Certains romans fantastiques présentent deux mondes fictifs. L’élément surnaturel survient lorsqu’un pont se forme entre ces deux univers. Gérard Genette a désigné cette situation par le concept de «métalepse » et définit ces mondes comme des niveaux diégétiques. Le premier niveau narratif représente la diégèse et le second, la métadiégèse. Le théoricien soutient que « [l]a relation entre diégèse et métadiégèse fonctionne presque toujours, en fiction, comme relation entre un niveau (prétendu) réel et un niveau (assumé comme) fictionnel ». Ainsi, dans ces récits fantastiques, la diégèse est un univers semblable au nôtre, alors que la métadiégèse est souvent présentée comme un monde fantastique, un lieu ne fonctionnant pas comme on peut s’y attendre et dans lequel on retrouve des créatures et des objets étranges. Ces histoires ont habituellement comme héros un individu du monde réel n’ayant aucune conscience de l’existence du deuxième univers fictionnel. La découverte de la métadiégèse et des éléments la composant constitue un thème majeur de ces romans.
L’Histoire sans fin de Michael Ende et la trilogie Cœur d’encre de Cornelia Funke présentent la métalepse sous forme de roman à l’intérieur du roman. La métadiégèse se situe à l’intérieur d’un roman que lit un personnage du premier niveau fictionnel. Dans ces deux œuvres, la métalepse est représentée par le transfert d’un individu dans un deuxième univers. Le roman d’Ende raconte le séjour du héros dans l’univers merveilleux contenu dans un livre qui l’a captivé. La trilogie de Funke contient plusieurs métalepses. Dans le premier tome, des personnages du roman de deuxième niveau diégétique sont transportés dans le monde présumé réel. Dans les deux autres tomes, ce sont les individus de la diégèse qui visitent cet univers dont ils connaissent maintenant l’existence. Dans ces œuvres traitant du parallèle entre le monde réel et fictif, c’est lorsque les personnages présumés réels font la lecture du roman comportant la métadiégèse que survient une métalepse.
Dans le champ critique français et anglais, nous avons identifié neuf textes pertinents qui s’intéressent au présent corpus. Cinq d’entre eux traitent uniquement de L’Histoire sans fin : il s’agit de «Grief and its displacement through fantasy in Michael Ende’s The Neverending story » de Hamida Bosmajian, de « “Mort de l’auteur” et “fin de l’histoire” dans Die unendliche Geschichte de Michael Ende » de Christian Chelebourg, de « Michael Ende’s Die unendliche Geschichte and the recovery of myth through romance » de H. J. Schueler, de «Religion and Romanticism in Michael Ende’s The Neverending story » de Kath Filmer et de « How fantasy is made : patterns and structures in The Neverending story by Michael Ende » de Maria Nikolajeva. Deux ouvrages étudient L’Histoire sans fin en parallèle avec d’autres œuvres ne faisant pas l’objet de notre analyse : Le Merveilleux et la mort dans Le Seigneur des anneaux de J.R.R. Tolkien, Peter Pan de J.M. Barrie et L’Histoire sans fin de Michael Ende de Viara Timtcheva et Du récit merveilleux ou L’ailleurs de l’enfance : Le Petit Prince, Pinocchio, Le Magicien d’Oz, Peter Pan, et,L’Histoire sans fin d’Alain Montandon. Seuls deux articles s’intéressent à Cœur d’encre, mais ils ont l’avantage de le comparer au roman de Michael Ende : «Metafiction, narrative metalepsis, and new media forms in The Neverending story and the Inkworld trilogy » de Poushali Bhadury et « (Sub)Creation and the written word in Michael Ende’s Neverending story and Cornelia Funke’s Inkheart » de Margaret Hiley. On peut regrouper ces articles en deux aspects liés à ma problématique : la relation entre les mondes diégétiques et l’étude du personnage.
Les critiques de la relation interdiégétique soulignent ce qui attend le personnage faisant la lecture de la métadiégèse pour son intervention dans un autre monde. Pour Margaret Hiley « [l]es conséquences d’[amener le Monde Secondaire à la vie] ne sont pas à prendre à la légère ». Incursion de personnages de vilains et disparition d’un proche dans la vie des héros de Cœur d’encre et perte des souvenirs de Bastien dans L’Histoire sans fin n’en sont que quelques exemples majeurs. Quant à elle, Poushali Bhadury précise que [ces] romanciers […] fourniss[ent] des représentations violentes, chargées moralement et idéologiquement ambigües de[s] croisements de frontières entre différents niveaux de réalités narratives. […] Ende et Funke positionnent l’acte métaleptique comme potentiellement dangereux pour les personnages s’y engageant.
Christian Chelebourg, qui étudie spécifiquement L’Histoire sans fin, insiste aussi sur le fait que « la clôture des frontières représente toujours un péril majeur ». Pour Bastien, il s’agit du « risque […] de perdre la mémoire et avec elle le désir de retourner à la réalité ». Alain Montandon parle quant à lui du « risque de devenir […] une pure créature de fiction et de disparaître dans un monde irréel ». H. J. Schueler s’attarde sur l’origine du danger : « le monstre que doit tuer Bastien est l’incontrôlable prolifération de [ses] pouvoirs [d’imagination] ». Les critiques mettent en évidence l’importance des conséquences du transfert de monde dans l’expérience du sujet dans l’univers étranger. Nous irons plus loin dans l’analyse des effets périlleux de la métalepse, en cherchant à déterminer comment ceux-ci influent sur les propriétés de l’individu. Nous présumons que, en étant confronté à de tels désagréments, le personnage changera son comportement pour pallier au problème et que sa perception de l’autre monde en souffrira.
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