LES GRANDES EVOLUTIONS DU LIVRE ET DE LA LECTURE
De l’apparition de la lecture au codex
Les débuts de notre écriture, l’écrit comme support de l’oral, de la mémoire
L’écriture alphabétique, qui se distingue des écritures utilisées auparavant du fait que ses signes ne représentent plus des concepts, des images, mais des signes phonétiques, qui ne sont par conséquent pas immédiatement intelligibles pour qui n’en n’a pas été instruit auparavant, est à la base de notre alphabet actuel. Elle est apparue dans la culture grecque aux alentours du VIIIème siècle avant notre ère. Cette culture, qui possédait jusqu’à lors une grande tradition de l’oralité, a modifié l’alphabet consonantique des sémites pour y ajouter des voyelles. Il n’y avait, par ailleurs, pas d’intervalles entre les mots, ce qui augmentait considérablement la difficulté d’une lecture silencieuse. Nous pouvons donc supposer, avec Guglielmo Cavallo et Roger Chartier1 , que le mode principal de lecture chez les Grecs était une lecture à voix haute. Le livre est donc dans ce cas un moyen pour le lecteur, qui devient alors orateur, de lire un texte pour des auditeurs, une sorte d’aide-mémoire. Le support principal de l’écriture est à cette époque le volumen, rouleau de papyrus écrit par un scribe qui se fait dicter son texte. Mais plusieurs supports naturels peuvent être utilisés, tels que la pierre, le bronze, la poterie, etc. Cela témoigne d’une volonté de conservation des textes. Il est intéressant de voir que les premières pratiques de lecture étaient source de rassemblement, de socialisation entre les membres de la population. C’est au IVème siècle qu’apparaissent les premières bibliothèques, elles sont liées aux écoles philosophiques comme celle du Lycée d’Aristote. Puis, vers 295 avant J-C, Ptolémée Ier, roi d’Egypte, fait construire la bibliothèque d’Alexandrie au sein de laquelle se retrouvent de nombreux érudits. On peut alors s’interroger sur le lien entre l’apparition de la lecture et la naissance du concept de politique, datant tous deux du VIIIème siècle avant notre ère…
Naissance d’une littérature et diversité des pratiques de lecture
Dans la Rome antique les principaux lecteurs faisaient partie des classes dirigeantes et leurs lectures étaient plutôt avant tout pratiques, c’est-à-dire qu’elles entraient dans l’exercice de leurs fonctions. C’est entre le IIIème et le Ier siècle avant notre ère que naît la littérature latine, influencée par la littérature grecque, la lecture devient alors un divertissement. Elle devient par là-même une pratique individuelle. Mais les pratiques de lectures sont tout de même très diversifiées. En effet, dans les classes cultivées, la lecture doit être avant tout utilitaire alors qu’au sein du peuple elle est effectuée pour le plaisir. Le parchemin apparaît dès le IIIème siècle avant J-C mais reste encore peu utilisé car il est très rare et très cher et demande un long temps de préparation. Il est fabriqué à partir de peaux d’animaux, permet une meilleure conservation des textes et peut également être réécrit2 . Les romains utilisaient aussi des tablettes de bois enduites de cire où l’on pouvait écrire avec un stylet, cela permettait aux gens d’apprendre à écrire. Il faut noter que le volumen, du fait de sa forme, ne permet pas au lecteur d’avoir les mains libres (il doit tenir les deux extrémités du rouleau) et rend donc difficile la prise de note simultanément à la lecture, ni de lire dans l’ordre qu’il veut rapidement. En 39 avant notre ère naît la première bibliothèque publique à Rome. La lecture, devenant plus personnelle et plus diversifiée, se rapproche des pratiques que nous en faisons aujourd’hui.
Progrès de l’alphabétisation, le peuple accède à la lecture
A l’époque impériale, le public lecteur s’élargit considérablement, ayant pour pratique de lecture principale celle du plaisir de lire. Cela est dû aux progrès de l’alphabétisation dans l’empire romain. Il est intéressant de noter que l’apprentissage de l’écriture se faisait avant celui de la lecture, alors qu’aujourd’hui les deux apprentissages se font simultanément. Ainsi, beaucoup plus de gens savent écrire que lire. Le livre et la lecture deviennent des moyens de distinction sociale. L’apprentissage de la lecture, en particulier dans les classes aisées de la société, se fait en vue d’une déclamation à haute voix. Puis, petit à petit une ponctuation se met en place. La lecture publique, c’est-à-dire à voix haute en public, tient une place importante au sein des classes aisées, ce qui crée une grande sociabilité. Contrairement à aujourd’hui, la lecture silencieuse n’était pas un signe de capacité supérieure. La lecture n’est plus seulement effectuée par ceux qui y sont obligés (pour leur travail, leurs fonctions). Certaines femmes accèdent également à l’écrit. Cependant, ceux qui lisent sans être assez instruits mais juste par plaisir sont dévalorisés par les autres, on retrouve déjà ici la marque d’une élite culturelle face à une forme de ce que l’on pourrait nommer culture de masse, tout comme aujourd’hui. On assiste à une croissance importante de la demande de lecture. Apparaît alors une nouvelle littérature, visant à toucher un large public : poésie, abrégés d’histoire, livres de cuisine, jeux, ouvrages de fiction, etc. Il existait également une littérature clandestine. Ce n’était alors pas le livre en lui-même qui distinguait les différents lecteurs, un lecteur d’une classe supérieure pouvait tout à fait lire la même chose qu’un lecteur de classe moyenne, mais la manière de lire. Guglielmo Cavallo et Roger Chartier parlent d’ailleurs de « circulation transversale » du livre3 . Le nombre des bibliothèques publiques augmente grâce aux donateurs, il en existe vingt-huit à Rome au IVème siècle, ainsi que les bibliothèques privées et les librairies, ce qui permet un plus grand accès à la lecture. Il existe donc déjà un véritable marché du livre à cette époque.
Dans cette période qui va de la Grèce antique à la Rome impériale, la lecture, ses contenus et ses lecteurs ont énormément varié. On passe en effet d’une lecture à voix haute, où le support texte vient appuyer la mémoire de l’orateur, à une lecture plus intériorisée, avec avant tout un côté pratique ou professionnel. Petit à petit le nombre des lecteurs croît, ainsi que leurs pratiques de lecture : lectures utilitaires, mais aussi lectures de divertissement, que les lecteurs font non plus parce qu’ils sont obligés, mais bien pour le plaisir. De support pour une mémoire collective, le livre devient un objet de réflexion, tant au niveau professionnel que personnel, entérinant ainsi l’interaction entre l’écrit de l’auteur et la pensée du lecteur. Les principaux témoignages sur les pratiques de lecture nous viennent du contenu des œuvres littéraires elles-mêmes ou bien des représentations de lecteurs en peinture, sur des poteries, etc. Il est à noter que la censure et la propagande sévissaient déjà à ces époques car les autorités avaient déjà conscience des dangers que peut représenter la diffusion des idées au sein du peuple pour la stabilité du pouvoir établi.
Le codex
Evolution technique mais lecture restreinte
La première grande évolution technique du livre est celle du passage du volumen au codex. Celleci s’effectue à partir du IVème siècle de notre ère. Le codex est un rouleau de feuillets relié au dos, le lecteur peut ainsi poser le livre et avoir les mains libres, mais aussi accéder directement à un endroit précis du texte. L’organisation en pages, qui peuvent être écrites des deux côtés, lui permet de contenir plus de texte que le volumen. La forme en elle-même n’est en revanche pas totalement nouvelle puisque les tablettes de cires pouvaient être reliées en cahiers. A cette époque, de nombreux textes chrétiens sont diffusés, qui sont parfois lus comme des romans avant de devenir des écrits canoniques. On constate cependant, entre le IIIème et le Vème siècle, une baisse de l’alphabétisation au sein du peuple. A partir du Vème siècle et jusqu’au VIème siècle, la lecture ne se pratique quasiment plus qu’au sein de l’Eglise. Le livre redevient donc un objet réservé à une sorte d’élite : ceux qui font partie du monde ecclésiastique ou d’une communauté religieuse réunie autour d’un maître, souvent évêque, qui possède une bibliothèque. Cela contraste très fortement avec l’accroissement de la demande en matière de lecture des siècles précédents. Le codex contenait, contrairement au volumen, parfois plusieurs œuvres, ce qui entraîne un changement considérable dans la manière de considérer le livre, qui n’est plus uniquement associé à une œuvre. C’est ainsi que se développe progressivement l’ornementation des livres, procédé qui n’est pas seulement esthétique, mais qui à un côté pratique puisqu’il sert à délimiter les différentes œuvres au sein d’un même livre ainsi que les différents chapitres au sein d’une même œuvre.
Améliorations techniques : nouvelles pratiques, lectures plus critiques
Apparaît également une ponctuation plus normalisée qui facilite énormément la lecture silencieuse. Grâce à cette organisation au sein du codex ainsi qu’à la foliotation, c’est-à-dire la numérotation des feuillets, la lecture peut devenir sélective et plus rapide. Elle devient aussi plus critique, les lecteurs, ayant les mains libres, pouvant annoter leurs idées au sein même du livre. Cette lecture critique, réservée aux élites les plus cultivées, est fortement basée sur l’interprétation et l’intertextualité (les lecteurs consultaient parfois plusieurs textes en même temps pour pouvoir les commenter), cela marque une nouvelle évolution au sein des pratiques. Ces commentaires, qui faisaient alors partie intégrante du codex, permettaient une meilleure compréhension pour les lecteurs suivants, mais ils pouvaient également orienter l’interprétation de l’œuvre. On passe donc ici à une nouvelle forme d’interaction entre l’objet-livre, fruit de la pensée d’un auteur, le lecteur, qui devient lui-même auteur en notant ses commentaires et les autres lecteurs, qui ont ainsi accès à une vision plurielle du texte. La lecture de loisir, qui avait auparavant connu une grande extension, baisse en faveur d’une lecture concentrée, visant à comprendre le texte. Cette pratique de lecture a été appliquée durant le Moyen-âge. En effet, selon Malcom Parkes4 , la pratique de la lecture s’exerçait selon les quatre fonctions des études grammaticales : la lectio, qui consistait tout d’abord à déchiffrer le texte, l’emendatio, consistant à corriger le texte, l’enaratio, interprétation du texte, et le judicium, jugement sur les qualités du texte ainsi que sur sa valeur. Cependant la lecture était principalement consacrée aux textes religieux et avait pour but d’être utile dans la vie en se rapprochant de Dieu. Les écoles du Moyen-âge sont essentiellement religieuses, situées dans des monastères et vouées à l’éducation des clercs, et possèdent leurs propres bibliothèques. De plus, les textes étant écrits en latin, les gens du peuple ne pouvaient donc y avoir accès que par l’intermédiaire des ecclésiastiques.