Le Livre d’Esther
« Alors Aman dit au roi Assuérus : ‘Il y a dans toutes les provinces de ton royaume un peuple dispersé et à part parmi les peuples, ayant des lois différentes de celles de tous les peuples et n’observant point les lois du roi. Il n’est pas dans l’intérêt du roi de le laisser en repos. Si le roi le trouve bon, qu’on écrive l’ordre de les faire périr ; et je pèserai 10 000 talents d’argent entre les mains des fonctionnaires, pour qu’on les porte dans le trésor du roi.’ » – Livre d’Esther, chapitre 3.
Le Livre d’Esther est un récit biblique qui sert de fondement à la fête de Pourim, laquelle est probablement la plus joyeuse des festivités juives. Ce livre relate une tentative de judéocide, mais il raconte aussi une histoire dans laquelle des juifs réussissent à modifier le sort qui leur est destiné. Dans ce livre, les juifs réussissent non seulement à se sauver, mais même à se venger. Le récit se situe dans la troisième année du règne du roi Assuérus, l’Empereur de Perse, qui est généralement identifié à xerxès (Cyrus) Ier. C’est une intrigue de palais, avec un complot (la tentative de massacrer les juifs que nous avons mentionnée) et une courageuse et très belle reine juive (Esther), qui réussit à sauver le peuple juif in extremis. Assuérus est l’époux de Vashti, qu’il répudie après qu’elle eut refusé de se dévoiler devant ses hôtes assemblés durant une fête, comme il l’avait exigé. Esther est sélectionnée parmi de nombreuses candidates pour être la nouvelle épouse d’Assuérus. Sur ces entrefaites, Aman, le Premier ministre d’Assuérus, complote afin d’obtenir du roi qu’il massacre tous les juifs vivant dans l’Empire perse, pour se venger du refus que lui a opposé Mardochée, un cousin d’Esther, de s’incliner devant lui en marque de respect. Esther, devenue reine, s’entend avec Mardochée pour sauver les juifs de Perse. Au péril de sa vie, elle avertit Assuérus du complot anti-juif meurtrier ourdi par Aman (Esther n’ayant pas révélé à Assuérus ses origines juives, celui-ci n’avait pas cherché à en savoir davantage). Aman et ses fils sont pendus à la potence de 50 coudées * de hauteur qu’il avait originellement fait ériger à l’intention de Mardochée. Et, comme de juste, Mardochée devient Premier ministre à la place d’Aman. L’édit proclamé par Assuérus décrétant l’élimination des juifs ne pouvant être abrogé, Mardochée en publie un autre, qui autorise les juifs à s’armer et à occire leurs ennemis, ce qu’ils font sans se faire prier. La morale de cette histoire est très claire : si les juifs veulent survivre, ils ont intérêt à infiltrer les arcanes du pouvoir. À la lumière du Livre d’Esther, de Mardochée et de Pourim, l’AIPAC et la notion de « pouvoir juif » semblent l’incarnation d’une idéologie profondément biblique et culturelle. Toutefois, c’est ici que se produit un renversement intéressant. Bien que ce récit soit présenté comme une collection de faits réels, l’authenticité historique du Livre d’Esther est très largement remise en cause par la plupart des biblistes contemporains. L’absence de corroboration claire de l’un quelconque des détails de la narration relatée dans le Livre d’Esther avec ce que l’on connaît de l’Histoire de la Perse à partir des sources classiques a conduit beaucoup de spécialistes à la conclusion que ce récit est en très grande partie (sinon totalement) fictionnel. Autrement dit, toute considération morale mise de côté, la tentative de génocide décrite est fictive.
de Pourim à WAshington
Dans un article intitulé : « Une leçon (à tirer) de Pourim : du lobbying contre le génocide. Alors et maintenant » [A Purim Lesson : Lobbying Against Genocide, Then and Now], le Dr Rafael Medoff partage avec ses lecteurs ce qu’il considère être la leçon transmise en héritage aux juifs par Esther et Mardochée : l’art du lobbying. « La fête de Pourim », écrit Medoff, « célèbre l’effort couronné de succès de juifs éminents, dans la capitale de la Perse antique, afin d’empêcher un génocide contre le peuple juif. »96 Cet exercice de ce que d’aucuns appellent « le pouvoir juif » (Medoff, toutefois, n’utilise pas cette expression) a été repris et mené à bien par des juifs émancipés contemporains : « Ce qui est peu connu, c’est le fait qu’un effort de lobbying comparable a eu lieu à l’époque moderne – à Washington, District of Columbia et, ce, au plus fort de l’Holocauste ».97 Medoff explore les similarités entre le lobbying déployé par Esther en Perse et celui de ses frères contemporains à l’intérieur de l’administration de FDR [Franklin Delano Roosevelt],au plus fort de la seconde guerre mondiale. « L’Esther du Washington des années 1940 était Henry Morgenthau Junior, un riche juif assimilé d’ascendance allemande, qui (comme le racontera plus tard son propre fils) était particulièrement anxieux d’être bien considéré comme ‘Américain à 100 %’. Cachant sa judéité, Morghenthau s’éleva progressivement, passant d’ami et conseiller de F.D. Roosevelt à Secrétaire d’État au Trésor. » 98 Manifestement, Medoff repéra également un moderne Mardochée, « un jeune émissaire sioniste venu de Jérusalem, Peter Bergson (répondant au nom réel de Hillel Kook), qui prit la tête d’une série de campagnes de protestation visant à pousser les États-Unis à sauver des juifs fuyant l’Allemagne hitlérienne. Les placards de l’association de Bergson publiés dans les journaux, ainsi que ses manifestations publiques, suscitèrent la prise de conscience de l’Holocauste dans l’opinion publique – en particulier après qu’eut été organisée une marche de protestation de plus de 400 rabbins jusqu’au portail de la Maison Blanche, juste avant le Yom Kippour de 1943. »99 La lecture que Medoff fait du Livre d’Esther nous permet de nous faire une idée très claire des codes internes de la dynamique de survie du peuple juif, dans laquelle l’assimilée (Esther) et le juif observant (Mardochée) assemblent leurs forces en ayant à l’esprit des intérêts manifestement judéocentrés. Selon Medoff, les similarités avec les temps modernes sont particulièrement frappantes : « La pression de Mardochée finit par convaincre Esther d’aller auprès du roi ; la pression qu’exercèrent ses assistants sur Morgenthau finit par convaincre celui-ci d’aller trouver le Président américain armé d’un rapport explosif de 18 pages, qu’ils avaient sobrement intitulé : « Rapport au Secrétariat (de la présidence) concernant l’assentiment de l’actuel gouvernement (américain) au massacre des juifs ». Le lobbying d’Esther a été couronné de succès : Assuérus a en effet annulé le décret de génocide (des juifs) et il a exécuté Aman et ses sbires. Le lobbying de Morgenthau a lui aussi réussi.
Une résolution du Congrès (à l’initiative de Bergson) appelant à une action de secours a promptement passé l’épreuve de la Commission sénatoriale des Affaires étrangères – permettant à Morgenthau de dire à F.D. Roosevelt : « Vous avez intérêt à prendre rapidement une décision, sinon le Congrès des ÉtatsUnis le fera à votre place ! » Dix mois avant le jour des élections, la dernière chose dont Roosevelt avait besoin était un scandale public sur la question des réfugiés. Il fit donc ce que demandait la résolution du Congrès, et publia un ordre exécutif créant le Bureau des Réfugiés de Guerre, une agence gouvernementale des États-Unis dont la finalité était de sauver des réfugiés ayant fui Hitler. »
brenner et Prinz
J’ai soulevé plus haut la question de la signification de la judéité. Bien que j’admette la complexité de la notion de judéité, j’ai tendance à accepter également la contribution de Yeshayahou Leibowitz à cette question : l’Holocauste est probablement la nouvelle religion juive. Toutefois, cela ne m’empêche pas de prendre la liberté d’étendre la notion d’Holocauste elle-même. Plutôt que de me référer uniquement à la Shoah, * c’est-à-dire au judéocide nazi, j’affirme ici que l’Holocauste est, de fait, engravé dans la culture juive, dans le discours juif et dans la mentalité juive. L’Holocauste, c’est l’essence du syndrome de stress prétraumatique collectif juif, lequel est antérieur à la Shoah. Être juif, c’est voir une menace dans tout Goy, c’est être constamment sur ses gardes. C’est faire sien le message du Livre d’Esther, c’est viser les centres les plus influents de l’hégémonie, c’est collaborer avec le pouvoir et se lier aux gouvernants. L’historien marxiste américain Lenni Brenner est fasciné par la question de la collaboration entre les sionistes et le nazisme. Dans son livre Zionism in the Age of Dictators [Le Sionisme à l’ère des dictatures], il cite un extrait d’un ouvrage publié par le rabbin Joachim Prinz en 1937, après son départ d’Allemagne et son installation aux États-Unis : « En Allemagne, tout le monde savait que seuls les sionistes pouvaient représenter en toute responsabilité les juifs dans des négociations avec le gouvernement nazi. Nous étions tous persuadés qu’un jour le gouvernement nazi organiserait une table ronde avec les juifs, au cours de laquelle – une fois les émeutes et les atrocités de la révolution calmées – le nouveau statut de la communauté juive allemande pourrait être pris en considération. Le gouvernement nazi fit savoir très solennellement qu’il n’y avait au monde aucun autre pays où l’on tentât d’apporter une solution à la question juive aussi sérieusement qu’en Allemagne. La solution de la question juive ? Mais c’était précisément notre rêve sioniste ! Nous (les sionistes), nous n’avions jamais nié l’existence de la question juive ! La désassimilation ? C’est ce que nous appelions nous mêmes de nos vœux ! (…) Par une déclaration d’une fierté et d’une dignité remarquables, nous appelâmes donc à l’organisation d’une [telle] conférence. »