Le repentir d’un romantique
Se définissant comme un « romantique repentant » (BCC, p. 9), Rivard souhaiterait, au fond , ne faire qu’un avec l’ univers tout entier, avec les êtres et les amours de sa vie, avec la littérature, avec le temps, avec l’ amitié, avec la beauté, et ce, bien loin de la portée même de la mort, donc possiblement à l’ intérieur même des frontières de son oeuvre. Rivard, selon ses textes, aimerait parvenir à combler le désir artistique « [ … ] de [s]e dissoudre dans la beauté d’ un mouvement inspiré [ … ] » (BCC, p.29) afin peut-être d’ accepter enfin « [ … ] le sens de cette profondeur dont la littérature allemande allait par la suite [lui] fournir de si nombreux exemples: l’ impossibilité d’ échapper à la double question de l’ origine et de la fin [ . . . ] » (BCC, p. 76). Ce désir artistique soulève chez ceux qui le portent une impérative pulsion romantique, soit cet idéal germanique souvent décrié en raison de sa charge émotive jugée néfaste en ce qu’ elle poussa longtemps la conscience et l’ imaginaire d’une jeunesse fébrile à chercher l’ atteinte de « [ … ] la dissolution de l’ individu dans l’être universel [ . .. ] » (PNI, p. 204), programme ontologique d’ ordre métaphysique ayant créé des ravages suicidaires en Allemagne. Dans son premier essai libre suivant sa thèse, Le Bout cassé de tous les chemins, cette tension, voire ce désir ne génère pas que des incidences individuelles chez Rivard : les dimensions politiques et sociales retiennent graduellement une plus grande part de son attention essayistique chez celui qui tente alors, de retour d’Europe, de reconnaître et de comprendre sa nation et, par le fait même, sa propre personne.
Rapidement, on peut remarquer cette fascination constante de Rivard à l’ endroit des contradictions existentielles éprouvées par la conscience, qu ‘ il met en oeuvre au sein même de ses réflexions romantiquement connotées et qui tirent toutes leur origine d’un constat central à son oeuvre célébrant la vie: « Je compris alors que si la mort surgissait dès que j ‘ écrivais, c’ est que j ‘ avais besoin d’ elle pour écrire. » (BCC, p. 59) De notre point de vue, il reste dommage et trompeur d ‘ attribuer une interprétation trop simpliste à cette inflexion ne pouvant pas, du reste, être qualifiée de simple détail en raison de la constance qui la gouverne; cette habitude, dans les faits, semble concourir à l’ établissement des fondements générant l’ apparition d’une multitude de tensions propres au choix du registre lyrique dans les essais rivardiens en ce qu’elles relèvent incidemment du « mouvement même des mots » (IQB, p. 8) qui en vient, tel un rythme cardiaque, à maintenir diverses tensions artistiques transcendant dès lors les textes réflexifs de ce dernier, au gré des thèmes qui, à travers leurs retours et leurs métamorphoses, composent ce grand pan de son oeuvre littéraire, entièrement divisée entre la fiction et la réflexion.
C’ est que pour Rivard, les oppositions, dans leur ensemble, peuvent permettre à l’ écrivain lorsqu ‘ il choisit sciemment de les éprouver de parvenir à « élucider la relation complexe et tumultueuse de la littérature avec la réalité » (BCC, p. 39), ce qui dévoile le programme romantique de son oeuvre essayistique, soit accéder à la vie malgré l’ inéluctable constat de devoir un jour mourir: « [ … ] à la mort tu iras sans impatience, en vivant » (BCC, p.54). Après une lecture intégrale et méthodique de ses écrits (parus entre 1960 et 2018) réalisée à la lumière de cette perspective, il devient possible d ‘ établir une sorte de topographie relative à cette dynamique romantique résultant de l ‘éclat des contraires qui s ‘ active chez Rivard de manière à procéder à un élargissement de la vie. L’ activité mémorielle, le paradoxe freudien de l’ impossible représentation de la mort chez l’individu, la dissolution du moi par la création littéraire et la passion amoureuse au même titre que le désir de vivre malgré la mort sont autant d ‘ axes fondamentaux à son oeuvre se trouvant à être traités. Il est à noter que sur le plan de l’ individuation, l’ existence s ‘ ouvre davantage à travers l’oeuvre essayistique, et ce, toujours par cette tension intrinsèque à Rivard qui doit faire en sorte que le professeur aux nombreuses responsabilités sociales puisse cohabiter avec l’écrivain lyrique pour qui la vérité de l’amitié et le legs de la nature bercent l’ imaginaire. Aussi, la présence de Vadeboncoeur au sein de la présente thèse n’ est certes pas fortuite, car ce dernier a su entrevoir le dénominateur commun de cette dynamique interne propre aux essais de Rivard. Les éléments propulsant ce mouvement de la pensée et du coeur reposeraient en somme sur ledit dénominateur commun, pointé par Vadeboncoeur à partir de l’oeuvre romanesque de Rivard, à savoir sur « un principe de séparation » (FPY, p. 229) venant affecter l’oeuvre en elle-même, scindée entre la fiction , par le genre romanesque, et la réflexion, par l’ entremise du domaine essayistique.
La vie par la mort: la réalité d’un paradoxe
Cette prise de conscience quotidienne de la condition humaine habitant tant les essais que les romans de Rivard convoque donc certains travaux initiatiques de Sigmund Freud, plus particulièrement son ouvrage intitulé Notre relation à la mor(+9. Sans équivoque, le titre même de cette étude permet d’aborder de front une problématique existentielle unique: soit l’incapacité pour l’être humain, selon Freud, de se représenter, psychiquement, sa propre mort. Cette incapacité contribue à alimenter, d’abord, un sentiment d’immortalité qui se traduit en rapport au monde dans lequel nous évoluons, soit la réalité. Pour Freud, chaque être humain est ainsi persuadé de sa propre immortalité, et ce, malgré le caractère impitoyable, inéluctable et irréfutable de la mort se ressentant pourtant par des représentations concrètes et visibles entourant l’être humain (décès d’un proche, catastrophes mortelles, guerres). Dans les valeurs délimitant la vie en société, Freud constate également qu’une censure se déploie aisément en rapport à la mort. Par exemple, il souligne qu’évoquer la mort d’un autre être humain reste impensable si ce dernier est en mesure d’entendre pareille idée. Ainsi, la civilisation, de par ses lois, empêche les individus de souhaiter ou de prédire – exceptions faites des professions médicales et légales – la mort de quiconque. Aussi, la mort anoblit ceux qu’elle emporte: face à celui que l’on a méprisé, détesté ou répudié, la mort semble effacer toute critique possible et ne retenir que l’idée de l’éloge, éloge qui efface souvent la réalité au profit d’une autre, remontant le passé, idéalisant l’existence du défunt de manière léchée et honorable. Enfin, notre rapport à la mort implique, lorsque l’amour est en jeu, un effondrement psychologique pour celui qui survit au défunt, la réalité vécue disparaît alors à tout jamais, notre rapport au monde change et devient, parfois, une survie ; aux dires du célèbre psychanalyste, « nous nous comportons alors comme une sorte d’Asra, ces êtres qui suivent dans la mort ceux qu’ils aiment » (NRM, p. 55).
Avec la mort de l’être aimé(e) s’atténue la valeur même de la vie, que l’on doit apprendre à reconsidérer comme il se doit. Ici, le rapport à l’art devient primordial, puisque l’art offre « un substitut à ce que la vie nous fait perdre » (NRM, p. 57) en nous permettant de fréquenter autant de héros que nous le souhaitons, et de revivre avec eux les émotions partagées malgré leur tragédie annoncée. L’art, de ce point de vue, triomphe sur la mort et révèle l’immortalité comme étant un fantasme désormais représenté concrètement. Remontant à l’homme des origines, Freud explicite que notre rapport à la mort n’est pas différent du sien. La mort peut être aisément qualifiée de nécessaire en cas de guerre, de valable en terme de légitime défense, ainsi reste-t-elle éloignée de nous à titre de charge émotive. Par contre, dès que l’amour entre en jeu, deux attitudes des plus opposées se révèlent alors, « l’une qui la reconnait comme anéantissement de la vie et l’autre qui la dénie comme non réelle » (NRM, p.78). Parce que l’être aimé(e) est une parcelle de notre propre identité (moi), sa disparition engendre une révolte face à la réalité qui devient le germe d’une névrose reposant sur une « parcelle d’hostilité [liée à tout amour] , capable de stimuler notre désir de mort inconscient » (NRM, p. 79). Cette hostilité peut être issue de la jalousie ou bien de la négativité que l’on oppose à la réalité enveloppant inexorablement l’être aimé(e) et soi-même, soit le fait de mourir éventuellement, un jour. Ainsi, comme l’indique justement Freud, « la vie reste bien le premier devoir de tous les vivants. [ … ] [s]i tu veux supporter la vie, organisetoi pour la mort » (NRM, p. 83). Les remarques de Freud, à la lumière de l’oeuvre de Rivard, permettent de considérer que la réalité peut devenir une errance effroyable pour l’être humain, ressentie de manière sensible et pouvant générer des répercussions cognitives majeures, si ce dernier ne trouve pas une manière de conjurer la fatalité afin de vivre sans s’ enfermer dans une peur psychologique de la mort, le coupant de la réalité ou encore sans vouloir précipiter sa mort. Pour Rivard, la solution est toute contenue dans l’ art, dans ce que commmande l’ écriture, et ce, à l’ image de Novalis.
L’éclat des contraires
Dans un entretien réalisé pour les Éditions Bréal, en 1999, Jean Echenoz affirme, en gUIse de conclusion, le fait qu’ il « y a des thèmes, comme ça, qui sont récurrents: le déplacement, l’ absence, l’ abandon … Ça revient53 ». En lisant Rivard avec assiduité, on peut établir une corrélation avec ces paroles de Echenoz. L’ aspect banal, voire ténu de ce rapport, initialement, est pourtant important, puisque les deux écrivains entretiennent cette même fidélité à leurs thèmes. Toutefois, chez Rivard, la constellation des thèmes privilégiés est régie par le mouvement lié aux éléments contraires: « La vie et la mort, le temps et l’éternité, l’homme et la nature, l’individu et la collectivité, toute notre vie se déploie entre ces contraires dont la conscience perçoit la nécessité54 ». Ainsi, en cherchant continuellement à assimiler cette tension dans ses écrits essayistiques, Rivard propose une perspective humaniste visant à partager une image romantique du monde ainsi qu’ une certaine théorie éthique de la création littéraire.
La subjectivité sensible de son dernier essai, consacré à ses amitiés, est une quête dépassant l’ intimité et visant la confirmation d’ un espace littéraire dédié à saisir que « [I]’abîme entre les hommes ne peut être surmonté ni par les religions ni par les lois, mais par le recours à l’infini, par une pensée qui voit dans tout ce qui est le mouvement de ce qui ne pourrait être sans tout ce qui a été et sera, qui voit en nous et dans le monde l’ oeuvre commune à laquelle collaborent toutes les formes de vie, la vie à laquelle se sacrifie tout ce qui vit [ … ] » (EA, p. 267). ] 1 impose ainsi une correspondance accrue entre la conscience de la réalité humaine et le corps essayi stique. Cette vision littéraire et littérale du monde provoque en Rivard le constat d’ une réflexion créative totalisante, configurant les essais non pas comme de simples objets matériels mais bien comme des territoires pouvant relier les êtres en eux, tels des ponts permettant à un écrivain de se découvrir, de s’ accepter, de se comprendre: « [ … ] je suis devenu écrivain parce que j ‘ ai lu Félix Leclerc qui avait fait un livre avec la forêt où, moi aussi, j ‘ avais marché « pieds nus dans l’aube », Rimbaud qui disait que « je est un autre » et Rilke qui affirmait que même si on n’ était rien on pouvait écrire, car si on acceptait d’ être rien, un jour ce « rien se mettait à penser ». (EA, p. 183) Cette écriture sentie insuffle un certain ordre des choses, une gravité existentielle apte à enclencher un processus d’ individuation qui se meut dans, par et pour l’ écriture.
Résumé |