Le double proces textuel de revoir nevers

Revoir Nevers
Revoir Nevers est en fait le récit d’un journaliste panslen voyageant à Cholula – officiellement Cholula de Rivadavia -, ville mexicaine réputée pour sa Grande Pyramide et ses nombreuses églises, ainsi que par le poids important de son histoire. Ce roman présente donc l’errance de cet homme absorbé par sa réflexion dans une ville où les gestes et les habitudes de ses citadins semblent avoir pour effet de ralentir le temps, «attentif à ces choses de la vie ordinaire qu’en d’autres lieux [il] n’aurai[t] jamais remarquées» (RN, p. 19), où chaque instant deviendra son « rendez-vous avec l’Histoire » (RN, p. 16). En effet, devant écrire un article commémoratif sur le soixantième anniversaire d’Hiroshima, il choisit aléatoirement une ville au Mexique et décide de s’y retirer pour un séjour de dix jours. Or, si ce choix semble banal, ressemblant à un endroit idyllique pour y rédiger son papier, il représente dans les faits un parallèle important avec l’hécatombe de Hiroshima ; Cholula – la Ciudad Sagrada de son nom préhispanique – a en effet été le théâtre en 1519 des massacres de Hernan Cortés: « UJeunes filles vierges, édiles, grands prêtres, commerçants et artisans, tous furent passés au fil de l’épée, violés, égorgés dans les rues de la ville, brûlés vifs sur les bûchers, [ … ] trois mille mort, en deux heures, Ces chiffres sont officiels» (RN, p. 33; souligné dans le texte). Dans cette ville tristement historique, l’homme observe passivement cette quotidienneté mexicaine, tentant «de reconstruire le passé à partir de [s]es souvenirs» (RN, p. 22). Capuccino et cigarettes se succèdent alors qu’il réfléchit à ces visages défigurés, à ces corps calcinés, entouré de cette vie pourtant tranquille, ces habitants inconscients des hon’eurs passées et futures, ce policier en treillis bleu marine et casquette de joueur de base-baIl, cet adolescent aux panamas, ces femmes autour de la fontaine, ce garçon de café, ces écoliers et leur maîtresse, etc. Heure après heure, cigarette après cigarette, le narrateur de Revoir Nevers contemple le présent de Cholula et voit tous ses conflits contemporains, du Congo au Soudan, en passant par l’Irak: et la Bosnie, qui tomberont – comme Hiroshima et les massacres de Cholula – dans « l’horreur de l’oubli » (RN, p. 54; souligné dans le texte). Projeté dans une intrigue énigmatique où plusieurs passages soulignent le caractère mythique de la quête, le lecteur est confronté aux mêmes interrogations que celles du protagoniste : comment vivre et apprécier cette vie, si elle est constamment ponctuée de massacres sanglants et d’horreurs que la mémoire humaine s’empresse d’oublier?

Comme nous l’avons mentionné précédemment, alors que le récit réutilise plusieurs lignes et phrases du scénario de Marguerite Dumas, Hiroshima mon amour, le narrateur se compare pour sa part à quelques reprises au héros de La Femme des sables (1962) – Niki Jumpei – d’Abé Kôbô. Cette intertextualité se présente tout au long du roman, mais comme elle se trouve en majeure partie dans la narration autodiégétique, nous l’aborderons un peu plus loin. En effet, l’élément narratif qui rend l’écriture de ce roman si singulière est cette double narration, l’une extra hétérodiégétique, l’autre autodiégétique qui interviennent à tour de rôles. Or, si ces deux narrations semblent indépendantes, c’est-à-dire que nous pourrions lire le premier récit comme étant le scénario du second, toutes deux permettent une lecture indépendante d’un même récit, provoquant de la sorte un effet assez troublant chez le lecteur: pourquoi présenter les matériaux bruts d’un récit, son « work in progress», alors qu’il sera exposé en version définitive quelques lignes plus loin? Certes, ces deux régimes narratifs présentent des analogies entre eux, notamment en regard du protagoniste – l’homme, le journaliste, le témoin, l’observateur – et de sa quête – le fait d’établir un procès textuel et de le réaliser -, mais ils révèleront en somme non pas leur adéquation diégétique, mais plutôt leur complémentarité puisqu’ils finiront, nous le verrons plus tard, par s’unir diégétiquement en se scindant les données diégétiques.

L’écriture de la mémoire: Hiroshima mon amour 

Quant au projet scénarique de Marguerite Duras, bien que ce dernier soit un hymne à la paix ainsi qu’à l’amour, il effectue en fait une dialectique sur la mémoire et l’oubli, « le thème de la mémoire [devenant] le fil conducteur [qui relie] les cinq parties du scénario ». Racontant la passion amoureuse de deux amants, soit d’une actrice française – appelée « Elle » – originaire de Nevers, et d’un architecte japonais – appelé « Lui » -, Hiroshima mon amour insiste sur le devoir de la mémoire qui ne doit pas oublier les atrocités subies durant la Seconde Guerre mondiale, et ce, autant par cette Neversoise reconnue coupable d’amour envers un soldat allemand , que par ce Japonais témoin des effets de la première bombe atomique. Alors que l’héroïne est en visite à Hiroshima pour y tourner un film sur la paix, les deux amants passeront énormément de temps dans une chambre d’hôtel – tout comme le protagoniste du roman de Magini – , pris entre la paSSIOn du présent et les horreurs du passé. Reprenant les propos de Pingaud, Blein souligne cette «confusion temporelle basée sur l’entremêlement de deux présents, l’un objectif et l’autre subjectif. Le temps objectif serait celui du passé dont on a connaissance et qui est explicatif, alors que le temps subjectif serait celui du présent dont on a conscience relevant de la perception, donc de la mémoire . » Par ces caractéristiques diégétiques, le parallèle entre ces deux œuvres devient évident; en plus de revendiquer dès son titre une intertextualité à l’œuvre de Marguerite Duras, le texte de Magini insiste sur deux aspects diégétiques présents dans Hiroshima mon amour, soit le lieu – par la nomination de la ville française Nevers -, ainsi que l’importance du souvenir par l’utilisation du verbe « revoir » qui sera le leitmotiv de l’homme, soit le fait de revisiter le passé afin de pouvoir en rendre compte dans son article. Dans les deux cas, nous avons un texte qui réfléchit sur l’importance du souvenir en tant que mémoire collective et individuelle qui devrait apprendre des horreurs passées afin d’éviter de les répéter. Revoir Nevers, nous l’aborderons un peu plus loin, réutilise en somme nombre d’éléments diégétiques et narratifs qui établissent un lien intertextuel entre ces deux textes.

Singularités et brouillage énonciatifs 

Il Y a donc dans Revoir Nevers deux voix narratives qui se partagent la narration du récit. Textuellement et diégétiquement parlant, il appert que la première chapeaute la seconde, d’une part par l’utilisation du conditionnel présent comme temps narratif qui démontre l’antériorité du projet d’écriture, d’autre part par son souci d’effet de lecture chez le lecteur et la mise en scène des éléments diégétiques (l’homme et ses impressions) qui seront présents dans la narration autodiégétique : [Le livre commencerait par des considérations sur le temps. Le lecteur devrait imaginer les angoisses que l’homme éprouve lorsqu’il considère les multiples facettes du temps : un sentiment d’incomplétude et d’abattement, de défaite. [ … ] TI est inutile d’insister sur l’arrivée des voyageurs dans une grande aérogare. Scènes de foules habituelles. Odeurs.] (RV, p. 13) .

J’ai toujours détesté le temps, le temps qui dure et ses petites atrocités: ils sont ma hantise de chaque jour. [ … ] L’avion s’est posé en tanguant sur la piste, [ … ] j’ai avisé la sortie de l’aéroport et pressé le pas vers la gare routière. Il était dix-neuf heures, le vent soulevait des lambeaux de papiers sales, [ .. . ] émanations d’essence et odeurs de churros* brûlés, bref, l’accueil était presque parfait (RY, p. 13-15 ; souligné dans le texte).

Cet extrait est parlant quant à la problématique narrative engendrée par cette dichotomie: pourquoi exposer dans la narration extra-hétérodiégétique un projet d’écriture qui sera textualisé quelques lignes plus loin? Pourquoi ce roman duplique-t-il les informations diégétiques qui, en somme, viendront nuire à l’illusion référentielle du récit autobiographique? En fait, en plus d’effectuer une référence directe à l’œuvre de Duras par cette écriture scénarique extra-hétérodiégétique, cette redondance diégétique – cette écriture de la mémoire – ne fait qu’accentuer le questionnement soutenu tout au long du roman : comment rendre compte par écrit des horreurs passées, présentes et futures?

Si nous pouvons établir dès l’incipit du roman une certaine relation narrative hiérarchique – notamment par l’antériorité de la narration extra-hétérodiégétique – , la frontière pourtant bien établie entre les deux régimes narratifs se dissout au fil de notre lecture au profit de la diégèse qui se construit dès lors à partir de ces deux temps; ils seront à ce moment inséparables diégétiquement et pragmatiquement. Cet entremêlement commence dès la page 26 où la narration extra-hétérodiégétique insiste sur la description de l’ambiance (notamment des habitants et du climat) entourant l’homme à la terrasse du café, alors que dans la narration autodiégétique, nous nous retrouvons dans les pensées de l’homme qui prend conscience d’une part des horreurs actuelles à travers le monde via les nouvelles d’un quotidien mexicain (Serbie, Croatie, Bosnie, Albanie, etc.) et réfléchit d’autre part à celles du passé (Irak, Cambodge, Hiroshima, etc.) :

[Au début de l’après-midi le soleil a abandonné en partie le zocalo et a poursuivi son périple derrière le portal, la circulation s’est faite rare, atmosphère moite. [ … ] Solitude.] (RN, p. 26-27). J’ai déplié le journal que m’a apporté le garçon de café […]. Que l’homme est minuscule et la bêtise universelle. À Phnom Penh le Mékong charrie des jonques pleines de crânes extatiques, sous le pont Mirabeau tournent en rond les dépouilles des Algériens égorgés, [ … ] Plaza de Mayo les mères des disparus argentins sont aphones, [ … ] quels spectres nous raconteront leurs jours de torture, leurs nuits de torture, leur fosse commune [ … ] (RN, p. 29).

Alors que ces deux régimes narratifs étaient indépendants au début du roman, ils deviennent lentement indissociables l’un de l’autre au point où une lecture indépendante de la narration autodiégétique devient impossible; le récit se construit non pas uniquement à partir de la narration extra-hétérodiégétique, mais bien à partir de leur complémentarité diégétique respective. Certes, si les analogies entre ceux-ci sont bien palpables et identifiables – dans les deux cas, nous voyons un homme lire son journal et fumer ses cigarettes sur cette terrasse -, certaines informations diégétiques ne seront pourtant pas présentées dans les deux régimes narratifs. Cet entremêlement diégétique est repérable notamment par leur temporalité respective qui, comme le souligne le texte, s’estompe pour ne former qu’une seule et unique ligne temporelle: « [l]a distance (entre l’oubli d’Hiroshima et le moment présent, à Cholula) s’amenuise [ … ]. L’homme ne sait plus où situer sa mémoire, dans le passé ou le présent » (RN, p. 31). D’ailleurs, ce passage de l’un à l’autre, du passé au présent, se matérialise lorsque l’homme visite la pyramide dédiée à Quetzalcoatl ; en effet, si la traversée du tunnel se passe uniquement dans la narration extrahétérodiégétique – les strates de pierres devenant prétexte à réfléchir sur les horreurs du passé, « [l]’œil déchiffr[ant] des époques continues, des temps différents, non pas une mais des pyramides qui se sont succédé là, une par-dessus l’autre, la plus importante écrasante toutes les autres, autorité sur autorité, pouvoir sur pouvoir, atrocité sur atrocité» (RN, p. 52) -, ce n’est que dans la narration autodiégétique que l’homme atteindra l’extrémité du tunnel et le présent de Cholula avec ses nombreux touristes. Plutôt que de présenter les mêmes informations diégétiques, ils finissent par se compléter, ce qui perturbe en somme le pacte romanesque établit en début de lecture : ce dernier évolue et modifie notre lecture du roman. Et puisqu’elle fait entièrement partie de la fiction romanesque, l’instance narrative responsable de la cohésion de la diégèse n’est donc pas uniquement présente dans la narration extra hétérodiégétique, mais bien dans les deux régimes narratifs ; nous croyons donc que cette autorité se retrouve non pas dans une seule instance narrative, mais dans la structure dichotomique du roman, et que cet élément évolue au fur et à mesure que les deux régimes narratifs se complètent diégétiquement. Autrement dit, ce serait donc la structure énonciative qui problématiserait l’autorité narrative du roman en la scindant en deux parties, ainsi qu’en déléguant au lecteur le rôle de construire le récit de Revoir Nevers à partir de ce partage diégétique.

Table des matières

INTRODUCTION
L’ère du pluralisme
Pour une conception pragmatique du roman
Pacte de lecture (captatio illusionis)
L’autorité narrative
Voix narrative
Questions de vraisemblance
Structure du mémoire
CHAPITRE 1 – LE DOUBLE PROCES TEXTUEL DE REVOIR NEVERS
1.1 Revoir Nevers
1.2 L’écriture de la mémoire: Hiroshima mon amour
1.3 Singularités et brouillage énonciatifs
1.4 Adéquation stylistique et effet de réel
1.5 Les frontières de la fiction
1.6 Intertextualité et transfictionnalité
1.7 Invraisemblances génériques et diégétiques
CHAPITRE 2 – DU VIRTUEL A LA ROMANCE DE YERGEAU: NARRATS ET NARRATION FRAGMENTES
2.1 The U nreal City: la ville-Île
2.2 Du virtuel à la romance: une pluralité de points de vue
2.3 Pour une poétique yergienne : narrats et intertextualité
2.4 Transfictionnalité dans l’œuvre romanesque de Yergeau
2.5 1999 et sa frontière pragmatique: l’accroc de la dédicace
2.6 Le cas de Mélissa Bridge
2.7 Question de point de vue
2.8 Narrateur « Nous» : du point de vue représenté au point de vue asserté 56
CHAPITRE 3 – LA PETITE FILLE QUI AIMAIT TROP LES ALLUMETTES DE SOUCY: LA NARRATION INVRAISEMBLABLE D’UN NARRATEUR NONFIABLE
3.1 Une identité problématique
3.2 Une fausse ambiguïté identitaire
3.3 Le lecteur trompé: une autorité narratoriale bien existante
3.4 Croyances religieuses mises à mal
3.5 Un rapport au langage divergent
3.6 Le jeu des invraisemblances
CONCLUSION

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