La machine mémorielle et les empreintes fantomatiques

Les paramètres du lieu

Ce travail de recherche-création découle du désir de créer un événement théâtral in situ. Il s’est d’abord amorcé avec l’idée d’occuper un lieu non-théâtral et de l’exploiter dans la conception d’une scénographie et d’une mise en scène pour ensuite me diriger davantage vers la possibilité de dialoguer avec la symbolique d’un lieu et sa mémoire. Cette problématique du lieu exige donc d’établir des nuances entre différents · aspects du lieu : «Plutôt que de se définir par des paramètres physiques et matériels, l’ossature de place (à lire en anglais) se crée autour d’expériences humaines : la mémoire, l’histoire, les relations, les coutumes, les perceptions et la filiation 7 ». Si une relation avec un lieu peut se construire à partir de la mémoire qu’il recèle, une fois la relation bien établie, est-il indispensable que le lieu soit présent ou que l’interprète soit à l’intérieur de celui-ci? En somme, pour créer une véritable relation entre le lieu et la manifestation théâtrale, cette relation doit-elle obligatoirement reposer sur des bases matérielles ou peut-elle être principalement de nature immatérielle? Ces interrogations renvoient ainsi à différentes manifestations artistiques relevant du concept de l’in situ. L’évolution du discours entourant cette pratique reflète ma prise de position quant aux paramètres retenus lors de ma création. Johanne Lamoureux rend compte de ces changements théoriques et pratiques dans la préface de son livre

L ‘art insituable : « L’in situ, qui fût à l’origine une stratégie visant la critique de l’institution artistique, a indéniablement évolué au fil de la dernière décennie, glissant d’une prise en compte du lieu à une prise en compte des paramètres déterminants la subjectivité de ceux et celles invités à intervenir en fonction de ce lieus ». Dans le but de cerner les paramètres justifiants mes choix, j’exposerai trois divisions du lieu, telles que relatées par Jacob Daniel Rorem. Sa thèse suggère qu’ il faut considérer trois dimensions au lieu. Les termes que j’utiliserai sont interprétés et traduits de l’anglais. Ces trois dimensions furent déjà exploitées sans toutefois être identifiées exactement comme telles par. Daniel Buren: il s’agit de la situation géographique, de l’architecture et des référents culturels rattachés au lieu9• Rorem, pour sa part, les désigne plutôt sous les appellations de site, space and p/ace10. Pour le présent travail et par souci d’en donner une traduction française opérationnelle, j’utiliserai les termes respectifs de l’emplacement géographique, de la configuration de l’espace ainsi que de l’expérience mémorielle du lieu.

L’emplacement géographique

En abordant un lieu, la première expérience est celle de son emplacement géographique. Il est nécessaire de connaître sa position afin de s’y rendre ou d’y retourner. Que ce soit par le cadastre, l’adresse civique ou la géolocalisation, il est possible d’ identifier le lieu selon un code clair et selon des besoins particuliers. Suivant une logique légale, les registres gardés par l’État donnent un premier état du lieu comme territoire. Aussi les codes numériques permettent-ils de localiser pragmatiquement l’endroit, de créer et suivre un itinéraire dans le but de se rendre sur place. Rorem explique cet aspect du lieu par le biais de l’analogie avec un plan cartésien : « l’emplacement serait comme une coordonnée cartésienne. Le site est positionné, donc il existe dans un endroit unique et particulier. Géographiquement parlant, ce serait l’équivalent des données de longitude et de latitudell ». L’emplacement géographique du lieu vient évidement influencer en partie la perception que l’on pourra s’en faire. C’est un indice important quant à sa nature. Estil en pleine ville ou en milieu rural? Est-ce un lieu public ou privé? La particularité de toutes les oeuvres in situ est que « l’ oeuvre contient les traits ou les fragments du site dans lequel elle est implantée12 », ce qui doit débuter par une localisation claire du lieu. Bien plus qu’un identifiant pragmatique, l’emplacement géographique regorge de choix politiques. Le zonage des villes indique aux citoyens, aux commerçants et aux industriels des emplacements précis qui font une ségrégation entre les types de constructions et d’ exploitation. Le spectateur qui doit se rendre dans un endroit hors des circuits artistiques habituels, comme par exemple dans une usine d’un quartier industriel de la ville, vivra une expérience différente que de pénétrer dans une salle de spectacle à l’italienne : « nos perceptions de l’oeuvre sont accrues car nous sommes conscients que nous sommes là pour percevoir quelque chose de plus, nous sommes alors « dans la recherche active » d’un contenu extérieur à la représentation13 ».

La configuration de l’espace

Maintenant que le lieu est identifié et facilement repérable, il devient un sujet d’étude qui peut être exploité sous divers angles. Qu’en est-il de l’occupation du lieu? Comment est-il possible de l’habiter ? Et comment est-il envisageable de le théâtraliser? Le théâtre est un art du vivant, un art de temps et d’espace. L’espace est modulable pour qui veut y planter une représentation: (de peux prendre n’importe quel espace vide et l’appeler une scène. Quelqu’un traverse cet espace vide pendant que quelqu’un d’autre l’observe, et c’est suffisant pour que l’acte théâtral soit amorcé17 ». Le mouvement en temps réel des acteurs devant des spectateurs fait en sorte que l’espace de jeu et l’espace du public deviennent inhérents à l’acte théâtral. Certains praticiens et théoriciens préconisent davantage une oscillation entre les deux espaces: « Il est donc nécessaire d’abolir la distance entre l’acteur et le public, en éliminant la scène, en détruisant toutes les frontières18 ». TI va de soi que la prise en considération des espaces est d’une importance cruciale dans un travail de création théâtrale et que la disposition de la salle, ou de l’endroit sélectionné, détermine souvent la relation entre l’acteur et le public : « La forme du lieu scénique détermine, elle aussi, le type de jeu et surtout le type d’adresse, de rapport au public, l’action ou l’implication que le spectacle demande aux spectateurs19 ». Dans le cadre d’une lecture mémorielle du lieu, ce ne sont pas les espaces théâtraux traditionnels qui m’apparaissent comme principalement pertinents, mais davantage l’espace architectural non conçu pour la représentation qui regorge de choix esthétiques, symboliques et rhétoriques : « Construire est un choix. Les choix du site, du plan, des matériaux, du parti d’aménagement et d’agencement se font selon des besoins d’ordre pragmatique et symbolique20 ». De manière plus théorique, j’observe le lieu en tant que champ d’ interprétation de ses signifiants. Ce qui revient à dire que son emplacement géographique ayant déterminé son allure architecturale et utilitaire, il est garant de certaines significations: « L’ architecture urbaine est en un sens une expression du système21 ».

En ce sens, cette recherche-ci gravite davantage autour de la question de l’espace physique à l’ intérieur et autour des limites d’un emplacement géographique et de la manière possible d’en tirer profit dans une lecture mémorielle du lieu que d’une pure scénographie recréée sur une scène à l’italienne. La disposition d’un lieu, ses données topographiques et l’ architecture du bâtiment qui y est érigé viennent influencer la création d’une oeuvre qui le met au coeur de son processus créateur: « Pratiquement tout espace contemporain est aujourd’hui un musée potentiel. Les abattoirs, les châteaux, les usines, les abbayes, les gares et les centres commerciaux se convertissent en territoire muséal. On planifie des musées pour des sites dont la topographie difficile constitue un véritable défi22 ». Dans ce travail, le bâtiment choisi est une ancienne salle de cinéma, une salle où la place du spectateur est évidente et bien distincte de l’espace de la projection. Cette salle a aussi accueilli des spectacles en tous genres, mais toujours dans un rapport frontal à la scène. Dans la tradition européenne d’une salle à l’italienne, la spatialité est loin d’être une topographie difficile, mais le défi se trouve plutôt dans une prise en compte de l’espace relationnel résultant de l’exploitation d’une salle de cinéma, surtout si « nous reconnaissons un espace par la somme de multiples relations ; construit par des interactions, allant de l’infiniment grand à l’infmiment petit23 », donc de la conception à l’exploitation, en passant par la construction. Cet espace relationnel s’impose comme un paramètre susceptible d’optimiser la signification et l’appropriation de l’emplacement géographique, à savoir le centre-ville comme lieu de divertissement et de modernité.

Les historiens Hardy et Séguin soulignent l’importance de ce lieu: «La ville offrait un ensemble de services et de loisirs nouveaux, dont le cinéma, qui n’était pas encore accessible à la campagne24 ». Les relations commerciales relatives au type d’exploitation d’un cinéma ou d’une salle de spectacle suggèrent un mode de fonctionnement économique, comme le confirme la présence du guichet, des tickets, des files d’attente où le premier arrivé est le premier servi. La construction du 323, rue des Forges remonte à l’urbanisation de cette grande artère commerciale à la suite du grand incendie de 1908 qui a ravagé 200 résidences et commerces situés dans le périmètre de l’actuel centre-ville2s. Quand les cendres de l’ancienne ville se disperseront, selon Hardy et Séguin, elles laisseront derrière elles un « siècle d’évolution à tâtons26 ». À peine la poussière du XIXe siècle retombée, la ville entreprend un chantier tourné vers la modernité : «L’uniformité architecturale caractérise les nouvelles constructions, donnant aux rues Notre-Dame et des Forges l’image de la modernité des grandes avenues des villes nord-américaines27 ». Cet aspect du surgissement accéléré de la modernité appartient à la mémoire du lieu. D’ailleurs, au moment où la ville se reconstruit, Trois-Rivières connaît un essor industriel fulgurant avec l’installation des premières papetières : «L’année 1910 correspond à l’arrivée de la première usine de pâtes et papiers sur ce territoire28 ».

Table des matières

REMERCIEMENTS
TABLE DES MATIÈRES
LISTE DES FIGURES
RÉSUMÉ
IN’TRODUCTION
CHAPITRE 1 LA PRISE EN COMPTE DU LIEU
Les paramètres du lieu
L’emplacement géographique
La configuration de l’espace
L’expérience mémorielle
La notion de territoire
CHAPITRE II LA MÉMOIRE COMME RETERRITORIALISATION
Les différentes mémoires
La mémoire individuelle et collective
La mémoire publique et le tissu urbain
La machine mémorielle et les empreintes fantomatiques
Le texte
Le corps
La production
La scène et la salle
CHAPITRE III  LA CREATION
Les textes du spectacle Le gars des vues
Tableau 1 – L’incendie
Tableau II – Le diable est en ville
Tableau III – Ça doit être ça l’Enfer
Tableau N – Au yable les Mères Supérieures
Tableau V – Damnée Machine
Les empreintes fantomatiques dans les textes
Tableau 1 – L’incendie
Tableau n – Le diable est en ville
Tableau nI – Ça doit être ça l’Enfer
Tableau IV – Au yable les Mères Supérieures
Tableau V – Damnée machine
Les traces du spectacle
Tableau 1 – L’incendie
Tableau n – Le diable est en ville
Tableau ID – Ça doit être ça l’Enfer
Tableau IV – Au yable les Mères Supérieures
Tableau V – Damnée machine
CONCLUSION
BIBLI OGRAPIDE

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