Le marché du livre numérique au Québec
Au Québec, la situation du livre numérique s’inscrit dans un contexte économique et culturel spécifique, déjà perceptible avant que cette question ne commence à prendre de l’ampleur. En 2001, Ménard brosse un portrait détaillé de l’ industrie du livre au Québec, dans lequel il rappelle notamment que le marché québécois est bien plus étroit que ne le sont, par exemple, les marchés anglo-américain ou français. Dès cette époque, il soulève déjà les enjeux possibles du livre numérique. Tout d’abord, en abordant la question des librairies virtuelles, de l’impression numérique sur demande, des éditeurs numériques et 8 de l’autoédition, Ménard s’interroge sur les évolutions futures de la filière du livre et sur la potentielle disparition de certains acteurs du livre, tout en précisant que la plupart de ces questions risquent de demeurer marginales. Ensuite, il examine l’apparition du« livre virtuel» en tant que tel, en soulignant que ce dernier existe déjà depuis plusieurs années, notamment sous la forme d’encyclopédies sur CD-ROM. Pour lui, les avantages de ce genre de format, pour les encyclopédies, sont le prix moins cher, les possibilités d’ajouter des hyperliens, d’effectuer rapidement une recherche interne, ainsi que de télécharger des mises àjour. Toutefois, il reste sceptique quant au développement du livre numérique pour d’autres types d’ouvrages que les encyclopédies: Le eBook, en particulier, lorsqu’on le met en concurrence avec un bon vieux livre de papier, suscite des interrogations sur sa convivialité, sa durabilité (résistance aux chocs, à l’eau, au sable) et sur les éventuels problèmes d’incompatibilités entre formats. À plus long terme, se pose également la question de l’accessibilité des contenus et de leur conservation. (p. 122-123). Ainsi, dès 200 1, Ménard anticipe déjà une partie des obstacles que le livre numérique va rencontrer au cours de son développement ultérieur.
C’est également en 2001 que l’Observatoire de la culture et des communications du Québec (OCCQ) met en place une enquête mensuelle concernant la vente de livres neufs au Québec (Allaire, 2011). Celle-ci permet de constater que les ventes finales de livres neufs, incluant les livres papier et numériques, baissent d’année en année. Le chiffre d’ affaires total des différents acteurs du livre (éditeurs, distributeurs, librairies, grandes surfaces et autres points de vente au Québec), qui était de 677,0 millions de dollars canadiens en 2012, a baissé de près de Il % en 2016 pour arriver à 602,8 millions de dollars canadiens 1 (Routhier, 2017). Les chiffres se stabilisent ensuite en 2017 avec un chiffre d’affaires de 620,3 millions de CAD, et en 2018 avec 613,8 millions de CAD (Routhier, 2019). Selon les premières estimations, les ventes ont ensuite baissé de 2,9 % en 2019, pour atteindre un total de 596,1 millions de CAD2 • L’on peut noter que ces données comprennent à la fois les ventes de livres papier et de livres numériques et ne permettent donc pas d’expliquer la baisse des ventes de livres papier par l’augmentation des ventes de livres numériques.
Depuis 2014, 1 ‘OCCQ comptabilise également les ventes finales de livres numériques passant par des entreprises québécoises (Marceau, 2015), en valeur et en volume3 , ainsi que le prix moyen du livre numérique et les variations de chacun de ces facteurs par rapport à l’année précédente. Ces données sont regroupées dans le Tableau 1. L’on constate une légère hausse des ventes de livres numériques au Québec entre 2014 et 2016, puis une chute drastique en 2017 (-14,7 % en valeur et -15,5 % en volume par rapport à 2016) et en 2018 (-12,6 % en valeur et -14,8 % en volume). La tendance repart toutefois à la hausse en 2019, avec une augmentation de 7,2 % en valeur et de 7 % en volume par rapport à 2018, mais sans rattraper les chiffres absolus de 2017. Il est précisé que rapporter ces chiffres aux ventes finales de livres neufs ne serait pas représentatif, car la méthodologie utilisée pour les deux enquêtes est différente. Par ailleurs, comme ces données se concentrent sur les entreprises québécoises, elles ne comptabilisent pas les ventes effectuées au Québec par Amazon et Apple, deux acteurs importants sur le marché du livre numérique (Marsolais, 2018). En conséquence, le portrait de la situation reste incomplet.
Le marché du livre numérique dans le monde
À l’échelle mondiale, la situation économique du livre numérique est très hétérogène. Dans les pays occidentaux, il est toutefois possible de repérer deux tendances globales majeures 1. Dans les pays anglo-saxons (Royaume-Uni, États-Unis, Australie, Canada anglais), la situation du livre numérique se traduit d’abord par une forte hausse puis par un fort déclin après une cassure au milieu des années 2010. Wischenbart (2014) estime que les livres numériques représentent une part de marché en valeur de 13 % du marché du livre aux États-Unis en 2012, et de Il,5 % au Royaume-Uni en 2013. Dans le cas de la littérature générale, ces chiffres atteindraient respectivement 21 % et 25 %. Wischenbart \ remarque déjà un début de déclin des ventes en 2013 et en 2014. Ce déclin se confirme au cours des années suivantes: au Royaume-Uni, The Guardian estimait en mars 2017 que les ventes de livres numériques avaient baissé de 4 % en 2016, alors qu’à l’ inverse, les ventes de livres papier avaient augmenté de 7 % durant le même laps de temps2. En ce qui concerne les États-Unis, l’Association of American Publishers (AAP) estimait en février 2017 que les ventes de livres numériques avaient baissé de 18,7 % entre septembre 2015 et septembre 2016 1
• Ainsi, la part de marché en valeur du livre numérique serait passée de 21,7 % à 17,6 % au cours de cette même période. Par ailleurs, le secteur du livre numérique serait le seul à avoir baissé, puisque tous les autres secteurs du livre auraient au contraire légèrement augmenté: celui des livres papier reliés (hardback) aurait augmenté de 35,1 % à 36,2 %, celui des livres de poche (paperback) de 30,3 % à 32,4 %, et celui des livres audios (audio book) de 4,0 % à 4,8 %. À l’inverse, les pays européens (Allemagne, Belgique et surtout la France, pour laquelle la tendance est très marquée) se caractérisent par un faible décollage, puis par une progression continuelle, quoique beaucoup plus légère que dans les pays anglo-saxons. En France, le livre numérique représentait en 2013 une part de marché en valeur de 1,1 %, et jusqu’à 3 % pour la littérature générale, un des plus faibles taux parmi les pays occidentaux (Wischenbart, 2014). Mais si le livre numérique peine à décoller au cours de ces années, l’on remarque toutefois qu’il continue de progresser lentement au cours des années suivantes. Le Syndicat national de l’édition (SNE) indique que le livre numérique représentait 6,5 % du chiffre d’affaires total des éditeurs français en 2015 (Observatoire de l’économie du livre, 2017), et 8,65 % en 2016 (SNE, 2017).
La lecture de livres au Québec
Les seules données économiques ne permettent pas de tenir compte entièrement de la réalité du livre numérique au Québec. En effet, les chiffres de ventes de livres numériques ne correspondent pas toujours aux chiffres de lecture de livres numériques, notamment parce qu’il est possible de lire des livres numériques qUI n’ont pas été préalablement achetés, par exemple en les empruntant dans les bibliothèques (Labbé, 2018), en se procurant des livres libres de droit auprès de distributeurs légaux, en téléchargeant illégalement des livres, ou en les recevant légalement en cadeau. Pour obtenir un portrait plus complet de la situation, il importe donc également de considérer la situation sous l’angle des publics du livre numérique. Labbé (2018) remarque que dans le domaine du livre numérique, les données sur l’offre numérique, en amont du secteur, sont plutôt bien développées, tandis que les données sur les usages du livre numérique, en aval du secteur, sont plus rares, plus difficiles à trouver et moins détaillées. Labbé explique cette différence par le fait que l’accès aux données concernant l’offre est plus faci le que l’accès aux données concernant les usages.
Néanmoins, cette asymétrie peut paraitre paradoxale, dans la mesure où les fluctuations et le succès ou l’échec du livre numérique dépendent tout particulièrement de sa réception par les publics. II est cependant possible de répertorier certaines données concernant la lecture de livres numériques. Aux États-Unis, le Pew Research Center de Washington a effectué plusieurs enquêtes quantitatives sur le sujet. Selon leurs données, 21 % des Américains auraient lu au moins un livre numérique en 2011 , et parmi les lecteurs de livres numériques, 88 % liraient également des livres papier (Rainie et al., 2012). Par ailleurs, les lecteurs de livres numériques seraient de plus gros lecteurs que les lecteurs de livres papier, que ce soit en termes de fréquence de lecture ou de nombres de livres lus. En France, l’entreprise de sondages Ipsos a effectué en 2014 une enquête pour le compte du magazine Livre Hebdo . Selon leurs données, la lecture de livres papier aurait baissé de 74 % en 2011 à 69 % en 2014 (Ipsos, 2014). À l’inverse, la lecture de livres numériques aurait augmenté de 8 % en 20 Il à Il % en 2014. Par ailleurs, neuf lecteurs de livres numériques sur dix liraient également des livres papier, un chiffre comparable à celui avancé par Rainie et al.
Les études portant spécifiquement sur la lecture de livres numériques au Québec sont plus rares que celles portant sur les États-Unis ou sur la France, tout particulièrement si l’on met de côté les études économiques. Le plus souvent, il s’agit d’un élément constitutif d’une recherche plus large, portant sur la lecture de livres en général. La lecture de livres numériques est alors examinée en regard de la lecture de livres papier comme une variation concernant une problématique précise : les pratiques de lecture des adolescents (Lebrun, 2004), la littératie (Baillargeon, 2008), l’évolution du rôle des bibliothèques (Baillargeon, dans Le Rayet Lafrance, 2008), ou les modes d’approvisionnement en livres (Labbé, 2018). Par ailleurs, les études portant spécifiquement sur le livre numérique se concentrent plutôt sur les acteurs traditionnels du livre (Poirier, Martet, Desjardins 16 et al. , 2015) ou sur certains acteurs connexes comme le corps enseignant (Hackett et Dallaire, 2016). De même, en dehors des études économiques, les données concernant la non-lecture de livres numériques sont plus rares encore, en particulier au Québec, et sont généralement étudiées comme un point mineur en regard de la lecture de livres numériques (Poirier, Martet, Favretti et al. , 2015). La principale source de données concernant la lecture de 1 ivres papier et de livres numériques provient de l’Enquête quinquennale du Ministère de la Culture et des Communications du Québec (MCCQ) sur les pratiques culturelles des Québécois. Menée auprès des personnes âgées de quinze ans et plus, celle-ci fournit tous les cinq ans de nouvelles données quantitatives sur la lecture de 1 ivres papier au Québec depuis 1979, et depuis 2014 sur la lecture de 1 ivres numériques. Elle permet ainsi d’avoir une estimation assez précise de la situation.
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