La Rhéologie aujourd’hui
De nombreuses équipes de recherche développent aujourd’hui des approches expérimentales combinant des moyens d’observation ou de caractérisation de la matière à des dispositifs de sollicitations mécaniques ou autres. Les techniques d’observation sont extrêmement diverses : microscopie (classique, confocale, AFM), RMN, rayonnement X ou Gamma, diffusion ou diffraction de la lumière, vélocimétrie par imagerie de particules, émission sonore, etc. En parallèle, les dispositifs de sollicitation mécanique permettent d’appliquer des chargements complexes réellement tridimensionnels avec des gammes de sollicitations très larges3. Ces outils, en permettant d’une part d’observer les liens existants entre composition, microstructure et comportement des matériaux et d’autre part de caractériser les matériaux à différentes échelles d’espace et de temps, ouvrent des perspectives importantes pour une approche réellement multi-échelle et multiphysique du comportement des fluides complexes. De façon concomitante, les progrès réalisés en chimie permettent aujourd’hui la synthèse d’objets de tailles très variées (typiquement du nanomètre au millimètre) dont les propriétés de surface (hydrophibicité, charge électrique, interaction répulsive ou attractive, etc) et de volume (porosité, densité, sphéricité, etc) sont finement contrôlées. Il est donc possible d’étudier expérimentalement le comportement rhéologique de matériaux modèles aux propriétés microstructurales bien définies en observant simultanément leur structuration à l’échelle des constituants. Ces approches permettent de mieux connaître et comprendre les liens entre composition et propriétés globales des matériaux. Une autre tendance observée est la diminution régulière de la taille des dispositifs utilisés par les rhéologues (microrhéologie et/ou microfluidique) permise par l’utilisation des techniques de l’industrie électronique. Le développement de la Rhéologie à cette échelle ouvre de très nombreuses perspectives (observation de comportements particuliers en situation confinée, élaboration de matériaux aux propriétés finement contrôlées notamment dans le domaine médical, rhéométrie embarquée4, etc.).
La possibilité de mesurer à différentes échelles la réponse de matériaux soumis à des chargements multiphysiques complexes permet de proposer et valider des lois de comportement de plus en plus élaborées prenant en compte couplages multi-physiques et non linéarités matérielles ou géométriques. Ces lois sont utilisées pour construire des outils de simulation numérique du type éléments finis ou volumes finis qui, tirant profit des développements récents dans ce domaine en plus de l’accroissement continus de la puissance de calculs des ordinateurs, permettent de traiter des problèmes de plus en plus réalistes. Ces outils trouvent de nombreuses applications dans l’industrie comme la plasturgie (simulation du moulage de pièces), le génie des procédés, le génie civil, l’industrie pétrolière, etc.
Les outils de simulation numérique sont également utilisés pour modéliser la réponse des matériaux à diverses sollicitations à partir d’une description de leurs constituants et de leurs interactions en utilisant des approches discrètes du type dynamique moléculaire ou éléments distincts. Ces outils permettent de progresser dans la compréhension fondamentale du lien entre constituants d’un matériau et comportement global. Comme pour les simulations numériques continues, la puissance des ordinateurs utilisés conditionne la qualité des prédictions de ces outils. Ces outils sont notamment appliqués pour étudier le comportement des matériaux granulaires, des suspensions colloïdales ou non, des verres métalliques, etc.
Les laboratoires de recherche travaillant dans le domaine de la Rhéologie ont traditionnellement de nombreuses relations avec les entreprises. Cette situation s’explique d’une part par les nombreuses applications de la Rhéologie (contrôle des propriétés des matériaux, identification et optimisation de leurs propriétés d’usage, simulation des procédés d’élaboration, des procédés de mise en œuvre, de l’utilisation et de la fin de vie des matériaux, etc.) mais également par les défis sociétaux actuels qui obligent à optimiser les techniques et à rechercher des solutions alternatives compatibles avec les impératifs du développement durable.
La Rhéologie demain
Alors que les moyens d’observer, de comprendre et de simuler le comportement des fluides complexes ouvrent des perspectives très larges, de nombreux défis restent à relever.
Tout d’abord, comme dans beaucoup d’autres domaines, il convient « d’apprendre » à gérer les quantités importantes d’informations générées par les dispositifs expérimentaux couplés aux moyens d’observation et les outils de simulations numériques. Les résultats obtenus doivent être traités, analysés puis synthétisés afin d’en dégager une compréhension globale des systèmes étudiés.
Si l’on se place du point de vue fondamental, la mise en évidence d’un lien entre des propriétés microscopiques et une propriété globale ou la mise en évidence d’un comportement particulier constitue déjà un résultat remarquable qui peut éventuellement être valorisé pour des applications (élaboration de nouveaux matériaux ou dispositifs, identification des origines microstructurales d’un comportement, compréhension d’un phénomène, etc). L’acquisition de nouvelles connaissances passent par le développement d’outils expérimentaux permettant d’appliquer des gammes de sollicitations toujours plus larges (fortes vitesses de cisaillement ou d’élongation, hautes pressions, températures élevées, ..) sur des matériaux modèles aux propriétés toujours mieux contrôlées en couplant observations et rhéométrie.
En revanche, si l’on souhaite utiliser les résultats obtenus pour développer un outil prédictif du comportement d’un matériau en situation (passage classique de l’échelle du matériau à l’échelle de la structure ou du procédé), il convient de développer des modèles « manipulables »11. Si l’on cherche à développer un modèle « classique » reposant par exemple sur les outils de la Mécanique des Milieux Continus, il est nécessaire d’identifier un nombre limité de variables d’état pertinentes pour décrire le système puis de proposer des lois d’évolution pour ces variables en fonction des sollicitations appliquées au système matériel étudié et enfin de valider le modèle par comparaison aux résultats expérimentaux et/ou numériques. Si cette problématique n’est pas nouvelle12 l’abondance des informations disponibles à l’échelle microscopique ou nanoscopique combinée à la volonté de disposer d’outils de modélisation qui restent simples à mettre en œuvre tout en étant capables de rendre compte de la richesse des comportements observés compliquent sérieusement cette étape. Des solutions alternatives cherchant à mieux prendre en compte les différents phénomènes pertinents pour décrire le comportement d’un matériau en couplant plusieurs modèles agissant à différentes échelles d’espace ou de temps dans un même outil de simulation sont actuellement en cours de développement. Ces approches permettent évidemment de mieux rendre compte des différents phénomènes agissant au sein du matériau mais nécessitent des moyens de calculs assez voire très lourds et restent complexes à mettre en œuvre. L’accroissement de la puissance des moyens de calcul numérique (calcul parallèle en particulier) est évidemment une condition au développement de ces approches. Cette remarque est évidemment valable pour les approches continues plus classiques puisque la mise en œuvre de modèles multi-physiques tridimensionnels capables de reproduire de façon réaliste des systèmes réels nécessite des puissances de calcul qui ne sont pas encore couramment disponibles.