Explorer différentes pratiques artistiques sous l’angle de la transmission

Les méthodes complémentaires

• La recherche généalogique et documentaire Au nombre de mes explorations des dernières années qui ont précédé mon entrée à la maîtrise, mais qui sont à la base de celle-ci, j’ai réalisé une recherche généalogique, photographique et documentaire sur les femmes de ma lignée, de mère en fille, sur près de 400 ans. Je n’ai pas suivi le fil patriarcal traditionnel. Pour chacune de mes grands-mères retrouvées, je suis devenue curieuse de savoir qui était sa mère, qui étaient ces femmes à une époque lointaine et quel avait été leur héritage dans ma vie actuelle. Je suis ainsi remontée jusqu’à la première à avoir entrepris de traverser l’océan, Marguerite Langlois, qui a quitté Dieppe en France en 1621 pour venir s’établir en Nouvelle-France. Parmi les sites web les plus fréquentés : Ancestry, My Heritage, Mes aïeux, Institut Drouin et BANQ. J’ai aussi consulté les archives de la Société d’histoire de Charlevoix et du Saguenay, ainsi que les fonds anciens des archives départementales de Dieppe en France. Au cours de mes recherches, j’ai répertorié et photographié des monuments érigés à l’effigie de mes ancêtres, ainsi que des pierres tombales aux cimetières où ils ont été inhumés, véritables témoins de leur passage. J’ai cherché sur les sites web, les sociétés d’histoire et les archives nationales. J’ai trouvé des photographies, des récits, et même des biographies. Il faut dire que les premiers colons à émigrer en Nouvelle-France ont fait l’objet de nombreux écrits abondamment documentés par les historiens. J’ai cherché dans les archives familiales toutes les photographies que je pouvais trouver, visité une vieille tante atteinte de la maladie d’Alzheimer qui, croyant ne pas connaître ces personnes, avait déjà jeté aux poubelles une quantité impressionnante de cette précieuse documentation. J’ai collectionné, classé, archivé tout ce que je pouvais trouver.

•  J’ai réalisé une constellation familiale avec 16 femmes de mes amies et connaissances qui ont accepté de personnifier mes 16 générations de femmes. Les constellations familiales ont été développées dans les années 1990 par Bert Hellinger (Hellinger, 1999) et visent à mettre au jour l’inconscient familial par le biais de jeux de rôles. J’avais comme visée de « faire parler » mes grands-mères d’une manière peu commune et surtout, sans aucune prétention scientifique. Les données recueillies au cours de cette expérience m’ont permis de créer des poèmes qui leur donnent voix, comme une parole que je considère être la leur, n’empruntant finalement que ma main pour s’écrire.

DAVID DIAMOND : L’ART DE FAIRE ÉMERGER

L’INVISIBLE Homme de théâtre, directeur artistique et metteur en scène, il a travaillé avec plus de 550 communautés au Canada et à travers le monde. Ses projets sont toujours reliés à la justice sociale. Pour n’en nommer que quelques-uns : la réconciliation des peuples autochtones avec les non-autochtones, les abus, la violence, l’impact des pensionnats sur les communautés autochtones, la toxicomanie, la santé mentale, les préjugés, les sans-abris, etc. Il a fait de son art, le théâtre, un moyen de transformer le monde, un tremplin pour la paix et la justice sociale au coeur des communautés chez qui il fait naître l’espoir de futurs meilleurs. Inspiré du célèbre Théâtre de l’opprimé d’Augusto Boal (1985) et de la pensée de Paolo Freire (1974), Diamond a fondé Theatre For Living en 1981, un théâtre pour non-acteurs professionnels. Pour lui, une communauté est comme un organisme vivant et pour que le changement puisse avoir lieu, il est nécessaire de sortir de la dichotomie oppresseurs/opprimés. Il s’emploie à mettre en scène l’histoire d’une communauté en donnant la parole à ceux qui ne parlent pas, en rétablissant le dialogue plus qu’en cherchant des solutions, en travaillant sur l’écoute et la compréhension de la complexité cachée derrière les drames qui se jouent pour soigner et redonner la puissance d’agir, et ça fonctionne! Impossible de sortir indemne d’une telle expérience. C’est à Vancouver que j’ai eu la chance d’expérimenter avec lui cette façon de tenir une parole engagée en jouant. Cette pratique de dialogue construit du sens là où il n’y en avait pas et est porteuse d’espoir et de changement. Toute la puissance de cette forme d’expression réside notamment dans le fait qu’elle ne polarise pas, mais relie, que nous avons le pouvoir de changer la direction de l’histoire en travaillant sur le système et non sur un seul individu.

LE CONCEPT DE TEMPORALITÉ OU RESSUSCITER LE PASSÉ

Juste avant son suicide en 1940, Benjamin écrit ses « Thèses sur l’histoire » dans lesquelles il parle d’un temps qui n’est pas continu ou linéaire. Il dit que le temps s’arrache à lui-même pour tournoyer dans les profondeurs des mémoires et ressusciter le passé. « Le passé est marqué d’un indice secret qui le renvoie à la délivrance » (Gandillac, 2000, p. 428). Selon Benjamin, le passé est vivant et tire à lui le présent pour le faire advenir. C’est son célèbre Ange de l’histoire qu’il associe à l’effondrement des temps. Pour Papaïs, (2011), « […] l’image évoque ainsi l’éclair du temps, le tranchant du présent au moment de s’évanouir […] ». Sans entrer dans la description du tableau de Paul Klee que bien des historiens de l’art ont analysé, je retiens qu’une oeuvre d’art, selon eux, peut exposer des failles du temps. Papaïs (2011), cite ainsi Héraclite et les stoïciens : « […] Ils distinguaient le temps physique du monde, mesuré par le mouvement des choses, d’un temps incorporel propre aux esprits, aux âmes et aux dieux, lequel se contracte et se dilate de l’instant à l’éternité […] ». Selon Papaïs, l’apparition de l’ange ouvre le temps qu’il arrache au présent. L’art qui rend possibles la mémoire, les messages du temps qui coexistent avec le présent pour le transformer, c’est revenir pour mieux advenir. L’analyse de Papaïs sur le passé est porteuse pour ma recherche : Cette tension du passé sur le futur serait le vrai moteur de l’histoire. En elle, le passé appelle à sa résurrection, les faits historiques ne se séparent pas de leur sens à venir. Un événement vécu est fini alors qu’un événement remémoré est sans limites. C’est l’ange, le messager, qui assure récits et traditions, traductions et transmissions, et tisse dans ses parcours la trame de la mémoire. (Papaïs, 2011) Les Transmissions Silencieuses ont une visée d’ouvrir cet espace-temps, de témoigner pour remettre en vie, « de briser le présent enchaîné » (Papaïs 2011).

L’ART-ACTION

L’objectif de mon intervention était de ritualiser une action de transmission, avec au point de départ le caractère symbolique du voyage migratoire et transitoire de nos vies. Cette action a eu lieu en octobre, en pleine migration des oies blanches et je l’avais titrée : Au passage des oies. C’est en déambulant lentement dans la ville que l’idée du dispositif m’est venue. Je me suis laissée interpeller par ce qui attirait mon attention, dans une attitude d’écoute flottante. D’abord une énorme cabane d’oiseaux vide me rappelant aux milliers de plumes que j’ai récoltées une à une au fil des années. Ensuite la rivière, ce majestueux Saguenay qui coule comme la vie suit son cours, puis ce vieux pont que j’ai emprunté si souvent au temps de ma jeunesse. Le pont : lieu de passage, de hauteur, une rivière au courant qui porte vers plus grand. Les plumes : la profondeur de ce qu’on appelle en contraste avec la légèreté de la matière, le symbole de la migration des oies, l’automne, nos propres migrations. Dans les histoires de nos ancêtres qui nous traversent, nous allions lâcher consciemment du lest pour inscrire le futur. J’ai lancé un événement Facebook qui incluait des membres de ma famille. Plusieurs étaient présents et c’était très émouvant pour moi. Ma mère de 85 ans, mon beau-père de 91 ans, ma tante, ma cousine et ma soeur.

J’ai distribué à chaque personne une plume en leur demandant d’y déposer une intention de transformation pour leur vie, ensuite, tous ensemble nous avons soufflé sur les plumes pour les laisser partir au fil de l’eau, de la rivière au fleuve, du fleuve à l’océan. En termes de résultats, j’ai été saisie par les répercussions de cet événement, l’inattendu s’est produit dans la présence de ma soeur avec qui je n’ai plus de contacts depuis au moins 10 ans, et que je n’avais pas invitée d’ailleurs. Pour moi qui travaille sur le transgénérationnel, ceci n’est pas banal. De l’étonnement du départ, je me suis demandé quel était le sens de sa présence, à ce moment-là, sur ce pont-là, et j’ai laissé flotter la question tout le reste de la journée. Quelques heures plus tard, les liens ont commencé à se faire, les souvenirs de notre enfance à émerger. Nous avions elle et moi une histoire d’intimidation dont je ne me rappelais même plus. De 6 ans mon ainée, dans ce milieu familial difficile qu’était le nôtre, je lui servais quotidiennement de souffre-douleur, une sorte d’exutoire à ses propres souffrances. Trop occupée à soigner les blessures d’abus sexuel que j’avais subies, je ne m’étais pas encore arrêtée à cette autre forme d’abus que j’avais reléguée à mes tiroirs secrets. Du coup j’ai vu ce qui subsistait en moi de cette blessure et qui s’était transmis à ma fille et ma petite-fille, les deux ayant été victimes d’intimidation à l’école primaire. Dès lors qu’émergeaient ces souvenirs enfouis, je savais à l’intérieur de moi qu’il y avait là un cycle complet de réconciliation et de guérison. Je suis retournée sur le pont le lendemain pour offrir à la rivière des plumes symbolisant cette profonde et si inattendue guérison. Deux mois plus tard, elle me faisait parvenir une lettre d’excuses par laquelle elle demandait pardon. Si je raconte cette histoire si singulièrement intime, c’est qu’elle est de première importance pour ma recherche sur le plan des découvertes qu’elle permet. Cette action sur le pont avec l’intention qu’elle portait a permis de faire émerger ce qui avait besoin de se transformer, sans que je le sache à l’avance, par le simple fait d’utiliser l’art pour mettre en 45 scène quelque chose et laisser advenir. Cet événement est spectaculaire à mes yeux parce qu’il répond directement à mes présupposés de départ, passer par l’art pour faire émerger des transmissions silencieuses et leur donner une chance de se transformer.

Table des matières

RÉSUMÉ
ABSTRACT
TABLE DES MATIÈRES
LISTE DES FIGURES
REMERCIEMENTS
INTRODUCTION
CHAPITRE 1 PROBLÉMATIQUE ET MÉTHODOLOGIE
1.1 Mise en contexte : d’une pertinence personnelle à une pertinence familiale et sociale
1.2 Question de recherche
1.3 Objectifs de recherche
1.3.1 Explorer différentes pratiques artistiques sous l’angle de la transmission
1.3.2 Mieux définir mon rôle de médiatrice-transmettrice par l’art, en regard des pratiques artistiques que j’aurai exploréES
1.3.3 Créer une oeuvre de transmission qui fasse état de ma démarche et la rendre accessible aux personnes intéressées par une telle démarche
1.3.4 Communiquer les résultats de ma recherche
1.4 Cadre théorique : La transmission par l’art
1.4.1 Ma recherche à la première personne : ancrée dans mon vécu
1.4.2 La biographisation
1.5 Le cadre méthodologique
1.5.1 La phénoménologie comme approche
1.6 Les méthodes utilisées
1.7 Conclusion
CHAPITRE 2 INFLUENCES ARTISTIQUES ET FILIATIONS THÉORIQUES
2.1 Influences artistiques
2.1.1 David Diamond : l’art de faire émerger l’invisible
2.1.2 Mierle Laderman Ukeles : l’art de redonner une puissance d’agir
2.1.3 Christian Boltanski
2.1.4 Élisabeth Kaine : la transmission consciente d’un patrimoine
2.2 Filiations théoriques
2.2.1 Le concept d’identification ou reconnaissance de la mémoire
2.2.3 Le concept de dictamen ou miroir sujet/objet
2.2.4 Le concept de poétisation ou la rencontre entre l’oeuvre et la personne
2.2.5 Le concept de temporalité ou ressusciter le passé
2.3 Conclusion
CHAPITRE 3 LES PRATIQUES EXPLORÉES
3.1 L’installation
3.2 L’art-action
3.3 L’art performance
3.4 Le théâtre forum
3.5 Conclusion
CHAPITRE 4 PROCESSUS DE CRÉATION
4.1 Mon oeuvre-livre
4.1.1 L’édition : une cocréation intergénérationnelle et multidisciplinaire
4.1.2 Les choix d’édition
4.2 Ma démarche de création
4.2.1 La collision : un choc qui oriente le futur
4.2.2 L’oeuvre en train de se faire : mon processus de création-édition
4.2.3 L’extériorisation : L’oeuvre-exposition
4.3 Mon oeuvre-exposition
4.3.1 L’univers dans lequel entrera le visiteur
4.3.2 L’ambiance que je veux créer
4.3.3 Le parcours dirigé de l’exposition
4.3.4 Les 6 étapes du parcours
4.4 Conclusion
CONCLUSION GÉNÉRALE
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
ANNEXE 1
LISTE DES AUTORISATIONS DE PUBLICATION DES PHOTOGRAPHIES

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