La pluriactivité
La pluriactivité, en tant qu ‘ assise du pouvoir seigneurial, est une perspective d’ analyse fructueuse, comme l’ont montré plusieurs monographies consacrées aux élites économiques. André LaRose l’étudie dans le cas de Thomas McCord. En 1805, celui-ci ouvre un magasin général à Montréal. Pour rembourser ses dettes, il accepte le poste de régisseur de la seigneurie de Beauhamois, en mai 1807. McCord est alors payé 200 livres par an. Il occupe cette fonction jusqu’en 180954 . Dans la première moitié du XIXe siècle, Joseph Masson possède une compagnie d’ import-export. Celle-ci connaît une forte croissance dans les années 1830. Trois maisons la composent alors. Elles sont établies à Glasgow, à Montréal, et à Québec. Masson et Hugh Robertson, l’ un de ses collaborateurs, détiennent plus de 80% de son capital. En 1833, la valeur de cette firme est estimée à 80 200 livres ; et celle des marchandises importées à plus de 100 000 livres. Bien entendu, le cumul des postes est aussi à considérer dans cette analyse. En plus de son engagement dans l’ import-export, Masson s’ intéresse à la navigation, à l’ amélioration des moyens de communication du Bas-Canada, à l’ investissement dans la propriété seigneuriale, ainsi qu’aux progrès technologiques de l’ époque. Il est élu membre du conseil d’ administration de la Banque de Montréal en 1826.
En 1834, il siège à la vice-présidence du conseil d’administration de la même institution. Avec ces postes, Masson espère pouvoir accroître ses possibilités de crédits bancaires, et donc avantager son entreprise55 . De la même manière, le « brasseur d’ affaires » Moses Hart traite avec une vingtaine de maisons anglaises pour importer au Bas-Canada du sucre, du café ou du rhum. En parallèle, il tient une brasserie avec ses frères à Trois-Rivières et projette de fonder une banque privée, la Hart’s Bank56. Dans bien des cas, les nouveaux seigneurs exercent donc des activités variées concurremment à l’exploitation de leur fief. Certains sont marchands, d’autres sont de grands importateurs. Les activités qu’ ils détiennent génèrent déjà des sommes non négligeables. Les propriétés seigneuriales acquises ne font qu ‘augmenter leurs perspectives économiques. Avant de devenir seigneur, Josias mène plusieurs activités en ville. Il est notamment marchand et tabagiste. Jonathan hérite de ces occupations professionnelles, à sa mort. Il est évident que pour le père et le fils, la détention de RivièreDavid est une plus-value dans la diversification de leurs activités. La seigneurie permet alors de générer des capitaux substantiels.
L’intégration aux réseaux
Les alliances matrimoniales et le rôle de l’ épouse autorisent l’ expansion des réseaux privés et professionnels. Toutefois, d’autres stratégies permettent d’ étendre ces réseaux. Pour développer leurs affaires, les marchands-négociants de la ville de Québec mettent sur pied des « partnerships » et des « copartnerships ». Par l’étude de ces associations, on peut « constater la complexité et la multiplicité des activités des marchands-négociants, de même que l’ampleur des réseaux de relations qUI s’ entrecroisent dans le milieu57 ». Le « copartnership » permet aux marchands-négociants de diversifier leurs activités. S’ associer avec d’autres collègues autorise une insertion plus rapide sur un marché en particulier. L’ apport de capitaux provenant d’ autres associés n’ est donc pas à négliger. Ce type de société circonstancielle autorise à un marchand de réaliser un investissement minime tout en étant présent dans plusieurs secteurs. Cette association permet donc de prendre de l’ expansion tout en réduisant les risques. Il arrive que ces marchands se mettent en société avec des parents. L’ apport de capitaux, d’ infrastructures (entrepôts, quais, stocks de marchandises, etc.) et les débouchés, ailleurs au pays ou en Angleterre, priment cependant sur la parenté. La finalité de ces marchands est d’investir dans les secteurs les plus profitables du moment, tout en poursuivant leur croissance dans d’ autres activités.
Les « partnerships » et les « copartnerships » autorisent l’ accroissement des réseaux professionnels. Ces stratégies sont à prendre en compte pour comprendre le comportement des milieux d’ affaires de la première moitié du XIXe siècle58 . Les valeurs des marchands-négociants se diffusent dans le reste de la société. Ils exercent une influence sociale, culturelle et économique dans les milieux urbanisés du Bas-Canada. D’ailleurs, quelques marchands moyens arrivent même à former des « copartnerships ». George Bervin indique à ce propos: « les marchands moyens sont loin d’être des laissés-pour-compte du système commercial [ … ] les deux communautés [marchands-négociants et marchands moyens] manifestaient leur présence à l’intérieur d’un même système économique et leurs chemins se croisaient fréquemment lorsque venait le temps de faire des affaires 59 ». Les membres de la famille Würtele mettent aussi en application ces pratiques. Pour vendre certains lots présents dans les Cantons de l’ Est, Josias et Jonathan collaborent, un temps. Des associations avec d’ autres hommes d’affaires, étrangers à la famille, existent aussi. Entre 1815 et 1819, Josias s’engage avec un marchand du faubourg Saint-Jean, Pierre Rochette. À la même période, Jonathan coopère avec un dénommé Fraser. Sur les quais de la ville, les deux sociétaires vendent de l’ alcool, des livres, des vêtements, de la nourriture ainsi que du tissu6o. Selon Bervin, Würtele et Fraser font partie des encanteurs les plus actifs à Québec pendant la période 1820-1830, au même titre que Chinic et Quirouet, ou Melvin et Bélanger61 . Qu’elles soient intrafamiliales ou extrafamiliales, les associations des Würtele sont à considérer.
La tenure en franc et commun soccage, la première association
L’Acte constitutionnel de 1791 crée le Haut-Canada et le Bas-Canada. Il établit le régime parlementaire et un nouveau système d’ attribution des titres fonciers. Les autorités souhaitent limiter le système seigneurial, donc stopper l’ expansion des terres sujettes aux droits seigneuriaux. La Couronne concède des terres en tenure libre et en pleine propriété, c’ est-à-dire en franc et commun soccage. Les Cantons de l’ Est ont ce système de propriété du sol. Un individu devient propriétaire en achetant sa terre. Les rentes seigneuriales sont inexistantes. Le 7 février 1792, le gouverneur Alured Clarke annonce l’ouverture des terres de la Couronne à la population. Les modalités générales de concession sont indiquées. Le territoire concédé est divisé en townships. Des pétitions sont envoyées à Québec pour obtenir des concessions. Les demandes sont étudiées par un comité spécial du Conseil exécutif de la Province, appelé le Comité des terres. Seules les requêtes collectives, présentées pour un canton par un groupe d’associés sous la direction d’ un leader sont prises en compte. Ce dernier avance les fonds requis pour l’arpentage, le coût des procédures et les frais d’ émission des titres de propriété que sont les lettres patentes. Il est dédommagé de ses avances en étant autorisé à retenir certaines parties des lots concédés à ses associés. Chaque pétitionnaire chef de famille peut obtenir 200 acres de terre.
À sa discrétion, le Comité peut lui concéder jusqu’ à 1 000 acres supplémentaires? John Savage John Savage naît en 1740. Il est issu d’ une famille irlandaise arrivée en Amérique du Nord dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Celle-ci émigre dans la vallée de la rivière Hudson, proche d’Albany, dans la colonie de New York. Influents, les Savage deviennent propriétaires terriens à Spencertown. La guerre d’ Indépendance américaine éclate en 1775. À l’été 1782, John Savage entre au service de l’armée britannique comme informateur. Loyaliste, la famille Savage quitte le nouvel état de New York en octobre 1783. Elle se réfugie dans la Province de Québec, plus précisément dans la seigneurie de Foucault. Ce territoire seigneurial est abandonné depuis la retraite de Bourlamaque, en 1760. Il est acquis par Henry Caldwell en 1764, et est renommé Caldwell Manor. Les terres de ce fief ne sont toujours pas réoccupées au moment de la guerre d’ Indépendance américaine8. Le 16 juillet 1792, John Savage présente une pétition pour obtenir le township de Shefford, dans le Bas-Canada. Il s’ acquitte de l’ autorisation d’ arpentage, des listes d’associés et des démarches auprès des commissaires. Sans titre de possession, il ouvre à ses frais des chemins et complète l’arpentage du canton. Savage conclut des transactions immobilières avant la concession officielle du territoire. Cela lui permet de financer son projet. Pour obtenir une compensation des pertes encourues pendant la guerre d’Indépendance américaine et faire valoir ses états de service, il s’ allie à d’autres contestataires. Un représentant est envoyé à Londres pour défendre leur cause. John Savage acquiert finalement les lettres patentes du canton de Shefford, le 10 février 1801. Il partage ensuite les 34000 acres de terre acquises avec ses 38 associés9.
Les acquisitions dans les townships de Granby et de Milton
En 1788, le colonel Henry Caldwell, commandant de la milice britannique de Québec, envoie une pétition au gouvernement. 11 souhaite obtenir l’octroi de terres pour les 330 miliciens ayant défendu la ville de Québec au moment du blocus naval face aux Américains, entre 1775 et 1776. Le Comité des terres et le lieutenant-gouverneur Alured Clark concèdent un canton de neuf milles de front par 12 de profondeur en 1792. Le township de Granby est créé. Le gouverneur ordonne son arpentage en 1797. Jeremiah McCarthy en dépose le plan définitif en 1801. Le 8 janvier 1803, les townships de Granby et de Milton sont concédés à 140 miliciens de la ville de Québec, ou à leurs veuves. Les 261 lots contenus dans le canton de Granby sont répartis de la façon suivante: 155 lots à 99 soldats et officiers de la milice, 75 lots au Clergé et à la Couronne, 31 lots ne sont pas octroyés. Selon Mario Gendron, aucun de ces miliciens ne vient s’ établir sur ce territoire. Ces 261 lots du township de Granby représentent 52 167 acres. Les terres concédées aux soldats comptent pour 31 045 acres, soit 59,5 % du territoire. Quatre-vingt-dix d’ entre eux reçoivent un octroi de 400 acres ou moins. Neuf en emportent davantage. Les parcelles obtenues par l’Église et la Couronne représentent 14 965 acres, soit 28,7 % du canton. La majorité de ces «concessionnaires-miliciens » sont des citadins. Ils n’ont pas le désir de s’établir comme colons sur des terres qu ‘ il va falloir défricher. Dès qu’ils en ont l’ occasion, et sans grandes considérations financières, ils vendent leurs lots à des marchands de Québec. C’ est le cas de Thomas Ainslie. Ce milicien obtient une concession de 700 acres en 1803. Il la vend à Josias pour 28 livres en 180413 • La spéculation des terres commence bien avant l’ arrivée des premiers colons. li est estimé que 16550 acres du canton de Granby transitent avant les premiers établissements 14. Josias joue un rôle dans ce phénomène.
RÉSUMÉ |