Grâce aux percées technologiques des dernières années, de nouvelles manières de vendre et de consommer apparaissent. Certaines, comme l’économie collaborative (ÉC), sont en train de modifier nos économies et nos sociétés. Le rôle du consommateur et du pourvoyeur de biens et services se mélangent, laissant place à de nouvelles opportunités financières, mais également à de l’incertitude et des flous juridiques pour l’encadrement des pratiques. L’utilisation de plateformes comme Uber et Airbnb sont si courantes aujourd’hui que la littérature scientifique n’a eu d’autre choix que de se pencher sur le phénomène depuis le début des années 2010. Nous comptons aujourd’hui plusieurs centaines d’écrits, allant des articles de journaux évalués par les pairs aux livres de consultants et aux rapports de grandes firmes. Cette vivacité théorique a permis le développement de nouveaux concepts et de nouvelles manières de concevoir l’économie collaborative. Toutefois, symptôme de sa jeunesse, la littérature semble manquer de cohésion. On ne s’entend pas sur la manière de nommer et de décrire le phénomène, et les sous-thèmes restent peu exploités.
Économie collaborative
Il n’existe pas à ce jour un nom officiel pour décrire le phénomène souvent interprété comme étant l’économie de partage (sharing economy) (Slee, 2016). Certains auteurs ont tenté de le définir avec d’autres appellations. Notons en français les expressions « économie collaborative » (collaborative economy) et « consommation collaborative » (collaborative consumption), puis en anglais, on-demand economy (économie sur demande), peer-to-peer platform (plateforme d’égal à égal), gig economy (économie des gigs), mesh economy (économie de maillage), crowd-based capitalism (capitalisme basé sur le peuple), access-based consumption (consommation basée sur l’accessibilité), et plusieurs autres. Dans le cadre de ce mémoire, nous utilisons ces appellations d’une manière globale et intégrative avec l’expression « économie collaborative » (ÉC), tel que proposé par Cohen et al. (2016) et Chase (2015).
Contrairement à la vision traditionnelle de l’économie où seulement les entreprises peuvent créer de la valeur, l’économie collaborative permet aux individus de s’impliquer dans le processus en redistribuant ou en mutualisant des ressources à des tiers. Contrairement au partage traditionnel, cette nouvelle manière de procéder permet à des étrangers, plutôt que des connaissances, d’échanger des biens ou des services entre eux (J. Schor & Fitzmaurice, 2015). Ce phénomène serait perçu par plusieurs comme un nouveau type d’entreprise et même un mouvement social, où chaque personne peut devenir un micro-entrepreneur dans un environnement flexible et égalitaire (Slee, 2016). La distinction entre la sphère de production, de distribution et de consommation disparaît au profit d’une nouvelle forme d’économie dite collaborative (Ertz & Sarigöllü, 2019). Ce changement de paradigme devient possible grâce à la technologie existante, plus particulièrement Internet (Belk, 2014b). Pour y arriver, une vague de nouvelles entreprises ont saisi la balle au bond afin de lier des consommateurs à des fournisseurs de services par la création de plateformes web (Slee, 2016) permettant l’obtention, la fourniture et le partage de biens et services (Hamari, Sjöklint, & Ukkonen, 2016).
Les pratiques de l’économie collaborative s’inspirent d’idées déjà connues et populaires, comme la volonté de sauver de l’argent, de réduire notre empreinte écologique et d’accroître nos liens avec la communauté (J. Schor & Fitzmaurice, 2015). L’ÉC englobe aujourd’hui une variété de modèles d’affaires. Farrell, Greig et Hamoudi (2018) distinguent quatre grands secteurs collaboratifs, soit le transport, les services divers, la vente et la location. À l’intérieur de ces secteurs, Ritter et Schanz (2019) constatent quatre modèles de transaction : la transaction unique (ex. librairie de seconde main, antiquaire), l’abonnement (ex. paniers de légumes, Bixi), les plateformes avec frais de courtages (ex. Uber, Ebay, AirBnB) et les plateformes illimitées (ex. Craigslist, Couchsurfing, Wikipedia). Cette économie a connu une croissance importante depuis la crise économique de 2008 (Habibi, Davidson, & Laroche, 2017) et représente aujourd’hui des millions de transactions annuelles aux États-Unis (Farrell et al., 2018).
Au niveau théorique, l’économie collaborative aborde plusieurs aspects spécifiques, comme le rôle du consommateur/producteur (consumer et prosumer en anglais) (Ahluwalia & Miller, 2014; Cova & Cova, 2012; Fuchs, 2011; Ritzer, 2015; Ritzer, Dean, & Jurgenson, 2012; Ritzer & Jurgenson, 2010), la confiance dans les plateformes collaboratives (Bolton, Greiner, & Ockenfels, 2013; Ert & Fleischer, 2019; Guttentag, 2013; Mazzella, Sundararajan, D’Espous, & Möhlmann, 2016; Möhlmann, 2015) et leur réputation (Cockayne, 2016; Ert, Fleischer, & Magen, 2015; Luca & Zervas, 2016; J. B. Schor & Fitzmaurice, 2014), le développement durable (Hamari et al., 2016; Heinrichs, 2013; Martin, 2016), les problèmes législatifs (K. Frenken, 2017; Hartl, Hofmann, & Kirchler, 2016; Leaphart, 2016; Miller, 2016) et le tourisme (Dredge & Gyimóthy, 2015; Fang, Ye, & Law, 2016; Gutiérrez, García Palomares, Romanillos, & Salas-Olmedo, 2017; Heo, 2016; Oskam & Boswijk, 2016; Tussyadiah & Pesonen, 2016).
Distinctions avec la consommation collaborative et l’économie de partage
L’économie collaborative se distingue de l’expression souvent associée à cette dernière, soit la consommation collaborative (collaborative consumption) (CC). Comme son nom l’indique, la CC ne fait pas référence à l’économie, mais plutôt à la consommation. Les premiers auteurs ayant utilisés cette expression sont Felson et Spaeth (1978) d’après le livre Human ecology ; a theory of community structure de Hawley (1950). Selon Felson et Spaeth, la CC décrit des « événements dans lesquels une ou plusieurs personnes consomment des biens ou services dans le cadre d’une activité sociale » (1978, p. 614) [traduction libre]. Ainsi, plusieurs activités sociales peuvent être considérées dans cette vision, comme consommer de la nourriture chez un ami ou faire du covoiturage avec un collègue au travail.
La conception de la CC a été mise à jour par plusieurs auteurs contemporains. Pour Botsman et Rogers (2010), la CC se classifie en premier lieu avec la mutualisation de biens et de non-biens (services), puis par l’émergence de marchés pour les redistribuer. Ertz et al. (2016) quant à eux définissent la CC comme « un système de circulation des ressources permettant aux consommateurs d’obtenir et de fournir, de manière temporaire ou permanente, des ressources ou des services par l’interaction avec d’autres consommateurs grâce à un médiateur » [traduction libre] (p.1). Ainsi, la CC contemporaine à une connotation économique, puisqu’elle peut impliquer des transferts monétaires ou de propriété (Gansky, 2010; Hamari et al., 2016).
Cette situation complexifie notre interprétation de la CC face aux autres expressions fréquemment utilisées, comme l’économie de partage (sharing economy). Cette expression est actuellement la plus populaire dans la littérature scientifique, puisqu’elle fut au départ popularisée dans les médias (Cheng, 2016). Toutefois, certains problèmes sont associés à cette dénomination, comme le discernement des limites du partage dans cette économie.
Le partage est une activité que les humains pratiquent depuis des millénaires et qui permet de renforcer les liens sociaux (Belk, 2010). Le partage peut être matériel, comme de prêter sa voiture, sa maison ou un marteau. Il peut aussi être immatériel par le biais de services, comme garder des enfants qui ne sont pas les nôtres ou d’accommoder des invités lors d’une soirée mondaine.
De nos jours, le partage est également présent sur le Web (Belk, 2014a, 2014b). Des sites comme Wikipedia fonctionnent sur le partage de connaissances. Les réseaux sociaux permettent également le partage d’informations. Sur Youtube, nous partageons des vidéos, sur Instagram, des photos, sur Twitter, des réflexions de 140 caractères ou moins et sur Facebook, nos humeurs et nos expériences personnelles. Ce type de partage visuel et textuel s’effectue auprès de communautés regroupant plusieurs centaines de millions de personnes (Marr, 2018) et génère des dizaines de milliards de dollars de profit à des compagnies privées par l’utilisation des métadonnées créées et de la diffusion de publicités (Daniels, 2019).
Bref, l’économie de partage semble épouser une immensité de pratiques (ex. faire de la colocation d’appartement, être un influenceur sur Instagram, payer une publicité sur Facebook ou encore louer une bicyclette en libre-service), pour autant que le partage soit un facteur clé dans la création de valeur. Ainsi, de nombreux auteurs ont critiqué l’utilisation abusive et approximative des pratiques que l’économie du partage est censée comporter (Koen Frenken & Schor, 2017; Habibi et al., 2017; Scholz, 2016). D’autre part, il existe une contradiction entre « économie » qui fait référence à des transactions marchandes et « partage » qui suggère des échanges sans argent (Slee, 2016). Pour parler de ce sujet, certains auteurs ont ainsi préféré l’expression « consommation collaborative » tel que mentionné plus tôt, ou encore « gig economy » (Murillo, Buckland, & Val, 2017).
En somme, il existe plusieurs manières différentes de nommer et d’interpréter le phénomène étudié. Conscients de cette distorsion, plusieurs auteurs n’hésitent pas employer des travaux reliés à une certaine appellation (ex. consommation collaborative) pour définir des terminologies similaires (ex. économie de partage). Ce fut le cas avec les travaux sur la CC de Belk (2014b) et Botsman et Rogers (2010) qui furent repris dans plusieurs écrits à propos de l’économie de partage.
Le battage médiatique mélangé à l’innovation technologique et des pratiques marchandes a rendu l’interprétation de l’économie de partage vague et disparate. Afin de pallier au problème, l’expression « économie collaborative » gagne en popularité parmi les auteurs académiques (ex. Chase, 2015; Cohen, Almirall, & Chesbrough, 2016). Une recherche sur Scopus effectuée le 26 juin 2019 avec la requête « collaborative economy » permet d’observer que plus de 150 articles utilisent ce concept depuis 2016. Cette nouvelle manière de nommer le phénomène étudié a plusieurs avantages. D’une part, elle permet de mieux identifier les limites du phénomène comparativement à l’économie de partage en enlevant la notion trop large du mot « partage ». Elle est remplacée par l’échange, la redistribution et la «mutualisation » des biens et services, tel que proposé par Arnould et Rose (2016).
Ensuite, l’ÉC est moins restreignant que la consommation collaborative. Davantage de modèles d’affaires peuvent être inclus, ainsi que différentes approches scientifiques pour aborder le sujet. Cette perspective recadrée permet de mieux cibler cette nouvelle forme d’économie (Kostakis & Bauwens, 2014). L’économie collaborative cible les systèmes de circulation de ressources permettant à tout individu d’agir en tant que fournisseur ou bénéficiaire d’une ressource directement avec un autre individu ou un intermédiaire. De surcroît, une telle conceptualisation laisse de côté les modèles commerciaux empêchant les individus de passer du rôle de bénéficiaire à celui de fournisseur et vice versa. (Ertz et al., 2016).
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