La chaîne du livre modifiée
Les éditeurs
L’avenir du livre électronique semble aujourd’hui dépendre des éditeurs et de leur capacité à évoluer pour proposer aux lecteurs un vaste choix de contenus. Toutes les maisons d’édition n’ont pas la même position face au numérique. Si les éditions scolaires, principalement Hachette, voient d’un assez bon œil la possible numérisation de manuels scolaires, beaucoup s’inquiètent au contraire de subir le même sort que les industries du disque avec l’apparition du mp3. Les petites maisons d’édition ont également davantage de liberté et peuvent alors faire le choix du numérique sans risquer de voir leur catalogue leur échapper au profit des deux grandes peurs de l’édition : le piratage des textes et la monopolisation par de grandes sociétés américaines. Les éditeurs choisissent aujourd’hui de lutter contre le piratage possible des textes numériques en dotant leur contenu de verrous électroniques pour protéger leurs droits numériques. Ces DRM (Digital Rights Management) permettent aux éditeurs de fournir un cadre réglementé pour leurs textes mais beaucoup de ces verrous sont devenus la cible de pirates informatiques qui ne tarderont pas à passer outre ces protections. De plus, ces verrous sont globalement mal perçus par la communauté des premiers lecteurs du numérique qui y voient une limitation peu convaincante de leur liberté. Les DRM sont aussi contraignants pour les pratiques de lecture car ils empêchent le prêt des fichiers numériques. Les éditeurs cherchent aussi à se défendre en se réunissant pour former un collectif d’édition capable de lutter contre un ennemi encore plus important : Amazon. En effet, la librairie en ligne américaine met aujourd’hui en danger le rôle même des éditeurs en discutant directement avec les auteurs pour diffuser leurs textes en augmentant leurs droits d’auteurs jusqu’à 70% du prix de vente du livre. La mission de l’éditeur est alors remise en cause, Amazon se propose de trouver un lectorat à l’auteur sans passer par les compétences propres à une maison d’édition qui connaît les publics potentiels mais ne peut offrir à l’auteur un tel taux de rémunération. Aux Etats-Unis, les éditeurs ont pour la plupart refusé de collaborer avec Amazon et en France, les maisons d’édition restent hostiles à une possible association avec le libraire en ligne. Patrick Gambache, directeur du développement numérique chez Flammarion déclare ainsi dans le Monde : « Les conditions tarifaires qu’impose Amazon aux éditeurs sont inacceptables, nous ne voulons pas la même chose en France »8. Mais peu à peu, le numérique est entré dans les fonctions de l’éditeur. Il est tenu désormais de fournir pour tout texte publié des métadonnées qu’il déverse dans des bases de données professionnelles voire dans des plateformes numériques ouvertes au public. Hachette a ainsi racheté la plateforme Numilog et les maisons d’édition La Martinière, Gallimard et Flammarion ont créé Eden livres pour gérer leurs publications numériques. Ces plateformes posent le problème de la vente au public : sont-elles destinées aux libraires ou le lecteur pourra t-il un jour directement se servir dans ces bases ? De plus, l’échec de la création d’une plateforme commune à tous les éditeurs affaiblit la position de certains contenus et ne facilite pas l’accès direct des usagers. La question du format de ces fichiers est également importante. Amazon a ainsi créé un format qui n’est lisible que sur son Kindle, les éditeurs entendent utiliser un format unique comme l’Epub, ouvert à tous les supports, pour lutter contre ce monopole en proposant des fichiers qui pourront être lisibles quel que soit le support utilisé.
Les libraires
Les librairies sont également inquiètes face à cet avenir incertain, d’autant plus qu’elles sont déjà fortement menacées par les sites de vente de livres en ligne comme celui de la Fnac ou bien sur, Amazon. Leur futur est donc en danger, on annonce régulièrement la crise des librairies, dont les plus fragiles ferment régulièrement. Pourront-elles alors s’adapter à la vente de livres numériques ? Là encore, les positions divergent, certaines librairies refusent d’envisager cette solution et manifestent leur foi en l’avenir de l’imprimé. D’autres ont choisi de s’inscrire dans le monde numérique en créant une association de librairies de livres numériques. Guillaume Decitre, directeur des librairies du même nom, a décidé de croire aux pratiques hybrides. Outre ses 8 librairies, Decitre a une activité de vente en ligne et se prononce en faveur de la mise en place d’une plateforme pour les librairies qui souhaitent vendre des livres numériques. Il ne s’agit pas pour autant de renoncer aux librairies qui vendent des ouvrages imprimés mais de multiplier les points de contact avec le public en respectant les usages de chacun. Cependant, cette initiative concerne principalement les grandes librairies qui sont à même d’assumer des coûts importants pour la mise en place de cette plateforme. Qu’en est-il pour les plus petites structures ? Sont-elles destinées à disparaître ? Que peuvent-elles proposer dans ce nouveau contexte pour garder une clientèle de lecteurs fidèles ? Qu’ont-elles à apporter de plus aux lecteurs ? Il suffit de travailler en librairie pour se rendre compte que ce n’est pas un commerce comme un autre. Les personnes qui se rendent en librairie ne se comportent pas de la même manière que dans les autres boutiques et pourtant, ils sont bien avant tout à la recherche d’un objet à acquérir. Certains font le choix de l’autonomie, errent dans les rayons et profitent de la mise en valeur de certains ouvrages par les libraires qui mettent sur les tables des choix particuliers. Ces lecteurs potentiels peuvent reproduire ce genre de pratiques sur des librairies en ligne qui proposent souvent des liens vers des livres en relation avec le choix de l’internaute. Mais beaucoup d’usagers des librairies cherchent d’abord une rencontre avec un livre et ils ont besoin souvent de parler de leurs désirs, de leurs attentes de lecteurs à une personne qui saura les aiguiller. Le libraire est ainsi avant tout un médiateur du livre, au même titre finalement qu’un bibliothécaire. Souvent, les lecteurs n’ont qu’une vague idée de ce qu’ils cherchent et ils ont besoin de discuter avec une personne physique, et non avec une barre de recherche, pour parvenir à exprimer plus clairement leurs attentes. Ainsi, souvent, la personne qui cherche un livre a peu d’informations pour le trouver. « C’est l’histoire de… »,
« Je ne me rappelle plus le titre ni l’auteur mais je sais que c’est connu et qu’ils en ont parlé à la radio », « la couverture est rose, c’est tout ce que je sais »…C’est alors au libraire de faire appel à ses connaissances du monde du livre pour aider le lecteur à atteindre son but même si parfois les informations données par le lecteur sont trompeuses (« mais si, je vous assure, c’est le rouge et le noir de Balzac »). Le libraire est donc là pour le conseil, il vend un contenu avant de vendre un support.
Les positions des différentes institutions françaises
Aux côtés des éditeurs et des librairies, les institutions s’organisent pour suivre l’évolution du livre. Les bibliothèques ont été les premières à devoir s’interroger sur la numérisation des supports imprimés. Selon Robert Darnton, historien et directeur de la bibliothèque universitaire d’Harvard,, la bibliothèque est même entrée dans un « nouvel âge »10 où le support numérique côtoie dans les rayons le support imprimé. De plus en plus, les bibliothèques ont été sensibles aux avantages du numérique. Numériser un document permet ainsi de préserver le support original imprimé en évitant sa manipulation par les lecteurs. Pour autant, numériser n’est pas conserver, le support numérique reste profondément instable et rien ne permet d’affirmer que les fichiers numérisés aujourd’hui seront encore lisibles dans cent ans. Ainsi, même si le numérique pourrait faire gagner de la place dans les réserves des bibliothèques, il est encore aujourd’hui impensable de se séparer des documents imprimés. Pour Robert Darnton, le meilleur moyen de préserver un texte reste encore le support imprimé, il explique ainsi que « rien ne préserve mieux les textes que l’encre imprimée sur du papier, spécialement le papier fabriqué avant le 19ème siècle »11. Pour autant, la plupart des bibliothèques disposant de fonds patrimoniaux ont entrepris une numérisation progressive de leurs fonds. Le travail est souvent colossal et nécessite d’importantes ressources financières. Différentes solutions ont été trouvées par les bibliothèques en fonction de leurs moyens. Certaines ont développé des liens avec les lecteurs en leur proposant des numérisations à la demande concernant des textes libres de droit. D’autres, comme la bibliothèque municipale de Grenoble pour les manuscrits de Stendhal, ont choisi de numériser un fonds spécifique en partenariat avec des chercheurs. Pour des entreprises de plus grandes envergures qui concernent un fonds plus vaste, il est alors nécessaire de faire appel à des budgets spécifiques. Certaines bibliothèques comme la bibliothèque municipale de Lyon ont ainsi choisi de s’en remettre aux services proposés par Google. Les conditions fixées entre les deux parties sont confidentielles, la numérisation des documents est prise en charge par les services de Google en échange de l’utilisation des fichiers numérisés sur Google Books Search. Ce choix a été vivement critiqué par de nombreux acteurs du monde des bibliothèques notamment Jean-Noël Jeanneney, ancien directeur de la BnF mais Patrick Bazin, directeur de la bibliothèque de Lyon, justifie ce partenariat avec Google comme un choix pragmatique. La société américaine a répondu à un appel d’offre classique lancé par la bibliothèque lyonnaise, elle était la seule capable de convenir à la fois en termes de budget mais aussi de compétences pour la numérisation. La BnF a entrepris également une importante numérisation de ses fonds qu’elle met en ligne sur Gallica et le ministre de la culture, Frédéric Mitterrand, se dit aujourd’hui prêt à discuter avec Google si ce dernier accepte de renoncer aux clauses d’exclusivité et de confidentialité qu’il impose habituellement à ses partenaires. En outre, afin d’accélérer le processus de numérisation du fonds de la BnF, un budget de 750 million d’euros a été alloué pour la numérisation du patrimoine français dans le cadre du Grand Emprunt National. Les bibliothèques investissent ainsi de plus en plus dans le numérique. Elles consacrent une part grandissante de leur budget à l’acquisition de ressources électroniques notamment les abonnements aux revues en ligne. Les bibliothèques universitaires sont les plus sensibles à ce mouvement et se sont rassemblées au sein de consortiums comme COUPERIN12 afin de négocier les meilleurs prix pour les conditions de vente des ressources électroniques. Les bibliothèques discutent également des conditions d’acquisition de ces ressources, une fois l’abonnement interrompu, est-il toujours possible de conserver les périodiques ? Certains établissements ont également fait l’acquisition de supports de lecture comme le Kindle d’Amazon. C’est le cas de la bibliothèque universitaire d’Angers qui a ainsi pu observer les premières réactions d’usagers qui n’étaient pas au départ convaincus par le support numérique. Ainsi, beaucoup d’étudiants ont avoué leur déception devant l’écran noir et blanc non tactile du Kindle. D’autres ont regretté les conditions d’emprunt fixées par la bibliothèque. En effet, l’expérience portait sur des manuels destinés aux premières années de licence et le prêt était chrono dégradable : le fichier demeure lisible pendant un temps limité puis disparaît de l’ordinateur. Ce prêt chrono dégradable s’est également répandu au sein des bibliothèques municipales qui ont développé un accord avec Numilog pour le prêt d’ouvrages encore sous droits d’auteur. Les bibliothèques ont également entrepris de renforcer leurs liens avec le monde numérique. Leur présence sur les réseaux sociaux (la BnF a un compte Facebook qui permet de suivre les évolutions de Gallica et les actualités de la bibliothèque), leurs sites internet, leurs services en ligne à distance pour les usagers ont ainsi permis de développer des bibliothèques « hors les murs », accessibles à tout internaute, quel que soit son lieu de résidence. Mais au sein des murs des bibliothèques, se sont également développés des espaces numériques dotés d’ordinateurs où le personnel de la bibliothèque propose des formations pour que leurs usagers se familiarisent avec les environnements numériques. Cependant, on peut s’interroger sur le rôle futur des bibliothèques dans le cas où toutes les collections seraient accessibles à distance. Cette question trouble les personnels des bibliothèques car de nombreuses enquêtes révèlent que les chercheurs sollicitent de moins en moins les compétences des bibliothécaires quand les ressources sont en ligne. Pourtant, la bibliothèque, notamment dans les pays anglo-saxons, a su acquérir un rôle social au-delà de son rôle culturel. Les bibliothèques mettent ainsi à disposition du public des formations pour intégrer le monde de l’emploi, pour se repérer dans un environnement numérique ou pour animer des ateliers en langue étrangère. A New-York, des travailleurs sociaux interviennent dans les bibliothèques, ils rencontrent les usagers au cours de rendez-vous avec des assistantes sociales ou des professeurs. L’espace de la bibliothèque s’anime aussi régulièrement lors de rencontres, d’expositions, de concerts ou de clubs de lecture. Mais même au sein des collections numériques, le travail de médiation assuré par les bibliothécaires est nécessaire à la mise en valeur du fonds. Ainsi, de nombreux bibliothécaires travaillent en lien avec des informaticiens pour offrir au public de nouvelles fonctionnalités et une ergonomie agréable. Sans leur travail en amont sur les métadonnées, les collections resteraient peu accessibles au public et le numérique a donc besoin de ces médiateurs.