La lecture: établir un contexte pour donner du sens

L’interaction entre le texte et le lecteur, ou coopération textuelle, constitue sans doute le principal objet d’étude de la lecture littéraire, et les modalités de sa mise en œuvre trouvent, chez tous les auteurs qui s’y sont arrêtés, des contours semblables bien que jamais homogènes. En 2000, Jean Valenti publiait un article, repris en 2007 dans l’ouvrage collectif Théories et pratiques de la lecture littéraire, dans lequel il critique la perspective des principales approches de la lecture en leur reprochant d’être trop orientées sur le texte et de ne pas aborder la question à partir de l’activité réelle du lecteur. Il soutient que, « [s]elon la fantaisie et la verve terminologique des chercheurs, cette conception de la lecture [, qui repose sur le postulat de la (pré-)figuration de la lecture à même les structures textuelles,] donne lieu à de nombreux lecteurs formels  » et implique – il ajoute en cela sa voix à celle de Gilles Thérien – que la lecture est une variante de l’ acte de parole dans laquelle un destinateur, l’ auteur, et un destinataire, le lecteur, s’échangent un message, l’œuvre littéraire. Afin de sortir du paradigme communicationnel, Valenti propose d’ aborder la lecture à travers les paramètres de la cognition. Pour ce faire, il reprend les concepts développés par le philosophe Jacques Schlanger pour expliciter la situation cognitive de façon générale et les adapte à la situation de lecture, qu’ il considère comme un type particulier de situation cognitive.

Aux invariants « destinateur-message-destinataire » de la situation prise sous l’angle de la communication, il substitue ceux de « sujet-relation-objet de savoir» qu’identifie Schlanger dans toute situation cognitive. Ce renversement de point de vue a pour conséquence de transformer considérablement la perception de la situation de lecture: plutôt que de tenter de saisir une relation entre deux sujets, cette conception propose de circonscrire la relation qui unit un seul sujet à un objet. En effet, Schlanger définit la situation cognitive par la formule « quelqu’ un sait quelque chose», sur laquelle il s’appuie pour en identifier les trois invariants: « le sujet connaissant, l’objet de savoir et le savoir qui relate le sujet à l’ objet. » En ce qui a trait à la situation de lecture, si l’identification du sujet -le lecteur – se fait aisément, circonscrire l’objet demeure néanmoins plus problématique. En effet, si le texte est l’ objet qui permet la mobilisation des savoirs et sans lequel la lecture est impossible, il n’ est pas celui que construit le lecteur. À ce propos, nous adhérons à la position de Gilles Thérien qui en donne cette définition: « Comprendre, c’est construire. C’est donc pouvoir, en cours de lecture, poser les jalons de la construction de l’ objet littéraire, c’est-à-dire de sa cohésion et sa cohérence. » L’objet de savoir, dans le cas de la lecture, est donc un objet toujours en construction. Enfin, pour compléter la formule de Schlanger, il faut aussi identifier la relation qui unit le lecteur à la cohérence (nous ne conserverons en effet que le concept de cohérence, théorisé plus en détail par Valenti et Schlanger), c’est-à-dire à son actualisation du texte, et qui correspond au « sait» de la formule « q uelqu’ un sait quelque chose » : il s’agit de l’ acte de lecture en tant que tel, que Valenti décrit ainsi :

dans l’acte de lecture, les savoirs du lecteur entrent en relation avec des dispositifs textuels, un espace de travail se déploie et des processus permettent ou non la construction des signes, nuancent leur relance contexhlelle à l’échelle du texte dans le dessein d’élaborer la cohérence nécessaire à sa saisie .

Bien que la cohérence soit le résultat de la lecture. nous avons choisi de l’inclure dans l’acte lui-même. Comme le montre la définition qu’en donne Thérien, la cohérence se construit tout au long du processus, soutenant un ajustement et une relance constants de la mobilisation des savoirs – nous reviendrons plus loin sur ce point. Par ailleurs, dans « L’exercice de la lecture littéraire », il souligne lui-même que « [crest toute la lecture qui est sens, la conclusion ne servant qu’ à mettre un terme à ce défilement qui, sans cela, pourrait se poursuivre indéfiniment. » Dans cette perspective, l’étude de la lecture peut prendre deux voies: elle peut se fixer pour but de mieux comprendre comment les savoirs d’ un sujet influencent sa réception du texte ou encore viser à circonscrire la façon dont certaines caractéristiques du texte orientent la mobilisation des savoirs. C’est cette seconde voie que nous nous proposons d’empnmter dans cette étude.

À propos des objets de saVOIr, Schlanger soutient que, d’un point de vue ontologique, ils se distinguent par les catégories suivantes: leur mode d’existence, leur connaissabilité et leur transcription cognitive, catégorie qui dépend des deux précédentes. Pour rendre compte des modalités inhérentes à l’objet de savoir, le philosophe met en scène trois formes d’ opposition qui constituent plus des pôles de continuums que des positions rigoureuses : « la distinction objet/événement, la distinction intérieur/extérieur, la distinction privé/public, distinctions qui se recoupent et se regroupent dans des situations cognitives concrètes » .

Table des matières

INTRODUCTION
CHAPITRE 1 OUVRIR LES POSSIBLES. SUR QUELQUES PROCESSUS COGNITIFS DE LA LECTURE
1. La lecture: établir un contexte pour donner du sens
2. La situation narrative: orienter l’organisation du contexte
3. L’indifférence: déhiérarchiser le contexte
CHAPITRE II DU PAREIL AU MÊME POUR UNE FABULA OUVERTE. LA SALLE DE BAIN, DE JEAN-PHILIPPE TOUSSAINT
1. Mise en place du dispositif: « Paris »
1.1. Retirer un à un les repères
1.2. Souligner le niveau extradiégétique pour l’oblitérer
2. Un dispositif aux engrenages mobiles
2.1. « Hypoténuse » et « Paris » : variations du dispositif
2.2. Entre circularité et liberté: provoquer lafabula ouverte
CHAPITRE III DÉHIÉRARCHISER LES NIVEAUX POUR CRÉER L’ÉVÉNEMENT. DIT-IL, DE CHRISTIAN GAILLY
1. Une écriture indifférente à la hiérarchie narrative
1.1. Cadre, action et intention : déplacer les enjeux de la lecture
1.2. La situation narrative comme fil conducteur
2. Une intrigue sans actions
2.1. Faire évoluer l’intrigue sans l’évoquer: entre exacerbation et
disparition de la voix
2.2. Souligner l’ existence du texte: du commentaire métatextuel à la
métalepse
CHAPITRE IV CRÉER LA DIFFLUENCE POUR REPENSER LA CONFLUENCE. VOLLEY-BALL, DE CHRISTIAN OSTER
1. Établir une convivialité interprétative
1.1. Multiplier les pistes sans les organiser
1.2. Une instance narrative évanescente
2. De la diffluence à la confluence
2.1 . Entre disjonction et impertinence narratives, faire résonner les êtres
et les lieux
2.2. Fluctuations narratives et implication du narrataire : offrir au lecteur
aussi de changer de position
CONCLUSION

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