Si l’art processuel est une « […] création qui féconde l’instant autant qu’elle est fécondée par lui sur fond d’accidents et d’inattendu, » (Ardenne, 2004, p.52) Ma recherchecréation désigne l’activité, le geste de l’artiste, son attitude et son intention. Mon oeuvre au travail, mon ouvrage, prend le pas sur l’objet final, et est à considérer dans un champ plus vaste, dépassant le domaine artistique. Elle devient une quête phénoménologique du temps sensible, vécu lors de mes réalisations. Le déploiement temporel permis par l’écriture, tout aussi important que la création elle même, devient lui aussi un espace d’exploration et un support fertile pour rendre compte de cette temporalité, ce dialogue entre corps et matière.
Créer, répéter quotidiennement, heure après heure, jour après jour, mois après mois, le même geste. Désirer, vivre, ressentir, en façonnant, manipulant, transformant la texture. Donner de son être, de son temps, de sa volonté pour donner naissance. Utiliser son corps, sa mouvance, sa force pour rendre tangible l’invisible. C’est l’obstination d’un être qui se bat nuit et jour avec la matière jusqu’à ce qu’elle respire d’elle-même. Oeuvrer ainsi à l’encontre du temps, c’est le centre de cette recherche-création.
Le temps de l’être est compté, celui de la matière se veut éternel. Prendre de son temps de vie, dans l’espoir de voir réaliser son vœu le plus cher, celui d’offrir la vie à l’inerte. C’est façonner grâce à ses mains, grâce aux mouvements de son cœur, grâce à la volonté de son âme, c’est manipuler avec délicatesse un nouveau-né qui prend forme devant soi. C’est offrir de façon irrémédiable, l’inestimable temporalité, essentielle à chaque être. Donner de sa substance, de manière inconditionnelle, dans l’espoir incertain de voir cette matière prendre forme sous ses yeux, et de pouvoir l’accompagner pendant ses premières heures, ses premiers jours, de la voir grandir en la nourrissant de matière jusqu’à ce qu’elle soit assez épanouie pour devenir autonome et exister par sa propre présence. C’est aussi prendre le risque de tout perdre. Oser jouer le tout pour le tout, sans filet de sécurité, avec pour seule conviction sa propre confiance. C’est l’intime relation qui lie Geppetto à Pinocchio. C’est ce rapport intime qui me lie à la matière.
Petit à petit, par la manipulation de la matière, j’ai questionné les formes d’accumulation ainsi que les différents tissages. Ce qui m’intéressait n’était pas tant l’esthétique ou le résultat final, mais plutôt le procédé d’assemblage, une gestuelle spécifique du corps qui donne forme et vie à la matière, une gestuelle que je qualifie de répétitive. Dès lors, les assemblages inspirés de formes de tissages se sont diversifiés en y intégrant de façon détournée des matériaux issus du quotidien. Qu’elle soit participative ou individuelle, la création existe grâce à l’action, et aux gestes, elle prend forme au fil des heures qui passent. C’est au cours de ce temps passé à la réalisation de sa création que l’artiste voit son rêve se matérialiser. Une temporalité qui se vit, s’éprouve et se partage, fortement présente dans ma création finale Entre-noue. C’est ainsi que j’aborde le phénomène de la temporalité dans ma recherche que j’intitule : Le temps sensible de la création. Dialogue entre corps et matière.
LE TEMPS DE LA CRÉATION
Aube ou crépuscule, des reliefs transpercent les nuages, tandis qu’au loin des formes apparaissent ou disparaissent. Un paysage mystérieux et incertain, parsemé de touches colorées, fait naître en nous la rêverie, la démesure du possible, la force de l’imaginaire. Face à ce paysage, se dessine très nettement une forme humaine nous faisant dos. Telle une ombre chinoise prête à se jeter dans l’inconnu, cette silhouette se dresse au centre de ce paysage, se tenant sur un rocher, contemplant l’immensité du spectacle. Et si cet être n’était autre que l’artiste, le créateur, le manipulateur de matière et ce paysage qui lui fait face son imaginaire, ses désirs et ses envies créatrices ? L’être ayant accepté le caractère mortel de sa vie ; l’être qui prend le temps de vivre pleinement son expérience de vie. Un état d’esprit qui rejoint de près la philosophie romantique comme la définit Philippe Van Tieghem (1958) c’est-à-dire un ensemble de tendances nouvelles qui libèrent l’art des contraintes de la tradition, introduisent plus de couleur et de mouvement par la chaleur du sentiment.
Principe de ce qui change et ce qui est en devenir, la temporalité implique directement la vie de la personne. En cela parler du temps c’est toujours parler du temps vécu intérieurement, de manière subjective. Et le sentiment que nous avons du temps varie selon que nous considérons « […] le temps vécu expérimenté même collectivement de façon subjective ou intersubjective, dans la durée de l’existence de chacun d’entre nous » (Ardorno, 1992, p. 44). La temporalité se distingue donc du temps des horloges, elle ne s’associe pas à une possibilité de mesure ni de pondération. Nous sommes enracinés dans l’expérience du temps : « Dans la phénoménologie, le temps apparaît comme une énigme ontologique. Pour Merleau-Ponty (1965), la temporalité est conscience du temps liée à l’activité de cette conscience. Si le propre du temps est de constituer des progrès, ce qui suit sur ce qui précède, la temporalité entre ainsi en tension entre passé, présent et avenir. Ce qui constitue son horizon est le passage temporel du sujet. Le passé nous change, parce que nous vivons le temps présent en imaginant un futur que nous voyons prendre forme. De là, Bergson fait du temps une durée de la conscience. Le propre de la durée est pour cet auteur ce temps qui est donné comme tel là où il est vécu dans la conscience. Ainsi la durée de la pensée est pour lui, une pensée inséparable de son objet. Nous saisissons simultanément que nous pensons en durée et que nous sommes durée. La temporalité est durée, l’articulation de l’expérience du temps vécu. » (Morais, 2012, p.69)
Dans mes créations, la temporalité est évoquée de différentes manières. Elle me permet de développer, concrétiser matériellement et partager un imaginaire poétique correspondant à ma vision du monde. Avoir des étoiles plein les yeux par exemple est une de mes créations artistiques qui, grâce à une gestuelle performative et l’utilisation d’épingles à nourrice, m’a permis la réalisation d’un ciel étoilé qui évolue grâce aux rencontres et au temps qui passe. Chaque participant est invité, après s’être allongé au sol et avoir contemplé un ciel d’épingles dorées, à ajouter dans ce ciel sa bonne étoile (une épingle). D’heure en heure, l’installation prend de l’ampleur, le ciel se parsème de points dorés, de constellations inventées, les rencontres se multiplient, les participants s’abandonnant un doux temps à la rêverie. Une création qui rappelle l’installation « Les pierres et le printemps » de Gerda Steiner et Jörg Lenzlinger, qui joue avec l’espace et la lumière de manière à ce que l’oeuvre soit un plaisir visuel qu’on ne se lasse pas d’admirer .
En plus de développer un imaginaire poétique en rupture avec le temps métrique de l’horloge, cette création est intimement liée à l’espace que je me réapproprie : « En phénoménologie, la notion d’espace peut se définir comme l’expérience sensible du sujet en échange avec le milieu qui l’entoure. L’environnement direct n’est pas pensé comme une donnée objective, dans ses rapports géométriques de hauteur et de largeur, mais selon un rapport qualitatif qui est de l’ordre du senti. Le sujet sentant s’éprouve lui-même dans le monde dont il fait partie. La spatialité se distingue donc de la géographie, car elle est un mode d’être au monde, ce qui ne saurait être limité, ou délimité par une dimension métrique, mais qui traduit au contraire un espace vécu (Van Manen, 1997, p.102). Nous savons que l’espace nous affecte à plusieurs points de vue, qu’il est déterminant dans la manière dont nous voyons et vivons et comprenons les choses. La spatialité nous aide pour découvrir une des dimensions fondamentales de l’expérience vécue. » (Morais, 2012, p.70) .
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