Le travail diplomatique

La production collective d’informations et d’expertise

L’information est un renseignement sur quelque chose qui apporte un surplus de connaissance et est censé être utile par rapport aux besoins supposés du destinataire. Dans le contexte de l’administration publique, est considérée comme « information » toute donnée pertinente dont la collecte, le traitement, l’interprétation et l’utilisation sont destinées à concourir à la réalisation d’une mission gouvernementale, régionale, et départementale. Il ne s’agit donc pas seulement de faits bruts, de données purement factuelles, mais de faits sélectionnés, mis en forme et commentés.
Si d’autres groupes professionnels tels les journalistes ou les chercheurs produisent, diffusent et analysent des informations, les diplomates doivent veiller à produire une information d’un type très particulier. Celle-ci est tout d’abord marquée par sa nature officielle. Représentant son pays à l’étranger, le diplomate, et notamment l’ambassadeur, est celui qui est légitimement mandaté pour collecter les informations auprès des autorités locales et les transmettre à son administration. Les messages auront donc une forme et un contenu pour une part, dictés par les obligations qu’impose cette fonction. L’objectif est de participer à la production d’une certaine image publique d’une relation bilatérale ou de la gestion d’un dossier en multilatéral. L’information produite par les diplomates doit également orienter les décisions et les choix politiques. Elle doit donc participer à la construction de la position de la France, des éléments de langage, du cadre d’action de la politique étrangère. Celle-ci étant construite en relation ou en réaction aux positions et aux actions des autres pays, l’information diplomatique doit aussi, en principe, favoriser une intercompréhension, voire un rapprochement entre les positions des différents gouvernements. Au minimum, elle devrait contribuer à éclaircir et expliciter les points de désaccords et les voies possibles pour un rapprochement. Enfin, l’information diplomatique s’inscrit dans une routine administrative qui impose la production de notes préparatoires ou de comptes-rendus après chaque événement ou rencontre ayant un caractère officiel.
L’information est donc nécessaire pour réaliser les trois autres fonctions : représentation, négociation et organisation, de même que ces activités constituent autant d’occasions, de prétextes ou de moyens de produire des informations. Elle s’inscrit ainsi dans un travail plus large de construction d’un « cadre de politique publique » (policy frame), selon le sens que les politologues Martin Rein et Donald Schon donnent à cette notion : « Une manière de sélectionner, d’organiser, d’interpréter et de donner un sens à une réalité complexe, afin de fournir un point de référence pour savoir analyser, persuader et agir » .
Ces deux auteurs vont notamment s’intéresser à la façon dont le travail de cadrage politique informe l’analyse des conflits et des controverses , ce qui peut être intéressant pour la compréhension des relations et des négociations entre États. Chaque pays possède ses propres « cadres de politique publique », ce qui peut expliquer les incompréhensions et les désaccords. Pour dépasser ce risque de relativisme, les auteurs envisagent deux grandes voies. La première est celle de la recherche de critères logiques a priori, indépendants des faits et de leur interprétation (toujours conditionnée par l’existence d’un cadre particulier), qui permettraient de trouver des points d’accord et d’évaluation extérieurs aux différents cadres en jeu . La seconde serait au contraire de tenter d’opérer des « traductions » de façon à pouvoir lire les préoccupations et enjeux propres à un cadre dans les termes et la logique d’un autre cadre . Dans cette première partie, nous tenterons de comprendre comment l’information diplomatique participe à la production des cadres de la politique étrangère.

LA CHAINE DE L’INFORMATION : DU POSTE AU CABINET MINISTERIEL

Une première façon de comprendre le travail collectif à travers lequel une information est produite et mobilisée, ou non, pour construire le cadre de la politique étrangère est de suivre la « chaîne » qui part de l’ambassade, passe par l’ambassadeur pour arriver en administration centrale aux rédacteurs, puis aux décideurs. Les informations transmises par l’ambassade sont soit le résultat de demandes adressées par Paris (à l’occasion d’une visite officielle, d’une enquête sur tel ou tel aspect de la vie locale, etc.), soit un compte-rendu d’une activité réalisée par l’ambassade, soit une initiative de l’ambassadeur ou, sous la responsabilité de ce dernier, de l’un de ses conseillers sur un sujet qu’il lui apparaît important de faire connaître à son administration. En ce qui concerne ce dernier aspect, l’ambassadeur a une grande marge de manœuvre et sa réputation sera en partie liée à sa capacité à envoyer des informations considérées comme pertinentes à Paris.
Ces informations seront transmises sous des formes diverses, la plus formelle étant le télégramme diplomatique, apprécié pour sa nature sécurisée, mais surtout parce qu’il revêt une forme officielle et sera diffusé selon un circuit bien précis dans les différents services. Et puis, du fait qu’il laisse une trace, il doit être pris au sérieux : « Si vous voulez être entendus, faites un télégramme » conseille un ambassadeur lors d’une réunion à propos d’une demande de crédits pour travaux qui n’aboutit pas. Si les télégrammes diplomatiques (TD) sont envoyés sous la responsabilité de l’ambassadeur, les conseillers qui ont rédigé le texte peuvent aussi voir leur nom mentionné. À partir d’un certain niveau hiérarchique (ambassadeur, numéro 2), le texte engage fortement la crédibilité de son expéditeur et la qualité des informations fournies fonde la réputation du diplomate. La crédibilité de l’auteur peut alors devenir cumulative : certains diplomates seront particulièrement écoutés pour la qualité de leurs correspondances passées et leurs nouveaux envois auront d’autant plus de chance d’être pris en considération et jugés comme importants . Le risque est alors que chaque auteur cherchant à se faire remarquer, l’on assiste à une augmentation des messages peu utiles ou redondants, à une course aux scoops mal vérifiés, une sur-classification ou un mauvais adressage. L’ambassadeur a alors un rôle de régulation des informations produites par son poste pour éviter la concurrence entre services et hiérarchiser, pour la capitale, les éléments transmis. Mais l’évaluation de l’activité du poste par le nombre de TD envoyés peut inciter au contraire certains ambassadeurs à pousser leurs collaborateurs à multiplier les TD, par exemple en découpant le texte en sujets différents qui donneront lieu à plusieurs TD au lieu d’un seul. Dans les postes que nous avons observés, l’ambassadeur était soucieux de l’image de son poste que donnaient les TD. Des éléments tels que la rapidité de réaction et la pertinence par rapport à l’actualité ou la mise en avant de l’activité de l’ambassade et du succès des initiatives prises étaient ainsi particulièrement encouragés.

UN TRAITEMENT COMPLEXE DE L’INFORMATION

D’après Jovan Kurbalija , la communication diplomatique repose sur trois grandes « techniques ».
Tout d’abord la contextualisation. Une information n’a de sens que si elle est replacée dans son contexte : comment elle prend sens par rapport à une situation locale (ce qui nécessite une connaissance fine du pays, des décideurs, du climat politique…), comment elle s’inscrit dans la ligne du ministère, la politique étrangère globale, au niveau de l’ensemble des services diplomatiques auxquels appartient le rédacteur (ce qui nécessite une certaine transversalité entre les services).La deuxième technique évoquée est la « prospection d’information » (data-mining) : l’objectif est de rassembler de grandes séries de données capables de donner du sens à une information ponctuelle. L’auteur cite l’exemple des « schémas de vote » que dresse le département d’État pour chaque pays à l’ONU : une prise de position particulière au Conseil de sécurité a plus de sens si on peut la rapprocher de toutes les décisions antérieures, sur des sujets similaires, du pays en question et de celles de groupes de pays. La troisième et dernière technique qu’il évoque est la synthèse : face à la prolifération d’informations de toutes natures, il est de plus en plus important d’en pouvoir extraire les plus pertinentes. Il ne s’agit pas simplement de résumer un grand nombre de pages en quelques lignes, ce qui induit toujours un risque de perte d’information et de d’excès de simplification, mais de penser le texte en fonction des niveaux de précision pertinents et de la nature des informations utiles pour chaque type d’usage qui en sera fait.
De plus, ces trois techniques s’inscrivent dans des processus de travail et des activités diplomatiques variées. Jovan Kurbalija distingue ainsi trois grandes catégories : tout d’abord les activités répétitives et routinières (vérification d’information et d’antécédents lors de la délivrance d’un visa…). Ensuite, les activités semi répétitives (la synthèse et le suivi de nombreuses conventions internationales sur le commerce, l’environnement, etc.) : les conclusions de nombreuses réunions multilatérales ou bilatérales de suivi de tel ou tel accord doivent être résumées et diffusées de façon assez standardisée. Enfin, il y a, au cœur des négociations, des situations de crise, les activités non répétitives nécessitant un grand nombre d’informations hétérogènes qui ne peuvent en aucun cas être traitées de façon standardisée et doivent déboucher sur des analyses créatives capables de favoriser des décisions innovantes.
Cette grille de lecture permet de problématiser un certain nombre de questions et d’observations apparues durant l’étude :
— La difficile conciliation entre un traitement standardisée et bureaucratique de l’information et le besoin, dans certaines situations, d’analyses plus personnalisées, plus créatives, en partie fondées sur une forme d’intuition, de perception difficile à formaliser (« sentir la situation »). Certains diplomates, notamment de jeunes rédacteurs ou de jeunes conseillers, se plaignent d’être noyés sous des tâches semi répétitives et de ne pas avoir la possibilité de passer à des analyses plus innovantes, de prendre le temps de réfléchir. Pour cela, ils réclament également du temps et des moyens pour des réunions transversales, des missions sur le terrain, des rendez-vous avec différents représentants du pays. En fait, la frontière entre les activités semi répétitives et les activités répétitives n’est pas fixe, elle est susceptible de variations en fonction de l’actualité, des choix politiques opérés, des modes de gestion du travail des subalternes, etc.
— La division du travail et l’existence de tâches plus ou moins complexes induisent des enjeux de pouvoir et de prestige. Les formes de délégation du travail de traitement de l’information peuvent varier d’un pays à l’autre. La lecture de la littérature internationale et les entretiens auprès de diplomates français à propos des pratiques de leurs homologues étrangers montrent que, par rapport à la France, les États-Unis et la Grande-Bretagne pratiquaient une plus grande division et routinisation du travail de traitement de l’information avec, pour les sujets politiquement sensibles ou d’actualité, une répartition des tâches de recueil et d’analyse de données par un plus grand nombre d’agents avec une plus forte spécialisation technique. En France, le choix est fait d’une approche plus généraliste sur une base géographique (à l’exemple du rôle central du rédacteur et de sa sous direction). Cela favorise une plus grande capacité de synthèse, dont la contrepartie est le risque de biais ou de simplification face à une trop grande masse d’informations et une difficulté de gestion des rapports hiérarchiques, la synthèse pouvant être faite à différents niveaux hiérarchiques.

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