Explications généralistes du comportement
En 1913, Watson a souhaité faire de la psychologie une science aussi robuste que la chimie ou la physique. Pour ce faire, il prit le comportement comme unité de mesure objective. Plus en détail, le behaviorisme émergea de l’étude sur l’apprentissage des réflexes chez l’animal (Pavlov, 1927), de l’implantation d’un apprentissage involontaire et émotionnel chez l’humain (Watson, 1930) puis sur l’apprentissage des conséquences sur des comportements spécifiques (Skinner, 1950). Les tentatives d’application de la théorie béhavioriste de Skinner sur l’apprentissage du langage ont été vivement critiquées de la part des linguistes (Chomsky, 1962), ce qui ouvrira la porte au cognitivisme. Le cognitivisme prend pour objet d’étude le traitement cognitif de l’information perçue (Andler, 2004). En ce sens, Gordon Allport introduit la notion d’attitude au cours des années 1930 : Une attitude représente un état mental et neuropsychologique de préparation à répondre, organisée à la suite de l’ expérience et qui exerce une influence directe ou dynamique sur la réponse de l’ individu à tous les objets et à toutes les situations qui s’y rapportent (Allport, 1935 cité dans Vallerand, 2006, p. 237). Également, Doob (1947) présente l’attitude comme une réponse implicite anticipée. Par « implicite », il faut comprendre que l’ attitude passe inaperçue aux observations comportementales traditionnelles associées au courant béhavioriste.
Aussi, Fishbein (1963) affirme que les croyances d’ un individu génèrent une foule d’ attitudes envers un objet cible. Dans la même lignée, Beck (1967) a élaboré une théorie psychothérapeutique de restructuration des cognitions dépressives. Ce dernier mit alors en évidence que l’apprentissage des cognitions est grandement facilité par la qualité de la relation entre le thérapeute et l’aidé. Ces cognitions sociales constituent également la pierre d’assise des travaux de Bandura sur l’apprentissage de l’agressivité (Bandura, Ross, & Ross, 1961 ; Bandura & Walters, 1959, 1963). En effet, Bandura constata que la simple observation passive (vicariante) d’un modèle était suffisante pour apprendre des comportements complexes (Bandura, 1977). Poursuivant ses réflexions sur l’apprentissage, Bandura (1982) présenta la notion d’auto-efficacité, qui reflète la croyance qu’entretient un individu sur sa capacité à réussir un comportement spécifique (Grégoire, Bouffard, & Cardinal, 2000). Ces croyances, sur soi (Bandura, 1982; Beck, 1967) et sur le monde (Beck, 1967; Fishbein, 1963), seraient autant d’évaluations (favorables ou défavorables) cognitives en vue de forger une attitude globale, qui devrait théoriquement expliquer l’apparition des comportements. Toutefois, le pouvoir prédictif de l’ attitude sur le comportement ne semble pas dépasser plus de 10 % (Deutscher, 1966; Wicker, 1969, cité dans Vallerand & Lafrenaye, 2006). Cette lacune explicative de l’attitude sur le comportement conduisit à la création des modèles sur l’intention comportementale.
Les modèles mobilisant l’intention d’agir un comportement suivent une séquence causale de facteurs (Pearl, 2009). Ceux-ci débutent, à la base, avec quatre sources d’influence : la situation contextuelle, les variables exogènes (environnementales), les traits de personnalité de l’individu et les caractéristiques sociodémographiques de l’individu (Vallerand, 2006). La théorie de l’action raisonnée (T AR) de Fishbein et Ajzen (1975) présente les croyances comportementales ainsi que l’évaluation des conséquences en déterminant de l’attitude comportementale. Aussi, la TAR présente les croyances normatives et la motivation à se soumettre aux pressions sociales en déterminant des normes subjectives (i.e. croyance personnelle face aux comportements attendus par les autres). Ensemble, les attitudes comportementales et les normes subjectives généreraient une intention volitive, qui expliquerait l’apparition du comportement (Fishbein & Ajzen, 1975). Quelque année plus tard, Ajzen (1991) reprend la TARet y ajoute deux facteurs: la perception de contrôle et le contrôle comportemental. Alors que la perception de contrôle rejoint les facteurs de croyances et d’évaluation des conséquences, le contrôle comportemental rejoint les attitudes comportementales et les normes subjectives dans l’explication de l’intention (Vallerand, 2006). De plus, Ajzen (1991) mentionne que la perception de contrôle est un modulateur de contraintes des facteurs endogènes (i .e. les cognitions et le niveau d’activation physiologique), alors que le contrôle comportemental est un modulateur de contraintes des facteurs exogènes (i .e. la prestation effective du comportement). Cela expliquerait, selon lui, que le contrôle comportemental n’affecte pas seulement l’intention, mais également le comportement plus directement. La Figure 1, voir ci-dessous, présente l’ensemble des facteurs impliqués dans la TARet la TCP .
Objectifs et hypothèses
Suivant notre objectif d’explication des facteurs psychosociaux (variables indépendantes) qui conduisent au passage à l’action entrepreneuriale (variable dépendante), nous ne testerons pas l’entièreté de la modélisation d’Ajzen (2002). Plus en détail, notre modélisation reprend tous les facteurs de la TCP d’Ajzen (2002) et cherche à mesurer l’impact de chacun des facteurs sur le comportement cible (i.e. l’initiation d’une première activité entrepreneuriale en deux ans). Ainsi, nous ne chercherons pas à valider l’apport des trois facteurs antécédents de l’intention (l’attitude comportementale, les normes subjectives et l’auto-efficacité) sur l’intention. Autre précision, nous aborderons la notion d’intention d’entreprendre suivant les réflexions émises face aux travaux de Thompson (2009) et de la théorie de l’activité (Vygotsky, 1978). Plus précisément, l’intention d’entreprendre sera examinée de deux manières distinctes; d’une part, via l’intention cognitive d’entreprendre (basé sur l’aspect volitif) et, d’autre part, via l’intention comportementale d’entreprendre (basé sur les actions préalables à la création d’entreprise). Également, nous étudierons l’effet d’interaction des deux mesures d’intention d’entreprendre avec les trois facteurs antécédents de l’intention dans l’explication du passage à l’action entrepreneuriale. La Figure 4, voir ci-dessous, présente notre modèle bi-intentionné du passage à l’action entrepreneuriale tout en spécifiant chacun des facteurs en contexte entrepreneurial.
Les normes subjectives entrepreneuriales
Le score des normes subjectives face au passage à l’action entrepreneuriale est basé sur l’impression du participant quant à l’opinion de ses proches (parents, époux/partenaire de vie, fratrie, famille, amis proches, gens en général) face au choix de carrière entrepreneuriale. Cette mesure provient du travail de Kolvereid et Isaksen (2006). Dans un premier temps, les répondants étaient invités à exprimer leur degré d’ adhésion à chacun des énoncés, sur une échelle de Likert en 7 points; de Extrêmement négative (1) à Extrêmement positive (7). La réponse 8, considérée comme une donnée manquante, permet d’exprimer le fait que l’item ne s’applique pas ou que le participant ne sait pas. Dans un second temps, les répondants étaient invités à exprimer l’importance qu’ils accordent à l’opinion de ces personnes proches, sur une échelle de Likert en 7 points; de Pas du tout important (1) à Extrêmement important (7). La réponse 8, considérée comme une donnée manquante, permet d’exprimer le fait que l’item ne s’ applique pas ou que le participant ne sait pas. L’ importance accordée aux opinions des proches a été recodée de -3 à +3, et ensuite multiplié aux scores de l’opinion liée à la carrière entrepreneuriale, pour une mesure variant de -21 à +21 pour chacune des catégories de personnes de l’ entourage. Le score moyen a été calculé pour ces six items transformés. L’alpha de Cronbach est de 0,804 et l’analyse factorielle exploratoire indique une seule dimension regroupant tous les items.
Analyses ayant recours à l’intention cognitive d’entreprendre
L’analyse de la classification, en fonction de l’intention cognitive d’entreprendre, des cas révèle 235 cas qui ne sont pas passés à l’action entrepreneuriale après deux ans, conformément aux prédictions. Toutefois, un cas n’est pas passé à l’action entrepreneuriale après deux ans alors que le modèle prévoyait qu’il le ferait. Aussi, l’analyse révèle 54 cas qui sont passés à l’action entrepreneuriale après deux ans, alors que le modèle prévoyait qu’ils ne le feraient pas. Lorsqu’on applique les variables de contrôle, 81 % des cas sont classés correctement par le modèle. L’analyse de régression logistique binaire, voir le Tableau 3 ci-dessous, présente les coefficients P (Beta) non standardisés ainsi que les coefficients d’ élasticité Exp (P). Le modèle 1 révèle que les variables de contrôle n’ indiquent aucune variable significative pour expliquer le passage à l’ action (R2 Nagelkerke = 0,029). Le modèle 2 ajoute les trois facteurs de TCP précurseurs de l’intention et contrairement aux attentes, aucune variable ne permet d’ expliquer le passage à l’ action (R2 Nagelkerke = 0,073). Les hypothèses Hl , H2 et H3 doivent donc être rejetées. Le modèle 3, qui prend en considérant l’ intention cognitive d’ entreprendre ne présente pas une valeur prédictive significative (R2 Nagelkerke = 0,073). L’hypothèse H4 doit donc être rejetée. Également, le modèle 4 ajoute les interactions entre les trois facteurs énoncés comme composante de l’intention dans la TCP avec l’ intention cognitive d’ entreprendre. Après analyse, la taille de l’effet du modèle entre l’intention cognitive d’entreprendre et les normes subjectives entrepreneuriales s’avère plutôt faible (R2 Nagelkerke = 0,096) et présente un effet négatif (P = -0,156) d’interaction significatif (0,046). Les hypothèses H6 et H8 doivent donc être rejetées, alors que l’hypothèse H7 s’avère inversement significative.
Sommaire |