Critiques des ouvrages et auteurs clés en études des jeux
Plusieurs critiques adressent certaines lacunes dans les connaissances produites par les études des jeux. Essentiellement, on leur reproche de ne pas avoir réussi à bien produire des connaissances à partir de données empiriques, provenant particulièrement du monde de la production des jeux vidéo ; de ne pas avoir encore bien permis de comprendre la pratique de design/production des jeux vidéo. Parmi ces critiques, mentionnons par exemple le chercheur et anthropologue sociotechnique Casey O’Donnell (2014), qui souligne l’échec considérable de ce champ interdisciplinaire : « The failing in game studies has been close attention to what I call simply “production” or the work involved in creating videogames […] What about the people that create the thing you are studying? » (O’Donnell, 2014, p. 9). La perspective centrée sur la réception des joueurs s’illustre très bien à travers l’ouvrage de Jane McGonigal (2011), pour qui les jeux vidéo devraient être universellement acceptés comme un médium étant bien ancré dans le milieu culturel et possédant le potentiel de changer les mentalités et d’approfondir nos connexions sociales. McGonigal insiste sur l’impact positif des activités vidéoludiques sur les joueurs, stimulant leurs potentiels créatifs, axés sur la création de communautés et de résolution de problème (McGonigal, 2011).
Ensuite, elle mentionne que les joueurs acquièrent une expérience « héroïque » à travers les objectifs du jeu ; ils sont équipés avec des critères de succès tangibles ; plus importants encore, ils se sentent comme s’ils contribuaient à quelque chose de plus grand qu’eux. Selon McGonigal, on peut exploiter positivement l’implication et le dévouement des joueurs dans la résolution de leurs quêtes virtuelles afin de résoudre des problèmes auxquels les gens sont confrontés dans le monde réel (McGonigal, 2011). Alors que McGonigal propose plusieurs solutions sous forme de lignes directrices et de règles s’appuyant sur des concepts théoriques tel que la psychologie cognitive, ou tirée d’exemples concrets de jeux vidéo, nous constatons que le point de vue des designers de jeu considéré dans son ouvrage ne contribue pas à mettre en lumière la création d’une expérience de jeu marquante du point de vue du design de jeu. Un exemple semblable d’ouvrage centré sur le design d’expérience et adoptant une perspective centrée sur la réception des joueurs est offert par Katherine Isbister (2016), qui veut explorer différentes techniques de design de jeu permettant d’évoquer des expériences marquantes chez les joueurs. Isbister soutient que les jeux peuvent jouer un rôle puissant dans la création d’empathie et d’expériences émotionnelles fortes et positives chez les joueurs, se révélant à travers l’acte de jouer. Elle propose un examen systématique et nuancé sur les thèmes des émotions et de lien social, qui illustrent l’expérience du joueur, à l’aide d’exemples tirés des jeux populaires et indépendants. Encore une fois, il s’agit d’une contribution intéressante pour définir l’expérience de jeu, mais à nouveau, nous remarquons une perspective centrée sur les jeux et les joueurs qui écarte trop celle de la pratique et des praticiens designers de jeu.
Dans un ouvrage portant sur le rôle des valeurs humaines dans l’expression personnelle, politique, artistique à travers le médium du jeu vidéo, les auteurs Flanagan & Nissenbaum (2014) proposent un modèle heuristique permettant de concevoir un jeu en prenant compte des valeurs morales des designers (values-conscious design). Il s’agit d’un modèle illustrant un processus itératif de développement de jeu vidéo sous la forme d’étapes, dont chacune prend en compte les valeurs humaines que les designers souhaitent intégrer dans leur jeu. Ainsi, le modèle sert à guider les réflexions des designers sur les valeurs choisies et à choisir, ainsi que leur implémentation et manifestation dans le produit en développement. Bien que ce modèle constitue à notre avis un outil fécond de réflexion pour la création d’expérience de jeu centrée sur les valeurs humaines et pas uniquement sur les performances des joueurs, notre critique à l’endroit de ce troisième ouvrage étudié reste la même que pour les deux précédents : la pratique de design de jeu est encore ici représentée de manière désincarnée d’un contexte réel et situé. La visée néanmoins louable d’aider les designers de jeu va dans le sens de leur offrir un outil conceptuel, mais il s’agit encore d’une instrumentalisation, cette fois des valeurs, de sorte à les ranger aux côtés des règles et mécaniques, dans le but de prédéterminer comment faire un meilleur jeu.
L’EXPÉRIENCE-USAGER EN DESIGN ET L’INTERACTION HUMAIN-ORDINATEUR (IHO)
Dans le champ de l’expérience-usager (UX), le design d’une expérience renvoie à la pratique de concevoir des produits, processus, services, évènements et des environnements, en mettant l’accent sur la qualité et la jouissance de l’expérience totale de l’usager (Norman, 2013). Une expérience prend de l’importance lorsqu’elle permet à l’usager de se souvenir de ses interactions. Il ne serait donc pas possible de définir une expérience sans prendre en compte la dimension émotionnelle de l’interaction. Une expérience peut être positive ou bien négative, frustrante et même déconcertante pour un usager. Un objet bien conçu doit donc être performant au niveau de son potentiel à capter l’attention de l’utilisateur afin qu’il soit capable de se faire une idée claire et rapide de ses fonctions (Norman, 2013). Si l’usager n’arrive pas à interagir correctement avec l’objet, conséquemment, son expérience en souffrirait. Par ailleurs, dans le champs de l’interaction humain-ordinateur (IHO), Paul Dourish (2004) insiste sur une compréhension plus cohérente de nos interactions avec les machines, en prenant davantage en compte l’activité mentale humaine.
Du côté des designers d’interaction, cela signifie qu’ils doivent être plus que jamais attentifs aux manières dont ils utilisent les technologies dans leur pratique, car celles-ci peuvent influencer sur leur compréhension et leur valorisation à l’égard de l’expérience-usager: « […] Technological systems are themselves embedded in a set of social and cultural practices that give them meaning at the same time as being constrained and transformed by them » (Dourish, 2004, p. 97). Les recommandations de Dourish pour les praticiens designers d’interaction seront que ceux-ci recourent à des cadres conceptuels provenant de la philosophie (p. ex. la phénoménologie), afin de comprendre le sens que l’usager donne à ses interactions avec des interfaces et des systèmes notamment, et pour mieux comprendre dans son ensemble la subjectivité de l’expérience de l’usager. La présentation de ces deux perspectives, l’une provenant du UX et l’autre de l’IHO, nous apporte une première compréhension des composantes d’un modèle général de design d’une expérience centrée sur l’usager, mais surtout d’y saisir la difficulté et la nécessité de comprendre le sens intime construit par l’usager lors de son interaction, particulièrement, dans le cadre d’une situation d’interaction avec des technologies sophistiquées. Nous retenons que le champ de la philosophie est recommandé pour mieux donner sens à l’expérience chez l’usager, ce qui pourrait par conséquent aider les designers d’interaction dans leur pratique.
MÉDIATION PAR LE DISPOSITIF VIDÉOLUDIQUE
Après avoir mieux cerné la qualité et la nature de l’expérience que nous souhaitons concevoir et prototyper, nous en venons à vouloir mieux définir le dispositif qui servirait à médier de manière appropriée cette expérience auprès du joueur. Particulièrement, notre intérêt pour le design d’une expérience réflexive et esthétique nous a conduit à établir une différence importante entre « dispositif technique » et « situation ». Nous nous référons à Weisser (2010), chercheur en didactique, pour qui il est important de distinguer un dispositif didactique d’une situation d’apprentissage. Cette distinction s’inscrit dans l’idée de mettre en scène par l’enseignant un milieu pour apprendre au moyen d’un dispositif didactique (Weisser, 2010). Selon Weisser, le dispositif technique de médiation est un résultat virtuel d’un travail d’ingénierie imaginé par l’enseignant, dans lequel des signes et artéfacts sont mis « à disposition du sujet pour que son rapport au monde devienne source d’apprentissage » (Weisser, 2010, p. 292). Inversement, la situation est selon Weisser beaucoup plus riche, puisqu’elle correspond à « ce qui est effectivement réalisé, à ce qui est vécu par les protagonistes de la relation éducative, ici et maintenant ; en un sens, la situation détermine les sujets » (Weisser, 2010, p. 294). Weisser se réfère lui aussi à Dewey (Weisser cite Dewey, Logique : Théorie de l’enquête, 1938) pour définir la situation d’apprentissage : celle-ci est subjective à chaque élève ; le formateur ne peut inclure dans le dispositif didactique tout l’ensemble de ce qui peut constituer la situation aux yeux de l’élève. Le dispositif didactique laisse ainsi foncièrement un espace de liberté et d’interprétation à chaque élève, de choix et de possibilité de jeu (Weisser, 2010).
RÉSUMÉ |