non mariés vivent concubinairement avec leurs esclaves… » .
Quant à l’obligation imposée par l’article 14 : « Rien au contraire de plus commun qu’un nègre qui a passé toute sa vie dans une habitation sans messe, sans confession, et qui meurt sans voir le prêtre… Les propriétaires d’habitude sont dans l’usage de faire enterrer la plupart de leurs nègres de place dans les savanes des environs ». L’esclave catholique, baptisé et croyant, n’en était pas pour autant un sujet de droit, ni même un esclave mieux traité. Selon le Code Noir, la catholicité est une condition essentielle pour avoir accès au droit, mais loin d’être suffisante. Pour ce qui est de la religion, nous pouvons conclure comme l’abolitionniste Victor Schoelcher : « Ainsi la mort de Jésus a bien pu racheter les nègres de l’enfer, où ils seraient allés comme les autres hommes, si le Christ n’avait été crucifié, mais non pas de l’esclavage dont le rédempteur ne pouvait pas plus les racheter qu’il ne pouvait racheter les autres de la douleur et de la mort » . En effet, le peu de savoir qu’un esclave pourrait glaner, même religieux, pourrait être source de rébellion.
Mariage et filiation
Pour ce qui est du mariage des esclaves, les articles 10 et 11 imposent le consentement du maître. Ces derniers, pour des raisons purement économiques, n’accepteront que rarement le mariage en faveur de leurs esclaves. En effet, accepter des mariages revient à accepter des grossesses et des naissances, ce qui équivaut à une perte de gain dans le rendement des mères. L’allaitement et l’élevage des nourrissons sont un poids pour les maîtres, qui préfèrent dès lors renouveler leur main-d’œuvre au marché.
Le mariage ne rencontrait pas non plus beaucoup de succès chez les esclaves. En effet selon Victor Schoelcher : « … Il en est beaucoup qui refusent le mariage, bien qu’ils en connaissent la valeur. Pourquoi nous le refusons, disent-ils ? Parce que nous ne voulons pas voir notre femme, pour une faute légère, pour un caprice du géreur, du maître, d’un grossier économe, être livrée aux mains du commandeur, et taillée nue, en présence de tout l’atelier… ». La seule hypothèse où le mariage sera favorisé, c’est lorsque le maître y trouvera avantage. Car malgré la finale de l’article 11, interdisant aux maîtres de les marier contre leur gré, le mariage forcé permettait à ces derniers d’éviter la loi interdisant la vente séparée des membres d’une même famille (cf. art 47).
A. Introduction |