La fatigue de compassion
Il est d’abord nécessaire de différencier la FC et le trauma vicariant, puisqu’ils sont proches au niveau symptomatique, mais ne présentent pas la même gravité. Le trauma vicariant survient davantage lorsque nous intervenons auprès d’une clientèle traumatisée et que nous entendons à répétition des descriptions détaillées de scènes perturbantes et traumatiques. Les symptômes sont invasifs et intrusifs chez les thérapeutes et peuvent mener à d’autres troubles de santé mentale chroniques, précipitant un arrêt des activités professionnelles ainsi qu’une souffrance aiguë dans la sphère personnelle (Brillon, 2013; Figley, 1995). La fatigue compassionnelle, quant à elle, peut apparaître lorsque nous sommes exposés de façon répétée à des degrés de souffrance intense. Il s’agit d’une usure profonde et douloureuse à la détresse d’autrui. La FC influence notre quotidien, tant dans la sphère professionnelle que personnelle, mais de façon plutôt subtile.
Les symptômes s’orientent autour d’une hypersensibilité ou d’une insensibilité, d’un sentiment d’impuissance acquise, d’une remise en question des royances fondamentales, d’une perte de vocation, d’un sentiment d’être vidé de vitalité et/ou d’une surcharge émotionnelle (Brillon, 2013). C’est sur cette dernière, la fatigue compassionnelle, que j’ai souhaité me pencher dans ce mémoire. La FC s’accompagne de nombreux symptômes liés au désespoir acquis, tel l’anhédonie, soit l’incapacité à ressentir des émotions positives lors de situations de vie pourtant considérées antérieurement comme plaisante, l’anxiété et le stress chronique et les contre-transferts négatifs. La FC favorise des changements de perspective dans le soin, elle altère l’image de soi chez les soignants.es, ainsi que leur vision du monde, et elle construit un sentiment de vulnérabilité. La FC est considérée, par plusieurs, comme une porte d’entrée à l’épuisement professionnel (Thomas et al., 2012). Les théoriciens mentionnent que la FC peut être responsable chez les thérapeutes de colère et d’irritabilité, d’une consommation accrue d’alcool et de drogues, d’une difficulté à séparer la vie professionnelle de la vie personnelle, d’absentéisme et, enfin, de problèmes d’intimité et de relations personnelles (Mathieu & Ed, 2007).
Il existe des facteurs liés à la personnalité des soignants.es qui les mettent plus à risque de vivre de la FC, notamment une faible estime de soi ou une faible attention à soi, ainsi qu’un traumatisme vécu précédemment – et non résolu – présentant des analogies avec les situations thérapeutiques vécues. Également, un faible niveau d’échanges avec les collègues, une incapacité ou un refus de contrôler les stresseurs du travail, ainsi qu’un surinvestissement ou une insatisfaction professionnelle (Thomas et al., 2012) sont des facteurs à ne pas négliger. Toute personne n’est pas à l’abri de développer un trouble de santé mentale ou un épuisement dans la sphère professionnelle. Conséquemment, il est pertinent d’intégrer la notion des autosoins et de se connaître en tant qu’individu, dans ses forces, ses limites et ses besoins (Hinz, 2019). Certains.nes auteurs.trices nomment les facteurs aidant à prévenir la FC. La littérature suggère que l’isolement, propre aux métiers en relation d’aide, est l’un des facteurs de risque, et suggère ainsi de joindre un groupe de soutien professionnel (Thomas et al., 2012; Brillon, 2013). Également, le sentiment d’incompétence peut être contrecarré par un encadrement théorique: formation continue, niveau d’étude adéquat, supervision, etc.
La charge de travail et l’atmosphère hostile au travail (Brillon, 2013) peuvent être mises en cause comme facteurs de risque, particulièrement auprès des travailleurs sociaux et des travailleuses sociales, ainsi que des soignants.es en milieux gouvernementaux (Bergeron-Leclerc et coll., 2019). Enfin, plusieurs actions concrètes peuvent être prises par les thérapeutes qui, du coup, peuvent améliorer leur sentiment de contrôle sur leur état émotionnel. D’abord, avoir une hygiène de vie personnelle adéquate est déterminant pour maintenir un niveau de disponibilité envers la relation thérapeutique, dans le cadre professionnel. La qualité du sommeil et de l’alimentation, la profondeur des rapports interpersonnels, le temps consacré à sa famille et ses amis.es, etc. font partie intégrante de l’hygiène de vie. Pour une personne qui travaille auprès des victimes de violence, il est particulièrement recommandé de limiter son exposition à la violence au quotidien; cinéma, jeux vidéo, romans policiers, l’actualité et les journaux (Brillon, 2013). Valoriser les pulsions de vie est également encouragé.
Par pulsion de vie, on parle de faire place à des loisirs et à une sexualité enrichissante, pratiquer des activités qui font plaisir et, enfin, nourrir sa spiritualité, afin d’affirmer les valeurs qui donnent du sens à nos choix (Brillon, 2013). En art-thérapie, le concept de pulsion de vie est important. Cette psychologie positive est liée à l’approche art-thérapeutique, qui se prête naturellement à l’idée que les individus ont la capacité de se nourrir du changement, peu importe la forme qu’il prend, plutôt que de réparer ce qui est cassé (Hinz, 2019). Plusieurs considèrent que la création artistique répond à un mouvement intérieur, et qu’elle n’est pas accomplie par l’intellect, mais par un instinct de jeu, qui agit naturellement, par nécessité (Jung, 1959). Nous verrons dans la prochaine section comment la création, à travers le journal créatif, peut être liée aux pulsions de vie, et ainsi s’intégrer dans les facteurs de protection à la FC. De nombreuses approches et théories ont également été développées en art-thérapie afin de favoriser l’autocompassion, qui s’inscrit dans les pulsions de vie. Ces approches combinent notamment la pleine conscience et l’autocompassion à l’art-thérapie, en soutenant que le processus créatif est intrinsèquement approprié comme moyen d’approfondir l’acquisition des compétences et des ressources associées à l’autocompassion (Williams, 2018).
Le journal créatif
L’utilisation du journal créatif a commencé au X-ème siècle lorsque les femmes de la royauté japonaise ont développé le journal intime dans une forme d’expression de soi, afin d’explorer leurs fantasmes et leurs propres idées sur la réalité les entourant (Rainer, 1987). Plusieurs personnalités d’influence sont reconnues pour l’utilisation du journal créatif, entre autres, Leonardo Da Vinci, Benjamin Franklin, Martin Luther King, Frida Kahlo, Louise Bourgeois et Winston Churchill. La plupart de ces artistes incluent des croquis, des symboles et des diagrammes de leurs idées (Hogan, 1995). Le journal créatif peut contenir un grand nombre d’éléments graphiques et interventionnels : phrases, passages, mots, citations, dictons, dialogues, dessins, griffonnages, croquis, gribouillis, dessins animés, collage, cartes mentales, mandalas, proses et poèmes, graphiques et tableaux, couleurs, images, ainsi que des symboles (Hogan, 1995). Le journal créatif peut se définir ainsi : « Le journal créatif est une pratique qui vise à se reconnecter à soi-même, à ce qu’il y a de plus profond en soi – ce qui génère du sens » (Jobin, 2010). Il offre un espace introspectif, intime, valorisant les pulsions de vie et l’expression créative des émotions (Jobin, 2010). Le journal créatif est à mi-chemin entre le cahier de croquis et le journal intime.
Il est considéré, dans la littérature, comme un outil d’apprentissage qui implique de nombreuses techniques diversifiées pour améliorer la réflexion et la pensée créatrice. Le processus du journal créatif est conçu pour encourager l’utilisation de méthodes de pensées créatives et analytiques (Hogan, 1995). Il évoque et renforce systématiquement les capacités d’observation et de mise en relation des personnes qui l’utilisent, en travaillant à partir d’un point de vue créatif, et non pas analytique ou diagnostique. De plus, par de nouvelles expériences créatives et spirituelles, le journal créatif contribue à la conscience de soi en plus de donner du sens et une richesse à la réalité intérieure de son auteur.trice (Progoff, 1977, 1987). D’un point de vue thérapeutique, l’art-thérapeute Capacchione (1979) avait développé une forme de journal visuel appelé « journalisation créative » (traduction libre), il y a de cela plusieurs décennies. Dans un livre qu’elle a rédigé à ce sujet, Cappachione (1979) présente des techniques simples et efficaces, qui sont souvent appliquées en art-thérapie aujourd’hui. Le gribouillis et le collage-magazine sont, entre autres, utilisés au sein de la méthode du journal créatif dans cette recherche.
En art-thérapie, la réponse par l’art est utilisée au sein de la pratique des art-thérapeutes, que ce soit dans un journal personnel ou afin d’élargir leur compréhension des clients.es. Au-delà de la compréhension des art-thérapeutes à l’égard des client.es, le journal créatif peut également être utilisé en supervision afin d’établir des liens cliniques et de partager ses expériences avec les autres et ainsi réduire l’isolement professionnel. Moon (2019), Malchiodi (2003) et Fish (2012) ont préconisé la création artistique comme étant un outil essentiel à la formation et à la supervision des art-thérapeutes. Au Québec, l’enseignement par l’art est d’ailleurs intégré dans les programmes universitaires à la maîtrise en art-thérapie. Le journal créatif, dans un contexte de pratique professionnelle, peut être utilisé afin de soutenir l’engagement empathique ou pour mettre en lumière les phénomènes contre-transférentiels. Au-delà de l’introspection personnelle, les oeuvres d’art créées en lien avec la pratique professionnelle peuvent également aider l’art-thérapeute à exprimer et à clarifier les expériences difficiles vécues (Fish, 2012).
Kramer (1971) a affirmé que l’échange thérapeutique exige que l’art-thérapeute maintienne un état d’ouverture à l’endroit de ce que communiquent les clients.es, verbalement ou par l’image, leur permettant de « trouver un écho » dans la vie intérieure des thérapeutes (p. 39). Elle a en outre noté que « la précision et la subtilité des réponses [des thérapeutes] dépendent également de [leurs] connaissances, de leur formation et de [leur] capacité d’empathie » (p. 39). À la base de cette prémisse se trouve l’idée qu’un engagement efficace dans la relation thérapeutique nécessite une capacité d’attention réceptive et ciblée. À la suite de ce que l’on vit dans cet état accessible, on peut être amené à créer artistiquement pour gérer ce que l’on ressent et partager ces sentiments avec les autres. Dans cette perspective, le journal créatif peut contribuer à ce cercle vertueux, liant les concepts de communication-réception-partage entre les clients.es et le/la thérapeute, dans un langage à la fois verbal et visuel. Également, le journal créatif permet la distance émotionnelle souhaitée afin de prévenir la FC, tout comme l’enrichissement du sentiment d’être investi sainement dans la relation thérapeutique.
Chapitre 1 Introduction |