La transition à la vie adulte et l’identité des jeunes vulnérables
L’identité lors de la transition à la vie adulte est déjà largement étudiée par la communauté scientifique, et ce, depuis plusieurs décennies (voir Schwartz, Zamboanga, Luyckx, Meca et Ritchie, 2013, 2016 pour une revue de la littérature). Le modèle d’Erikson (1950, 1963) du développement psychosocial de l’être humain identifiait déjà cette période de vie (fin de l’adolescence et début de l’âge adulte) comme étant charnière sur le plan identitaire. En effet, le cinquième stade développemental de ce modèle, qui se nomme Identité et confusion des rôles, renvoie spécifiquement au développement identitaire lors de l’adolescence et l’émergence à la vie adulte. Erikson posait l’hypothèse que pour réussir ce stade, l’individu doit définir une conception de soi qui intègre de façon cohérente les repères identitaires du passé et les nouvelles opportunités de vie face auxquelles l’adolescent ou le jeune adulte est confronté (Erikson, 1950, 1963).
En ce sens, parmi les facteurs qui contribuent à creuser l’écart entre les jeunes en Pl et ceux de la population générale, les enjeux liés au développement identitaire des jeunes qui ont grandi en milieu substitut constituent certainement un élément clé de leur ajustement plus ardu (Lee et Berrick, 2012; Schwartz et coll., 2015). Effectivement, la capacité à développer une identité claire et cohérente est influencée par les problèmes internalisés et externalisés, tels que des symptômes de dépression et d’anxiété, des comportements de violence et de délinquance, ainsi que certaines conduites à risques (comportements sexuels à risque, conduite avec facultés affaiblies et consommation de substances illicites) (Schwartz et coll., 2015). Plus précisément, une personne ayant une identité plutôt diffuse ou incohérente est plus susceptible de vivre des effets délétères au plan psychologique et social (Bosch, Segrin et Curran, 2012 ; Schwartz et coll., 2015), qui résultent notamment en une difficulté à donner sens à sa vie, à un sentiment d’impuissance, à des difficultés ou une incapacité à développer des relations intimes positives (Erickson, 1950, 1968 ; McAdams, 1996) et à la consommation de substances psychoactives (Rose et Bond, 2008). À l’inverse, une identité cohérente et positive est associée à un niveau de bien-être plus élevé, à un plus faible niveau de risque sur le plan de la santé mentale et physique (Schwartz et coll., 2015; Schwartz et coll., 2013), ainsi qu’à la capacité à établir des relations sociales et à donner un sens positif à sa vie (Waters et Fivush, 2015).
De plus, l’identité étant étroitement liée à la perception de son passé, son présent et son futur (Shirai, Nakamura et Katsuma, 2016; Sumner, Burrow et Hill, 2015), la littérature soulève des associations entre la qualité du développement identitaire et les cadres temporelsinvestis (centralisation sur son passé ou sur son présent ou anticipation de son avenir). En fait, les personnes qui ont une identité diffuse auraient tendance à avoir une vision négative du passé et à moins s’orienter vers le futur, tandis que celles ayant une identité cohérente tendent à avoir un présent investi d’une vision positive et heureuse, ainsi qu’à être moins fatalistes face à leur avenir (Taber et Blankemeyer, 2015). Ce regard sur soi et sa vie à travers le temps serait un puissant facteur d’influe~ce sur le comportement humain, qui s’explique notamment par la capacité de s’engager et de faire des choix dans le présent en cohérence avec ce dont la personne aspire pour son avenir (Taber et Blankemeyer, 2015; Zimbardo et Boyd, 1999). Chez les jeunes en Pl, l’identité serait négativement influencée par l’instabilité des milieux de vie au travers des placements (Berzin, Singer et Hokanson, 2014) et la stigmatisation associée aux difficultés vécues (Ferguson, 2018; Moses, 2010).
Cette vulnérabilité les prédispose à la rumination de leur passé et à une difficulté à se projeter vers l’avenir (Holman et Silver, 1998; Lipiansky, 1992; Marcotte, Villatte, Vrakas et Laliberté, 2018), altérant ainsi l’élaboration de projets de vie lors de la transition à la vie adulte. Dans une perspective qualitative, Berzin et ses collaborateurs (2014) ont soulevé que la construction d’une conception de soi adulte, pour les jeunes placés en milieux substituts, pouvait être influencée par leur expérience unique avec les services de Pl Par exemple, ces jeunes tendent à associer leur émergence à la vie adulte à leur émancipation des services, croyant que celle-ci leur permet d’assumer pleinement leur indépendance. Moss (2009), de son côté, a interrogé des jeunes Autochtones en Australie placés en milieux substituts sur certains aspects de leur identité, soit les liens familiaux, l’estime de soi et leur culture. En contraste avec des jeunes qui n’étaient pas placés en milieu substitut, ces jeunes montraient peu d’appartenance à leur famille biologique et d’ accueil et, par le fait même, accordaient moins d’importance à leur culture d’origine dans la définition d’eux-mêmes, témoignant ainsi de l’ influence du placement sur le développement identitaire. La littérature met donc en lumière le contexte particulier de la Pl et du placement en milieu substitut dans lequel ces jeunes doivent développer leur identité. Toutefois, les connaissances actuelles ne permettent pas d’identifier, à partir des perceptions des jeunes placés en milieux substituts, les éléments significatifs par lesquels ils construisent leur identité. Dans le cadre de cette recherche, nous nous attardons précisément à explorer ces éléments saillants dans leur définition de soi. Les prochaines sections abordent les aspects théoriques de l’identité.
L’identité Erikson (1950, 1963), dans sa théorie du développement psychosocial, soutient qu’à l’adolescence et au début de l’âge adulte, l’individu est confronté à une multitude de nouvelles opportunités pour explorer son identité. Conséquemment, à ce stade de vie, soit l’Identité ou confusion des rôles, l’adolescent ou le jeune adulte explore ses références identitaires du passé et les nouvelles opportunités qu’offre son environnement, dans l’objectif de redéfinir son rôle social (Erikson, 1950, 1963). Par l’entremise de ce processus, la personne cherche à construire une conception de soi cohérente et stable dans le temps, qui intègre les expériences du passé de manière à donner sens au présent et au futur (Erikson, 1968). Erikson conçoit l’état ou la qualité du développement identitaire par le niveau de cohérence: il parle alors de synthèse identitaire ou de confusion des rôles. La cohérence ou la synthèse identitaire se définit par l’atteinte d’une certaine continuité de soi à travers le temps, donnant l’impression d’être sensiblement la même personne, peu importe les épreuves de vie passées, actuelles ou anticipées. À l’ inverse, la confusion des rôles renvoie à une identité diffuse, qui se caractérise par une fragmentation de soi (Schwartz et coll., 2013, 2016) et qui se traduit par une discontinuité de sens à travers les événements de vie, rendant difficile la construction d’une identité cohérente.
Erikson (1946, 1950) fut l’un des premiers auteurs à mettre en évidence que le développement de l’ identité constitue un enjeu central de l’adolescence et de la période jeune adulte (Pasupathi et Weeks, 2011). La construction d’une identité positive, qui est liée au sentiment d’appartenance et à la capacité de trouver un sens à son histoire et de se projeter dans l’avenir, constituerait un puissant facteur d’adaptation au cours de la transition vers l’âge adulte (Stein, 2008). Il n’est donc pas étonnant de constater le foisonnement de littérature scientifique portant sur le développement identitaire lors de cette période transitionnelle (Arnett, 2000; Azmitia, Syed et Radmacher, 2013 ; Berzin et coll. , 2014; Luyckx, Lens, Smits et Goossens, 2010; Schwartz et coll., 2011 , 2013, 2016). Au sein de ces études, deux grandes approches se distinguent dans la conceptualisation de l’ identité, soit la tradition des statuts identitaires ainsi que l’approche narrative (McLean, Syed, Yoder et Greenhoot, 2016b). Les prochaines sections traitent respectivement de chacune de ces approches. L’approche narrative étant la conception identitaire utilisée dans ce mémoire, elle est davantage étayée en relation avec les concepts de contenu identitaire et de perspectives temporelles.
Les contenus identitaires
Le contenu identitaire renvoie à l’ensemble des éléments et des contextes à travers lesquels les personnes s’ identifient (ou se contre-identifient), comme des événements en lien avec la famille, les amis, la profession ou encore des croyances religieuses qui définissent en partie la personne (McLean et coll., 2016a). Ce sont les sujets, les préoccupations ou les problèmes qui viennent à l’esprit des gens lorsqu’ ils tentent de se définir. Galliher et ses collaborateurs (2017) mettent de l’avant une conceptualisation écosystémique du contenu identitaire, permettant de concevoir l’ identité comme une constellation qui inclut à la fois les composantes distales et proximales de la vie de l’individu. Selon cette conceptualisation, l’identité consiste en l’intégration cohérente et l’interaction complexe entre quatre niveaux de composantes: la culture (les facteurs sociétaux et historiques, p. ex. un homme noir vivant dans une communauté majoritairement blanche), les rôles sociaux (liés au contexte relationnel dans lequel l’identité se développe, p. ex. mère, soeur ou l’identité professionnelle), les domaines (les sphères interpersonnelle, p. ex. famille et amis, et idéologique, p. ex. travail et religion) et les expériences quotidiennes (les pensées, les émotions et les actions révélatrices de l’identité).
Lorsqu’il y a incohérence entre certains contenus identitaires et que les différents aspects de la vie de la personne génèrent un sentiment d’incongruité, les conflits identitaires peuvent émerger. Ainsi, une recherche de cohérence s’effectue par l’entremise d’une configuration du contenu, nécessitant parfois la compartimentation de certains contenus identitaires afin d’apaiser la détresse causée par la confusion (Hammack, Thompson et Pilecki, 2009 ; Schachter, 2004 ; Sye d, 2010). À titre d’exemple, une femme travaillant dans un milieu principalement masculin où peu de modèles féminins sont présents pourrait avoir de la difficulté à intégrer à la fois son identité en tant que mère et son identité professionnelle, ayant besoin de séparer ces deux aspects de sa vie dans la définition d’elle-même. L’identité peut alors être perçue comme étant à la fois complexe et multiple. Galliher et ses collaborateurs (2017) distinguent le contenu identitaire choisi (chosen identity) du contenu identitaire assigné (assigned identity). Le premier se traduit par des événements qui découlent généralement de choix ou d’actions de la personne et qui surviennent au cours de la vie de l’individu, comme devenir un entrepreneur ou un parent, par exemple. Ceux-ci génèrent une découverte d’aspects nouveaux de son identité au fi] du temps. Le deuxième se définit, à l’inverse, par des éléments qui sont stables à travers le temps et difficiles à changer, comme le sexe ou le fait d’être adopté ou non. Ce contenu identitaire étant toujours présent, le défi consiste à l’ explorer, le comprendre et lui accorder un sens.
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