Témoignages et handicaps
Ecritures entrelacées et portées épistémologiques
Nous avons voulu expérimenter dans ce travail, la mise en place d’un double dialogue entre le profane et l’expert par la médiation de nos deux tomes qui forment en fait un continuum. Le premier dialogue, celui du tome I », a consisté à faire parler les scientifiques avec les réponses en écho, des données anthropologiques ainsi que des témoignages plus quotidiens. On retrouvera en notes de bas de page l’amorce de ces échanges. Dans le deuxième dialogue, ce fut l’inverse. Nous avons laissé notre interlocuteur s’exprimer sur de nombreux thèmes, les experts de multiples champs scientifiques ne viennent qu’en « complément » d’objectivation de leurs réflexions. Les notes de bas de pages sont, dans ce second ouvrage, plus à considérer comme un guide, une aide pour fournir des explications d’ordre médicales ou méthodologiques. Elles sont aussi un lieu (un éthos) pour faire converser les autres témoins directs et établir de ce fait un certain degré d’interconnaissance.
Travailler sur une telle « base polyphonique » ne fut ni aisé ni facile. Les dialogues sont loin d’être tous épuisés, certaines données mériteraient d’être réinterrogées. Nous sommes conscients de la dose d’empirisme, d’intuition que nous avons dû injecter dans le système pour le valider. Le nombre de sujets différemment « handicapés », les temporalités instables des retours d’enquêtes, l’éloignement géographique des personnes n’ont fait que « mettre » encore plus de bruit dans notre projet. La première analyse à faire est de dire qu’une conclusion à de telles investigations dans l’humain s’avère impossible à terminer. Le « chantier » ethnologique est toujours ouvert comme nous le montrera la synthèse par thématisation des dix-sept formes de récits autour des dix-sept sujets en situation de handicap au quotidien.
La technologie de captation des écritures, les techniques de communication utilisées nous auront juste permis de faire en sorte de ne pas diluer leurs paroles fixées par l’écrit dans la masse des données de toutes sortes. Il fallait, c’était notre présupposé de départ, redonner une parole longtemps confisquée par une foule d’autres experts. Il fut aussi question de donner une profondeur au témoignage par l’inscription de celui-ci sur la longue durée. Tout n’est pas stabilisé, loin s’en faut, le retour sur le terrain s’impose. Les thèmes que nous avons retenus pour écrire nos différents récits se regroupent dans une première étape autour des vocables les plus souvent observés dans le texte, ils sont plus globaux et se cristallisent autour des trois »C ».
Quelques « héros » du quotidien
Récit no 1. À propos d’Abdel : « La poliomyélite fait moins mal que la dépendance sociale ! »
Un contact compliqué
Pour cette première histoire, il faut signaler que je n’ai pas encore rencontré physiquement notre » héros » du quotidien malgré deux ans d’échanges avec des moments forts et de longues périodes de silence ! C’est justement dans notre démarche ethnographique, sur ce cas précis, que notre curiosité de chercheurs a été mise en éveil. Il fallait absolument rendre compte de cette histoire singulière. En effet, au gré de notre démarche de recherche et d’enquêtes, les témoignages se sont tous singularisés très rapidement dans les dialogues, dans des temporalités construites par le chercheur et ses pairs. La rencontre ne s’est donc pas faite physiquement, il me fallait néanmoins la décrire puisqu’elle a mobilisé beaucoup d’énergie de part et d’autre ; cette histoire à travers ce corps « handicapé » mais aussi « étranger » au sens d’Abdel Malek Sayad, qui nous enseigne toutes les potentialités de ces corps d’immigrés et d’émigrés qui s’écrient et s’écrivent entre la rêverie d’un eldorado lointain là-bas et la souffrance d’une réalité plus que tangible ici. Oui, une énergie a été déployée pleine de potentialités et de promesses comme celle de « cette énergie du vide » décrite aujourd’hui par les théoriciens de l’astrophysique. D’une « matière noire », car ces entretiens comportent de nombreuses plages obscures, on peut contre toute attente en extraire des enseignements ethnographiques ; voilà, le sens de cette métaphore.
Notre rencontre était pleine de ces incertitudes, de ces vides, de ces difficultés. Alors et malgré tout, nous avons voulu savoir comment s’inscrivaient dans cette économie du handicap, sa poliomyélite et ses réflexions malgré les « idées noires » qu’il laisse apparaître ici et là dans nos échanges. À l’heure où l’on nous vante de plus en plus les compétences des personnes « en situation de handicap » avec des publicités comme celles de « Nike, France Telecom et Adia », etc. ainsi que la nouvelle loi d’orientation qui devrait être votée pour les personnes handicapées à partir de janvier 2005, nous sommes bien loin de ce que nous renvoie Abdel dans le cadre de ces entretiens sur les nombreux sujets que je lui ai envoyés !