Culture, interculturalité et identité
Notre proposition d’une théorie et d’une pratique de l’interculturalité au Gymnase prend comme point de départ une définition d’Abdallah-Pretceille (1999, p.52) de la culture : A la vision d’une culture comme ordre, comme système, succède celle d’une culture comme action, communication. L’individu n’est plus seulement le produit de sa culture, mais il la construit, il l’élabore en fonction de stratégies diversifiées, selon les besoins et les circonstances, et ce, dans un cadre marqué par la pluralité, ce qui multiplie d’autant les sources et les références. Cette définition de la culture nous paraît séduisante puisqu’elle rejette une vision fermée et rigoriste selon laquelle il y aura une « culture officielle », qui – à la manière d’une superstructure – déterminerait l’identité des individus. Au contraire, cette définition, qui s’appuie sur les acquis de la phénoménologie, met en avant une culture vécue et vivante, loin de toute abstraction officielle et nationale. Bien sûr, l’individu se développe au sein d’un système d’us et coutumes propres à environnement qui l’a vu grandir. Mais il ne faut pas occulter les aspects suivants : la culture est ce que fait un individu et ce qu’il communique aux autres.
Il peut s’agir de comportements adaptatifs, mais aussi d’actes de la volonté : c’est notre identité qui est en jeu, la culture – en ce sens – n’est pas différente de ce que l’on est. Dès lors, la culture n’est pas comprise comme un dénominateur commun à un groupe d’individu, qui la représenterait abstraitement, mais elle est appréhendée à partir de la singularité de chaque membre, à partir de ce qu’il est, vit et communique. Mais immédiatement, dans sa définition, Abdallah-Pretceille fait intervenir la notion d’altérité : l’individu contemporain évolue au sein d’un « cadre marqué par la pluralité » (1999, p.52). L’altérité est donc constitutive de notre identité actuelle. L’altérité n’est pas une exception, elle est ce qu’il y a de plus quotidien sans laquelle il n’y aurait certainement pas de culture. C’est donc un fait : nous sommes aujourd’hui toutes et tous constitués d’éléments qui viennent d’au-delà de notre culture. Pourtant, toute identité demande une cohérence interne : ce qui est initialement autre devient rapidement notre. De la définition étudiée ci-dessus, on retiendra donc le fait suivant : la culture, comprise dans son sens vécu et actuel, est donc immédiatement intersubjective et donc interculturelle. Abhallah-Pretceille le réaffirme ailleurs : « Il a été largement démontré, par le biais d’études interculturelles notamment que les notions d’identités et de culture ne sont définissables que dans un cadre intersubjectif et sont le produit de relation » (2003, p.28). Ainsi, l’approche interculturelle permet de s’interroger tout à la fois sur soi et sur les autres, en remettant en question ce qui constitue notre propre identité, notre propre culture et son interaction avec celle d’autrui. Les disciplines de la littérature française et de la géographie seront pour nous les lieux d’où nous interrogerons la construction de notre identité culturelle1.
Dans un sens plus englobant, l’interculturalité peut être définie comme l’ « ensemble des processus – psychiques, relationnels, groupaux, institutionnels – générés par les interactions de cultures, dans un rapport d’échanges réciproques et dans une perspective de sauvegarde d’une relative identité culturelle des partenaires en relation » (Clanet, 1990). Selon cette définition, l’interculturalité est un processus, c’est-à-dire qu’elle engendre une transformation à travers une interaction entre deux partenaires d’identité culturelle variée. Pourtant Clanet souligne : s’il y a processus et transformation, il y a aussi une sauvegarde relative de l’identité d’origine. Dans tout processus interculturel, on concède un peu de soi pour intégrer une part de l’autre : en littérature, on verra que l’écrivain ne sort jamais indemne d’une rencontre. Il se transforme intérieurement, tout en conservant son identité d’origine. De manière évidente, on peut observer que ces processus ne se révèlent pas uniquement à travers la population migrante, mais qu’elle est au contraire un constituant essentiel de notre quotidien.
Les théoriciens de l’interculturalité insistent sur la nécessité de quitter le paradigme migratoire, et d’entrer dans une compréhension plus fine de ce phénomène. Et peut-être que l’une des applications les plus fortes de l’interculturalité se joue au niveau des stéréotypes et de nos attitudes vis-à-vis d’autrui. C’est à une analyse de nos propres stéréotypes et à une autocritique que vise l’éducation interculturelle, selon Abdallah-Pretceille (1999, p.110) : « Le travail sur les préjugés et les stéréotypes passe par une analyse des représentations, du processus de catégorisation et d’attribution ». Par ce « travail », il ne s’agit pas d’éliminer les stéréotypes, car cela serait bien évidemment impossible : en rassemblant et en attribuant des caractéristiques communes à un groupe d’individu, ils contribuent à notre représentation du monde. Ils permettent de se détacher de la complexité du réel, pour le rendre pensable et compréhensible. Ils nous rassurent aussi, car « tout ce qui est pluralité est inquiétude », comme l’écrivait Paracelse. Mais il s’agit de bien se rendre compte de l’aspect extrêmement pauvre des stéréotypes : jamais ils ne donnent accès à ce qu’autrui peut être, dans sa singularité, dans sa propre culture. Le rôle du stéréotype est donc contradictoire : il est nécessaire à notre représentation du monde, mais il demande à être dépassé, pour ne pas enfermer le monde sous un paradigme unique. La réalité, l’Autre, ne peut jamais être réduit à être le simple représentant d’une culture, d’un stéréotype.
Littérature et interculturalité
Le précédent passage par la géographie nous a permis de mettre en scène la construction d’une vision stéréotypée d’un continent. Il s’agit ici de poursuivre cette réflexion critique en quittant le domaine scientifique pour approcher la question de l’Autre à partir des instruments qu’offre la littérature. Plus précisément, la littérature se présente comme un domaine où la problématique de l’interculturalité est extrêmement vive : « le texte littéraire, production de l’imaginaire, représente un genre inépuisable pour l’exercice artificiel de la rencontre avec l’Autre ; rencontre par procuration certes, mais rencontre tout de même ! » (Abdallah- Pretceille, 1999). Le texte littéraire – de même que l’appareil critique qui peut l’accompagner – cristallise en lui une certaine perception de l’Autre. En ce sens, les textes sont pour nous l’occasion d’une expérience à la fois interculturelle et intersubjective : l’Autre est à la fois la conscience de l’écrivain et ce dont il parle. Autrement dit, l’objet du discours de l’écrivain nous est aussi étranger que la conscience de l’écrivain elle-même.
Ainsi, toute étude de texte se fera toujours selon ces deux axes : premièrement, il s’agira d’analyser une posture d’écrivain, une posture mentale face à l’altérité, et deuxièmement on traitera l’objet du discours lui-même. Mais comme on le verra, nous concentrerons notre étude sur la posture de l’écrivain, et cela se justifie par l’objectif de ce travail : s’il s’agit d’ouvrir une voie à l’éducation interculturelle au Gymnase grâce à la littérature, alors les postures d’écrivains – qui offrent dans les textes leur propre subjectivité – peuvent nous servir d’exemples. Mais les écrivains choisis ici ne le sont pas au hasard : nous avons pris le parti de ne parler que de littérature de voyage, et plus particulièrement de Nicolas Bouvier. Ce genre littéraire permet, généralement, d’évacuer la fiction, pour mettre l’accent sur une expérience réelle de l’altérité. De plus, au sein de ce genre, nous avons choisi Nicolas Bouvier en fonction de sa « vertu pédagogique » : il est à la fois couramment étudié au Gymnase et présente une approche saine et positive de l’altérité. Mais avant d’aborder Nicolas Bouvier, on fera un détour par un texte plus théorique et polémique, qui permettra de situer cette lecture : il s’agit d’un manifeste publié dans Le Monde des livres, le 16 mars 2007, « Pour une littératuremonde en français » de Jean Rouaud et Michel Le Bris et signé par de nombreux écrivains.
Proposition de lecture 1 : « Pour une littérature-monde en français »
Ce texte se présente comme un manifeste : cela signifie qu’il présente et défend certaines valeurs et regroupe des personnalités autour d’elles. Deux valeurs sont essentiellement en jeu ici : premièrement, il s’agit de se battre contre la francophonie, au profit d’une littérature de langue française qui soit pluriel et diverse. Deuxièmement, cette littérature se développe contre la tendance au formalisme des années quatre-vingt, en cherchant à « dire le monde » à travers la fiction. Le parcours que nous proposons se présente tout à la fois comme un commentaire théorique de ce texte et une proposition de lecture en classe de français. Lors d’un travail en classe, l’objectif sera de montrer qu’une même langue aujourd’hui peut dire des mondes différents et refléter une culture qui n’est absolument pas française : la « littérature-monde » en français se présente donc comme un enrichissement de notre propre littérature et combat toute culture nationale dont la langue a souvent été le vecteur principal.
Le texte de Rouaud & Le Bris (2007) commence par parler d’une « révolution copernicienne » : Parce qu’elle révèle ce que le milieu littéraire savait déjà sans l’admettre : le centre, ce point depuis lequel était supposé rayonner une littérature franco-française, n’est plus le centre. […] le centre, nous disent les prix d’automne, est désormais partout, aux quatre coins du monde. Fin de la francophonie. En effet, la rentrée littéraire de l’automne 2007 et le lot de prix qui lui succède avait mis en lumière un grand nombre d’écrivains d’Afrique noire et méditerranéenne. Sous une même langue, différentes cultures s’exprimaient en parlant de leur propre monde : la langue se présente ainsi comme un vecteur d’interculturalité. Trop souvent et trop rapidement, la langue française a été assimilée à la culture française : elle était sa représentante et son plus fidèle serviteur, elle avait conclu un « pacte exclusif avec la nation » (Rouaud & Le Bris, 2007). La francophonie se voulait l’expression de cette langue et de cette culture à travers le monde : elle était donc un instrument de pouvoir et d’assimilation. Pourtant, en reconnaissant une place à l’expression d’autres cultures, ces Prix font de l’espace littéraire français un espace interculturel.
1..Introduction générale |