Présentation de l’efficacité marginale du capital keynésienne
La définition de l’efficacité marginale du capital fait l’objet d’un chapitre entier de la Théorie générale de l’emploi de l’intérêt et de la monnaie, le chapitre 11. Dès les premières lignes Keynes nous donne une définition largement reprise dans la littérature économique : « plus précisément nous définirons l’efficacité marginale d’un capital le taux d’escompte qui, appliqué à la série d’annuités constituées par les rendements escomptés de ce capital pendant son existence entière, rend la valeur actuelle des annuités égale au prix d’offre de ce capital ». L’importance de la place prise par ce concept dans le modèle de la Théorie Générale et la nécessité de positionner l’otm nous incite à en revoir les mécanismes. L’efficacité marginale du capital (emc) est une variable globale représentée par un taux exprimé en pourcentage, analogue à celui du taux d’intérêt, mais «intrinsèquement autre chose que le taux de l’intérêt », car « la courbe de l’efficacité marginale du capital gouverne les conditions auxquelles les fonds à prêter sont demandés pour faire de nouveaux investissements et que le taux d’intérêt gouverne les conditions auxquelles ces fonds sont actuellement offerts ». L’emc est avant tout un concept dans la mesure où elle synthétise plusieurs autres variables de base du modèle keynésien. Elle dépend «en partie du volume actuel de l’équipement, qui est un des facteurs donnés, mais en partie aussi de l’état de la prévision à long terme, qui ne peut être déduit des facteurs donnés » (T.G., chap.18). Les variables qui composent l’emc sont les suivantes:
• puisqu’il y a anticipation de revenus qui résulteront des capitaux actuels et projetés, l’emc intègre, pour chaque période, des valeurs anticipées des quantités de bien et de leur prix ,
• le coût des capitaux actuels (équipement, capital circulant),
• le coût du travail, c’est-à-dire les salaires anticipés,
• les coûts financiers anticipés ,
Notons que dans la définition qui précède, Keynes parle de volume d’équipement, c’est-à-dire de quantités et non pas de valeurs et qu’il ne fonde pas la prévision à long terme sur les données du passé récent. De plus, l’emc s’appliquant à « un » capital apparaît plutôt comme un concept du domaine de la microéconomie, susceptible d’être agrégé au niveau de la branche d’activité et au niveau macroéconomique.
La caractéristique d’importance est que l’emc est une variable de comportement relevant de la psychologie des entrepreneurs en tant qu’ils ont à prendre des décisions d’investissement à partir de variables escomptées et anticipées sous des contraintes de risques probabilisables et incertains. Puis Keynes élargit le champ et ajoute qu’elle est déterminée non plus uniquement par « l’opinion la plus éclairée mais par l’évaluation du marché, telle que la fait la psychologie de masse » (T.G., chap.13).
C’est aussi une variable environnementale car la perception et l’opinion des entrepreneurs subissent l’influence des faits ou tendances par chocs indirects ou exogènes (climat, politique, guerres…). Dans ces conditions il n’y a rien d’étonnant à parler d’intuition, notion évidemment moins mathématique que celle de prévision. Lorsque l’analyse se situe au niveau global, elle dessine un périmètre d’application, avec un raisonnement à la marge, la totalité du capital présent, c’est-à-dire installé, avec prise en compte de ses taux d’utilisation, taux d’amortissement et des productivités actuelles et anticipées.
La décroissance des rendements du capital et le principe de maximisation du profit sont des hypothèses retenues a priori et justifiées par deux arguments: «Lorsque l’investissement dans un type quelconque de capital s’accroît durant une certaine période, l’efficacité marginale de ce capital diminue pour deux raisons à mesure que l’investissement augmente. D’abord le rendement escompté de ce capital diminue lorsque sa quantité augmente. Ensuite la compétition autour des ressources servant à le produire tend normalement à faire monter son prix d’offre…» (T.G., chap 11, l’EMC). Le calcul à la marge détermine la rentabilité de la dernière unité de capital qui a fait l’objet d’une mise en service à un certain taux de fonctionnement. Ceci ne veut pas dire que c’est la dernière unité mise en service, qui constitue la référence car le comportement de maximisation du profit impose que les unités de production utilisent d’abord les machines les plus rentables quitte ensuite à remettre en fonctionnement d’anciennes unités dont on avait suspendu l’activité.
En déduction de ces hypothèses, Keynes construit la courbe de l’investissement en fonction de l’emc. Il y a alors extrapolation de la rentabilité de l’unité marginale vers celle de l’investissement projeté, ce qui détermine une courbe selon laquelle il y aura investissement jusqu’au point où l’emc égalise le taux d’intérêt du marché. L’emc est par essence liée au temps. Par sa logique d’actualisation elle relie le futur au présent, en raison des variables d’anticipation soumises à des processus particulièrement complexes. L’horizon temporel est bien entendu le long terme mais il ne faut pas perdre de vue que les années proches (n + 1, n + 2) ont plus de poids dans les calculs d’actualisation que les années éloignées. L’emc est une variable fondamentalement virtuelle en ce sens qu’elle n’est pas vouée à se concrétiser. À la limite, une fonction de demande qui elle aussi est intangible se traduit à un moment ou un autre par des transactions. L’emc est par contre directement mise en comparaison avec le taux d’intérêt du marché, qui lui est bien réel.
Remise en cause
Le principe, la définition et la valeur explicative de l’emc ont rarement fait l’objet de remises en cause fondamentales, sans doute en raison de la puissance du concept de la demande effective dont fait partie l’emc. Nous voudrions cependant soumettre au lecteur quelques critiques de cohérence interne. Périmètre d’application. Concernant le périmètre d’application nous admettons que, du point de vue de la théorie, en tant qu’elle vise une explication globale, complète et exhaustive, l’approche de Keynes intégrant le parc de capital se justifie. De plus, dans toutes les théories économiques pré-keynésiennes, le capital est intégré dans sa totalité, ce qui permet d’établir et de préciser la relation entre le stock de capital et le niveau de revenu réalisé, et ce en valeur absolue. Nous posons ici la question de savoir si, pour expliquer les variations du revenu global, ce qui après tout est la préoccupation première de Keynes, l’intégration de l’investissement incrémental dans la totalité du capital n’est pas en fait un handicap qui n’apporte pas grand chose. L’entrepreneur qui fait un projet d’un nouvel investissement tient compte implicitement de l’existant dans ses prévisions de ventes. Une partie du capital actuel est conservée encore quelque temps et il y a encore des amortissements en cours, le nouveau produit n’est pas remplacé immédiatement, le personnel est réaffecté en partie, etc., ce qui fait que l’influence des ressources actuelles sur les prévisions du futur investissement est bien prise en compte, et il n’est donc pas nécessaire de tenir compte de la totalité du capital pour expliquer le rendement des investissements futurs. Proportion relative de l’investissement par rapport au stock de capital. Il faut bien reconnaître qu’au niveau macroéconomique le rapport :Investissement net anticipé /stock total de capital existant, est relativement faible. Ceci implique que la variation de rendements sur le nouveau stock de capital suite à la réalisation de l’investissement est elle aussi faible, sauf sur le long terme. Mais comme la courbe de l’emc vise à expliquer le niveau de l’investissement sur le court terme, à une période T l’hypothèse des rendements décroissants sur la courbe de l’emc s’avère alors de peu d’utilité opérationnelle.
Raisonnement marginaliste.
L’approche par l’efficacité marginale se fonde sur le principe de la comparaison d’une unité en service avec l’unité projetée. Comme on l’a vu plus haut la dernière unité mise en service (machine, ordinateur, processus de production, services de maintenance…) n’est pas celle qui a la productivité la plus forte, bien au contraire. En toute logique l’entreprise met d’abord en service les unités dont la productivité est la plus élevée. Il doit donc y avoir comparaison de la rentabilité de l’investissement prévu avec celle de l’équipement dont la rentabilité est en principe la plus élevée. Ceci est particulièrement vrai dans les économies modernes où la croissance de la productivité des équipements est une contrainte permanente et continue. Mais, en termes d’ancienneté, les ensembles d’unités de production sont de nos jours relativement peu homogènes. Ce qui implique que la comparaison entre des unités dont les productivités respectives diffèrent peu est illusoire. La notion de productivité marginale ne peut alors être retenue. En réalité, la comparaison s’effectue à partir d’écarts de productivité d’au moins 20 %, ce qui correspond à des écarts importants entre unités d’anciennetés différentes, calculés à l’occasion d’une refonte complète du système de production. La coexistence d’unités d’anciennetés différentes dans un même ensemble de production est de plus en plus rare en raison d’incompatibilités technologiques ou normatives. De surcroît, quand à un processus de production n’est associée qu’une seule gamme de produit, le changement de gamme nécessite aussi celui de l’équipement productif. Et même dans l’hypothèse d’homogénéité des équipements, ce qui permettrait une optimisation continue, on a du mal à imaginer des mises en service et des mises hors service se succédant sans cesse dans le but adapter à la production la combinaison d’unités optimale, si l’on considère toutes les charges dues aux révisions des plans de production. Sur le court terme, c’est-à-dire dans des périodes où l’accroissement de productivité est très faible, la comparaison est pratiquement impossible ; sur le long terme, les conditions technologiques et les produits changent tellement que la comparaison est sans intérêt. Par ailleurs, les investissements projetés sont souvent liés à des nouvelles gammes de produits, adressant de nouveaux marchés, éventuellement distribuées par d’autres canaux de vente, ce qui conduit souvent les entreprises à dissocier les anciennes activités des nouvelles. Pour ces quelques raisons le raisonnement marginaliste nous semble aujourd’hui largement dépassé.